Après plus d'une décennie d'arguments entre avocats et adversaires de cet ouvrage quelque peu pharaonique, le verdict de la Banque mondiale semble clair : le très ancien projet de canal entre la mer Rouge et la mer Morte est "faisable". Le bailleur a rendu les conclusions des études d'impact social et environnemental il y a quelques semaines. Mais le projet est-il pour autant réaliste, en particulier sur les plans financier et politique ? Une partie de la réponse devrait être connue à la mi-avril, lorsque le rapport sur les enquêtes publiques réalisées en Israël, en Jordanie et en Cisjordanie sera publié.
A l'origine, un constat indéniable : la mer Morte s'assèche inéluctablement, le niveau de l'eau baissant de 1 m environ chaque année. Depuis les années 1960, sa surface a régressé de 950 km2 à 637 km2 et son niveau a chuté de 29 m.
Si rien n'est fait pour enrayer ce processus, dans cinquante ans, le volume de la mer Morte aura diminué de plus de 10 % avec des conséquences très négatives pour les industries locales, le tourisme et l'environnement, lesquelles sont évaluées (approximativement) par la Banque mondiale à 33 milliards de dollars (25,6 milliards d'euros).
La raison majeure de cet assèchement progressif est connue : Israël, la Jordanie, la Syrie et le Liban détournent l'eau du Jourdain avec force barrages, en fonction de leurs besoins et sans concertation pour la préservation commune de cette ressource vitale. L'eau du fleuve biblique, qui trouve sa source dans le mont Hermon, entre Syrie et Liban, est largement polluée et, au point de passage d'Allenby, entre Israël et la Jordanie, son débit est celui d'un maigre ruisseau.
UNE DIFFÉRENCE D'ALTITUDE DE 423 MÈTRES
La solution ? Bien qu'apparemment artificielle, elle a été mûrement réfléchie par les techniciens de la Banque mondiale. Entre différentes options, ils privilégient un vieux projet envisagé dès le milieu du XIXe siècle : profiter de la différence d'altitude de 423 m entre la mer Rouge et la mer Morte pour amener, par gravité et au moyen d'un canal de 180 km, l'eau de la première vers la seconde, à raison de près de 2 milliards de mètres cubes par an.
L'étude de faisabilité de la Banque mondiale souligne qu'Israël, la Jordanie et l'Autorité palestinienne bénéficieront des retombées de l'ouvrage, lequel comprendrait une importante usine de désalinisation d'eau de mer d'une capacité de 850 millions de mètres cubes par an, une perspective particulièrement attrayante pour la Jordanie, quatrième pays le plus pauvre en eau de la planète.
Une usine hydroélectrique serait construite, l'énergie produite servant à alimenter la station de pompage située à Aqaba (Jordanie), ainsi que l'usine de désalinisation, tout en fournissant de l'électricité à la Jordanie, à Israël et à l'Autorité palestinienne.
Au-delà, l'un des objectifs de cette entreprise est de "créer un symbole de coopération pacifique dans la région". Or, tant sur les plans politique, financier qu'environnemental, les obstacles sont nombreux. Outre que les Palestiniens font valoir qu'ils n'ont pas, aujourd'hui, accès à la mer Morte, en Israël comme en Jordanie, le projet ne fait pas l'unanimité, tout en provoquant une levée de boucliers des organisations de défense de l'environnement, en particulier Les Amis de la terre Proche-Orient (Foeme) et l'association israélienne Adam Teva V'Din.
Selon Gidon Bromberg, directeur pour Israël de Foeme, les véritables bénéficiaires du projet seront les industriels impliqués dans la construction de l'ouvrage, alors que les populations concernées pâtiront d'un coût prohibitif de l'électricité produite, et d'une dégradation de l'environnement.
La mer Morte, souligne encore l'association Foeme, risque de connaître une prolifération d'algues rouges et de formations de gypse en raison du mélange avec l'eau de la mer Rouge (dont la salinité est inférieure) et du déversement de saumure, ce qui va changer de façon irréversible sa composition minérale.
Parmi les autres risques évoqués figure celui d'une pollution du sous-sol par l'eau de mer en cas de fuite sur la canalisation acheminant l'eau de la mer Rouge. Un tel scénario est d'autant plus plausible que, comme l'ont montré les quinze actes de sabotage en un an du gazoduc reliant l'Egypte à la Jordanie et à Israël, une action terroriste est possible. Enfin, dans cette région sismique de la faille syro-africaine, l'hypothèse d'un tremblement de terre ne peut être écartée.
COÛT DU PROJET ESTIMÉ À 9,97 MILLIARDS DE DOLLARS
Reste l'aspect financier, peut-être le plus incertain. L'étude de la Banque mondiale évalue le coût du projet à 9,97 milliards de dollars (7,78 milliards d'euros) – une somme qui ne prend pas en compte celui de l'acheminement d'eau potable vers Israël et la Jordanie –, et assure que les retombées économiques de l'ouvrage excéderont de 1 milliard de dollars son financement. Mieux, "les bénéfices économiques de la paix atteindront quelque 30 milliards de dollars par an en quelques années", à la suite de cette "coopération pacifique" entre Israël, la Jordanie et l'Autorité palestinienne. Une affirmation pour le moins théorique.
La Banque mondiale base ses calculs en tablant sur un apport privé de 2,6 milliards de dollars, lequel serait dépendant de prêts internationaux à hauteur de 5 milliards de dollars. Plus problématique encore, la Jordanie, dont le déficit budgétaire dépasse aujourd'hui 10 % du produit intérieur brut (PIB), devra apporter un financement de 2,5 milliards de dollars, ce qui semble peu réaliste.
Le projet de canal entre la mer Rouge et la mer Morte a été préféré à d'autres solutions, comme celle d'un canal entre la mer Morte et la Méditerranée, qui avait été sérieusement envisagé par Israël, avant d'être abandonné.
Une fois connu le résultat des enquêtes publiques menées dans les territoires concernés, les gouvernements devront décider s'ils donnent suite au projet.
Dans la négative, une autre option – plus efficace et pragmatique, aux yeux des défenseurs de l'environnement – consisterait à rechercher un accord entre les pays qui, en amont du Jourdain, détournent et polluent ses eaux, accélérant la mise en danger de la mer Morte. Mais ce n'est pas une approche très réaliste sur le plan politique.
Source Lemonde