C’est dans la paracha d’Emor que la Torah énonce la
mitsva du décompte de l’omer. Ce commandement, qui consiste en substance à
relier la fête de Pessa’h à celle de Chavouot par une supputation quotidienne,
s’avéra être dès l’époque du Temple au coeur d’une discussion farouche opposant
les Sages de la Michna à la secte des Saducéens...
Les origines du saducéisme Au fil des siècles, les sectes et
religions qui prirent racine dans le judaïsme pour s’égarer dans des croyances
aussi diverses qu’hétéroclites sont en fait légion !
Parmi elles, l’une des plus
anciennes est sans nul doute celle des Saducéens, à laquelle on affilie souvent
aussi la secte dite des « Boëthusiens ». Très méconnues des historiens, leurs
origines se retrouvent dans nos sources traditionnelles dans un enseignement des
Pirké Avot (Chapitre 1, 3), qui remonte au temps d’Antignos, disciple fidèle de
Shimon le Juste – lui-même élève du prophète Ezra – qui vécut dans les toutes
premieres années du Second Temple (vers 350 ans avant l’ère commune).
Dans sa maxime très notoire, ce Sage énonçait comme principe
: « Ne soyez pas [dans votre service du Créateur] comme des esclaves qui servent
leur maître dans l’attente d’une récompense, mais comme des esclaves qui servent
leur maître sans désir de percevoir de récompense ».
Autrement dit, servir D.ieu
ne se résume pas à obéir à Ses injonctions comme un travail rémunéré par un
salaire, puisque l’homme est tenu d’agir par amour pur et désintéressé dans la
seule intention de réaliser la volonté de son Créateur.
Mais regrettablement, deux élèves de ce Maître de la
Tradition interprétèrent mal son propos.
En effet, ainsi que le rapporte
Maïmonide dans son commentaire sur cette michna, « ce Sage avait deux élèves,
l’un du nom de Tzadok et le second du nom de Baytouss.
Lorsqu’ils entendirent
cet enseignement de la bouche du maître, l’un dit au second : ‘Voici, le maître
a clairement énoncé que l’homme ne méritait aucune récompense ni aucune punition
pour ses actes, et que tout espoir futur était exclu’ – car ils n’avaient pas
saisi le sens véritable de ses paroles. Ils prirent appui l’un sur l’autre,
s’écartèrent de la communauté et renoncèrent à la Torah. Autour de chacun d’eux
se formèrent des sectes que nos Sages désignèrent par Tsdoukim et Baytoussim
».
A l’origine, poursuit le Rambam, la doctrine de ces élèves
dissidents n’était qu’une contestation pure et dure de tous les enseignements de
la Torah écrite et orale. Néanmoins, constatant que leurs adeptes potentiels «
les lyncheraient plutôt que contester la Torah », ils se résolurent ensuite à
prêcher la foi en la Torah et à rejeter la tradition orale qui, selon eux,
manquait d’« authenticité ». De la sorte, ces hommes purent se dispenser en
toute légitimité des préceptes transmis par tradition, des décrets rabbiniques
ainsi que de leurs institutions, et s’arroger, ce faisant, la liberté
d’interpréter la Torah comme bon leur semblait !
Désignées à l’ère talmudique comme appartenant au courant «
saducéen », conclut le Rambam, ces sectes donnèrent jour par la suite en Égypte
à la sinistrement notoire secte des caraïtes qui connut une grande expansion au
début du Xe siècle de l’ère commune.
La polémique de l’omer
L’une des discussions qui opposa le plus farouchement ces
sectes aux Sages de la Michna, eux-mêmes fidèles porteurs de la tradition
mosaïque, concerne le décompte de l’omer, et plus particulièrement la date
exacte à laquelle doit tomber la fête de Chavouot.
Aux premières sources de cette discussion, se trouve un
passage talmudique qui nous rapporte les faits suivants : « Depuis le 8 Nissan
jusqu’à la fin de la fête [de Pessa’h], on ne prononce pas d’oraison funèbre car
c’est en cette période que le moment de la fête de Chavouot fut démontré.
Les
Baïtoussim soutenaient en effet que Chavouot devait tomber le lendemain d’un
Chabbat, jusqu’à ce que rabbi Yo’hanan ben Zakaï les confondit : ‘Sots ! D’où
tenez-vous cette assertion ?’Or aucun d’eux ne sut quoi lui répondre, hormis un
vieillard qui ergota face à lui en disant : ‘Moché notre maître aimait le peuple
d’Israël, et il savait que Chavouot ne durerait qu’un seul jour. C’est pourquoi
il instaura que cette fête tombe après un Chabbat, afin que le peuple juif
puisse se délecter deux jours consécutifs’ ! », (Traité Ména’hot, page
65/a)
Cet argument de rhétorique pure ne fit évidemment pas le
poids face aux démonstrations de nos Sages – que l’on appela ensuite les «
Pharisiens » en opposition à ces sectes –, lesquels mirent en évidence de
multiples manières pourquoi Chavouot ne devait nullement tomber le lendemain
d’un Chabbat et qu’il n’y avait donc aucune raison d’ajourner le début du compte
de l’omer au dimanche suivant Pessa’h (voir dans le Talmud les nombreuses
preuves invoquées en ce sens). Suite à cette polémique, les membres de ces
sectes se virent contraints de se rétracter de leur position…
Les versets « à la loupe »
Toutefois, une lecture attentive des versets ne manquera pas
de susciter un certain étonnement. En effet, dans la section de la Torah
énonçant cette mitsva, l’injonction apparaît de la sorte : « Vous compterez
chacun, depuis le lendemain de la fête [textuellement : du Chabbat], depuis le
jour où vous aurez offert l’omer du balancement, sept semaines qui doivent être
entières ; [vous compterez] jusqu’au lendemain de la septième semaine
[textuellement : du Chabbat], jusqu’au cinquantième jour et vous offrirez une
oblation nouvelle », (Vayikra, 23, 15-16).
Dans ces versets, le mot « Chabbat » figure à deux reprises
: une première fois en faisant allusion au premier jour de Pessa’h qui, en
qualité de jour de fête, est également considéré comme un temps de « chômage »
[signification littérale du terme « Chabbat »], et en un second lieu, pour
désigner la fin de « la septième semaine » (comme l’indique le targoum Onkelos),
dans la mesure où le vocable « Chabbat » suggère également l’idée de « semaine »
(voir Ramban sur place).
Or, quoique les Sages aient pu prouver leur position par une
suite de démonstrations imparables, il n’en reste pas moins que les termes du
verset laissent effectivement une large place à l’équivoque !
Là où
l’interprétation littérale permettrait de traduire de manière textuelle ces deux
« Chabbat » - où l’un placerait donc le début du décompte de l’Omer au lendemain
d’un Chabbat et le second viendrait le clore, après sept semaines complètes, le
même jour de la semaine - , la lecture appronfondie qu’en font les Sages
attribue des interprétations différentes à deux termes redondants figurant dans
un même verset, en dégageant totalement le terme initial de « Chabbat » de son
sens simple !
Ou pour formuler autrement ce problème : si la tradition orale
stipule qu’il convient d’extraire à deux reprises ce mot de son sens littéral,
pour quelle raison la Torah a-t-elle laissé la place à l’équivoque et à la
controverse en les employant tout exprès dans un même contexte ?
C’est la
réponse à cette question qui nous permettra sans doute de saisir plus
profondément le pilier fondamental sur lequel repose la polémique initiée par
les Saducéens et à leur suite, de tous les détracteurs de la tradition
orale.
Deux Lois pour une même Parole
Comme l’enseigne ce passage du Talmud (Traité Bérakhot, page
5/ a), l’ensemble des préceptes de la Torah se divisent en plusieurs parties,
dont deux centrales : « ‘Je veux te donner les Tables de pierre, la Loi et les
préceptes que J’ai écrits pour en instruire le peuple’, (Chémot, 24, 12) : Les
Tables – ce sont les Dix commandements ; la Loi – c’est l’Écriture ; les
préceptes – c’est la Michna ; que J’ai écrits – ce sont les Livres des Prophètes
et des Hagiographes ; pour en instruire – c’est la Guémara : ceci t’enseigne que
tous furent donnés à Moché sur le mont Sinaï ».
Ces différentes divisions de la
Torah sont en réalité différents mode d’approche de la Connaissance divine.
La Loi écrite - ce que l’on désigne couramment par le «
‘houmach » - constitue ainsi le support de toute la connaissance : c’est sur
elle que se fonde l’ensemble des préceptes et des enseignements de la Torah, si
ce n’est de manière explicite ou par le biais d’exégèses, tout au moins au moyen
d’allusions que savent déceler les Sages de la Tradition orale.
Cette dernière
constitue quant à elle la facette analytique de la Connaissance divine : c’est
par elle que l’homme développe la science de l’Écriture et qu’il approfondit le
mode d’expression pur et concis du verset. Le propre de la Loi orale est donc la
méditation, l’approfondissement et l’exploration de la Loi pour en découvrir les
secrets les plus profonds.
Ainsi, lorsqu’on nous dit que « telle est la voie de la
Torah : mange ton pain dans le sel, bois de l’eau en petite mesure, dors à même
le sol, vis une vie de souffrances et épuise-toi dans l’étude de la Torah »
(Pirké Avot, 6, 5), il ne s’agit aucunement de recommandations relevant d’un
quelconque ascétisme rigoriste !
Car à travers cet enseignement, nous devons au
contraire percevoir l’essence profonde de la Loi divine qui ne se révèle à
l’homme qu’après recherches et labeur, qu’à la sueur de son front et qu’à la
force du « amal haTora » (les efforts de l’étude) qui en constituent la nature
propre.
Cette idée est longuement développée par un passage du
Midrach - au début de la paracha Noa’h - dont voici quelques extraits : « La
Torah écrite fut donnée par allusions voilées et hermétiques qui sont expliquées
par la Torah orale et dévoilées au peuple d’Israël. En outre, la Torah écrite
énonce les principes généraux, et la Torah orale leurs détails ; la Torah orale
est immense et la Torah écrite est concise. C’est d’ailleurs au sujet de la
Torah orale qu’il est dit : «Elle est plus étendue en longueur que la Terre,
plus vaste que l’Océan !» (Job 11). (…)
Et l’on ne trouve la Torah orale que
chez celui qui peine pour elle [littéralement : qui se tue] comme il est dit :
«Telle est la Loi : un homme qui mourra [pour elle] sous la tente», (Bamidbar
19). (…) Et le Saint Béni soit-Il n’a contracté l’Alliance avec le peuple
d’Israël que pour la Torah orale, comme il est dit (…) ; la Torah orale est
ardue à l’étude et elle exige de l’homme beaucoup d’efforts car elle fut
comparée à l’obscurité ; (…) elle renferme tous les détails des mitsvot les plus
simples et les plus importantes, elle est âpre comme la mort et laborieuse comme
l’abîme (…) », (Midrach Tan’houma, Noa’h, chapitre 3).
Nier la Connaissance authentique
Ainsi, la Science de D.ieu ne se dévoile-t-elle à l’homme
qu’à la mesure de son engagement, sans quoi il ne saurait en percevoir le sens
véritable ! Prendre la Torah dans sa signification littérale revient donc à nier
la profondeur abyssale que recèle chacun de ses mots et chacune de ses lettres.
Les piètres velléités des Saducéens en tous genres se résumaient en réalité à
contester cette implication totale qu’exige l’étude de la Connaissance divine et
qui constitue le coeur de l’étude de la Loi orale. Par leur dissension, ces
sectes marginales tenaient en substance à se détacher de toutes les dimensions
intérieures et profondes qui se cachent entre les lignes de l’Écriture.
Il n’est donc pas étonnant de constater que l’une de leur
plus farouche polémique portait à l’endroit précis où le verset tout entier
porte à confusion : en effet, c’est là où le mot deux fois répété de « Chabbat »
dans un même verset a deux significations opposées que se mesure toute
l’envergure de la Loi orale.
Car à cet endroit précis du texte biblique, il
apparaît qu’aucun mot de la Torah écrite ne saurait être lu tout seul en
l’absence de l’approche incontournable qu’en donne la Torah orale.
Ici, le verset cherche donc à bon escient à « brouiller les
pistes » en évoquant deux « Chabbatot » qui n’ont rien du septième jour de la
semaine ; et ce, pour nous signifier que son interprétation ne saurait se livrer
à l’homme sans l’intervention de la tradition rabbinique.
ParYonathan
Bendennoune