Le traitement de texte Word, de très, très loin le plus populaire du monde, propose des dizaines de polices de caractères — le Brunel Poster, le Tahoma, le Verdana et l’Optima —, mais pas le gothique, qui ne fait pas partie du lot de base. Normal. Qui en voudrait ? Qui s’en servirait ? Ce que les Anglais appellent la « black letter » et les Allemands, l’écriture brisée ou fracturée (Gebrochene Schrift ou Frakturschrift) a pratiquement disparu de l’usage courant......Détails........
La typo caractéristique, avec ses arcs rompus, ne survit que dans les logos d’anciennes compagnies (Seagram) et de très vieux journaux (The New York Times), sur les pochettes de disque de groupes de musique métal et les écussons de clubs de méchants motards.
C’est un peu beaucoup la faute aux nazis. Le gothique est sorti exsangue de la Seconde Guerre mondiale, mais pas exactement pour les raisons que l’on pourrait croire.
Les virages abrupts ne manquent pas avec cette manière d’écrire…
Antiqua-Fraktur
En Allemagne, les caractères de l’écriture fracturée (la Fraktur en allemand) ont été en concurrence avec l’écriture dite latine ou antique (l’Antiqua) bien avant 1933. L’opposition reposait sur des fondements politico-idéologiques multicentenaires.
Sur son passionnant site consacré aux langages, aux écritures et aux typographies, le professeur d’études germaniques Jacques Poitou rappelle que Luther exigeait les lettres gothiques pour sa traduction en allemand de la bible, laissant les formes latines aux textes en latin.
Gutenberg a donc imprimé en Textura (une variante gothique du XIVe siècle) ses premiers exemplaires du Livre.
Au contraire, les frères Grimm, pourtant folkloristes à souhait, n’avaient que de mauvais mots pour cette typographie dite nationale. Ils la trouvaient « informe et laide », « dégénérée et sans goût ».
Les Allemands parlent de la Schriftenstreit ou de l’Antiqua-Fraktur-Streit. Cette querelle (Streit) s’est amplifiée après l’unification de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle.
Pour les nationalistes, l’Antiqua « vide et creuse » symbolisait tout ce qui était étranger.
La « profondeur » de la Fraktur devenait une spécificité nationale. Otto von Bismarck aurait refusé un livre qui n’était pas publié en gothique.
Au contraire, une société pour l’ancienne écriture (Verein für Altschrift) a tenté à partir de 1885 de favoriser dans l’empire allemand l’expansion de l’écriture latine dominante dans le monde depuis la Renaissance.
L’ancienne manière était à l’évidence la plus moderne. Le Reichtag a voté contre cette proposition en 1911.
Une révolution culturelle
Les nazis ont plongé dans la controverse politicotypographique. Dans un essai récent intitulé La révolution culturelle nazie (Gallimard), l’historien Johann Chapoutot expose la cohérence intellectuelle et rationnelle du projet hitlérien. Cette révolution conservatrice préconise un retour aux origines en s’appuyant sur les notions de la race, du sang et de la terre.
Dans cette conception du monde, la communauté prime l’individu et la lutte pour la préservation du peuple germanique se fait en préservant les traits intrinsèques fantasmés tout en combattant à mort les supposées menaces extérieures biologiques, intellectuelles ou culturelles.
Tous les éléments de la vie passent au tamis sombre, de l’histoire à la géographie, de l’art à l’éthique.
Le professeur Chapoutot cite le juriste nazi Hans Frank qui modifie l’impératif catégorique universel de Kant avec cette formule : « Agis de telle sorte que le Führer, s’il prenait connaissance de ton acte, l’approuverait. »
L’écriture est donc aussi enrôlée dans la révolution culturelle. Le gothique est célébré comme distinction graphique du peuple aryen. Les SS en pincent aussi pour l’alphabet runique.
L’État militaire et totalitaire a trouvé sa police. Un décret de 1934 interdit aux éditeurs juifs d’utiliser la Fraktur.
Le nombre d’ouvrages en allemand imprimés dans cette fonte passe de 5 % avant 1933 à près de 50 % en 1935. Mein Kampf, livre programmatique du Führer, est publié avec les caractères fracturés.
Cette position change radicalement après le début de la Seconde Guerre mondiale.
Les nazis se rendent à l’évidence que le reste de l’Europe utilise l’Antiqua. La propagande doit donc délaisser la Fraktur pour rejoindre les peuples conquis, habitués aux styles latins depuis des siècles.
Dès mars 1940, Berlin décide que les publications préparées pour le Reich doivent se faire dans l’antique manière.
Le 3 janvier 1941, la chancellerie publie un décret décrivant le gothique comme une « écriture juive », une de ses versions datant du Moyen Âge, la Schwabacher.
Le 10 janvier, un communiqué de presse explique ainsi la décision : « Un peuple qui a l’ambition d’être une puissance mondiale doit avoir une écriture qui permette à tous les peuples d’étudier la langue allemande, sans qu’une prétendue écriture nationale les en empêche. »
Folklorique
Le pouvoir interdit aussi aux écoles d’enseigner la Sütterlin, une forme cursive dérivée de la Fraktur.
Cette calligraphie inventée en Prusse en 1915 est remplacée par la Normalschrift, en fait la cursive latine qu’apprennent encore les écoliers allemands, comme tous les Européens.
Dans les faits, le virage idéologico-typographique n’empêche pas le gothique de continuer une partie de sa vie enténébrée dans le IIIe Reich, bien qu’à moindre échelle.
Der Stürmer, torchon antisémite de Julius Streicher, condamné du procès de Nuremberg, est publié avec les fontes cassantes jusqu’à son dernier exemplaire en 1945.
D’autres journaux, comme le Berliner Morgenpost, mélangent les deux caractères : les titres en Fraktur et les sous-titres en Antiqua.
L’Allemagne conquise va poursuivre un temps dans cette situation de « double écriture ».
Dans les zones occupées, les consignes alliées s’affichent en style latin tandis que le nom des rues demeure en gothique. À la longue, la Fraktur a toutefois pris un sens folklorique, par exemple en publicité pour exprimer une idée de tradition.
Une seule lettre a réussi son transfert d’une manière à l’autre, le eszett (ß), équivalent d’un double S.
Pour le reste, la vieille police quasi millénaire ne s’est pas remise de l’association ambiguë avec le régime totalitaire.
Dans l’imaginaire occidental, le gothique est en partie devenu la typographie du mal…
Source Le Devoir
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