Alma, jeune fille d’aujourd’hui, est âgée «entre 20 et 25 ans». Tourmentée par la mémoire de la Shoah depuis qu’on lui a appris que son grand-père Jacob y a échappé en embarquant pour Buenos Aires, elle a longtemps évité ce chapitre de l’histoire familiale et mondiale, qui par ailleurs fait l’objet d’un «devoir de mémoire»....
Jusqu’au jour, en effet, où elle fait la rencontre bouleversante de la petite-fille d’Adolf Eichmann, qui n’arrive plus à se souvenir du nom du camp d’Auschwitz.
Votre narratrice, Alma, en tant que descendante de rescapé de la Shoah, souhaite oublier « l’extermination des juifs » et dit ne plus supporter « le matraquage dont fait l’objet la société ». Le devoir de mémoire a-t-il pris une tournure perverse aujourd’hui?
Frederika Amalia Finkelstein : Je ne parlerais pas de perversion. Je dirais qu’il s’est révélé à sa propre impuissance. Le devoir de mémoire nous met face à divers degrés de lecture : politique, géopolitique, métaphysique, et enfin, spirituel.
Ces degrés m’intéressent tous, sachant que le degré spirituel est pour moi celui qui justifie la traversée de tous les autres, pour l’atteindre. C’est semblable à la science des sols : percer les différentes couches pour atteindre le noyau. L’expression « devoir de mémoire » incarne le conflit de ces degrés : le politique et la géopolitique entrent en contradiction avec le métaphysique et le spirituel. On ne peut pas faire de la mémoire un devoir.
Ce serait comme dire : je déclare que l’infini est finitude. Cela n’aurait aucun sens. Pour moi, la mémoire est infinie. C’est un objet indéterminé. Une droite, si vous préférez, et non pas un segment.
En faire un devoir d’État, une question civique, est voué à l’échec d’un point de vue spirituel; mais est obligatoire d’un point de vue politique et civique. Finalement, je préfère le terme de nécessité à devoir. Cela montre à quel point c’est intime et vertigineux.
N’est-ce pas aussi la preuve qu’on tend à oublier un peu que le traumatisme de la Shoah continue à se transmettre dans les familles?
Dans la modernité, la généalogie est sans cesse remise en cause. Le moderne préfère penser qu’il n’y a rien qui le précède : pour lui, la liberté naît dans l’individu; dans le « self-made ».
C’est un véritable litige entre la notion d’individu, de « self-made » et celle de généalogie. Il y a une forme de déni de la mémoire, qui s’incarne aujourd’hui par un oubli de l’histoire nationale ou familiale. Qui, aujourd’hui, est capable de réciter la généalogie des rois de France ou de connaître le nom de jeune fille de sa grand-mère?
Pratiquement personne. Cet effacement du passé, sous l’impression d’une liberté plus grande (une tabula rasa perpétuelle) peut donner lieu à un déséquilibre.
C’est ce qu’on appelle parfois les « invisibles », qui surgissent dans un être qui lui-même ne comprend pas, s’il n’a pas accès à sa mémoire, l’expérience dont il est le lieu (souffrance, extase, visions, etc.). Tout comme je pense qu’il est difficile – et finalement impossible – pour l’homme de vivre sans Dieu, il est aussi impossible de vivre en étant précédé par rien.
La narratrice vit dans la tension entre son besoin d’oublier, à travers internet, la publicité etc., et son désir d’accéder à sa mémoire…
Le livre met en scène une jeune femme qui vit suspendue dans le vide et assoiffée d’une nécessité divine. Elle vit à la fois dans la recherche obsessionnelle d’une mémoire et au cœur de son impossibilité, parce que cette mémoire est sans cesse anéantie, par le passage du temps et par la technologie.
Mais il y a une part de beauté dans le cauchemar de l’amnésie : c’est précisément là que naît la littérature. Lorsque la pensée passe la main à ce qui ne peut pas se résoudre, tout en apparaissant : à ce qui est incarné sans jamais être dit. En un mot : le mouvement.
Existe-t-il quelque chose comme des héritages psychiques que seuls les descendants de traumatisés de la Shoah ressentent?
Vous posez la question de la singularisation du mal. C’est une question intéressante. Je dirais même que c’est une question qui m’obsède, car elle rejoint la question plus large, la question majeure de ma vie : quelle est cette frontière entre le fini et l’infini?
Quel est ce paradoxe absolu, infranchissable, insupportablement (parce qu’insoluble) et magnifiquement mystérieux entre notre possibilité à penser l’infini, et même à l’être (sensation d’être infini dans l’écriture, dans la lecture, dans la prière, dans l’amour) et cette terrible précarité du réel, du corps (nous vivons en moyenne 80 ans, etc.)?
La question du mal est exactement la même que celle-là, et en cela elle me tourmente sans discontinuer : le mal est-il réductible à des faits, à un système, à des évènements, et donc à une forme de manifestation individuelle de celui-ci, particulière : les juifs ont vécu telle chose, les Rwandais telle chose, les Syriens telle chose, etc.
Les expériences du mal sont donc à chaque fois différentes…
Chaque moment du mal à sa spécificité, et il est très important de reconnaître les spécificités du mal dans chaque moment de violence : c’est le rôle de l’historien.
L’historien encadre et détaille, et son rôle est essentiel. Il permet de ne pas tout mélanger : de conserver la notion de spécificité. Cependant, quelque chose échappe à l’historien : il y a une incommensurabilité du mal qui dépasse toute particularité. Là, pour moi, Hannah Arendt a complètement tort. Elle sociologise le mal, elle le rabougrit.
C’est-à-dire?
Je pense que le mal, comme le bien, sont des expériences du temps. Passé un certain cap d’intensité, le temps n’est pas mesurable. C’est là qu’intervient la littérature : c’est là où je me sens obligée, en tant qu’écrivain… de synthétiser le temps, c’est-à-dire le mal et le bien et ne plus avoir ce piège d’une dualité : les deux coïncident.
Les synthétiser dans un mouvement. Pour moi, c’est cela écrire. C’est donner vie à un mouvement paradoxal, extrêmement structuré et incommensurablement fou. Qu’on s’envole avec le livre, mais par l’opération magique de la poésie et de la pensée.
Entretien réalisé par Frédéric Braun
Source Tribune Juive