On a eu tort de sous-estimer la menace de l'EI en Occident, analyse Yoram Schweitzer après les attentats de Paris. "A un moment ou à un autre, Daech s'en prendra à Israël", explique également ce spécialiste de la lutte anti-terroriste. Yoram Schweitzer est directeur du département "Lutte contre le terrorisme et conflits de basse intensité" de l'Institut pour les études de la sécurité nationale (INSS) de Tel-Aviv. De passage à Paris à l'invitation de l'Europe Israel Press Association (EIPA), il réagit à la multiplication des attaques djihadistes, à Paris et ailleurs...
Pour répondre aux menaces de l'EI, vous prôner un plus grand engagement de l'Otan et des Occidentaux. Les résultats des interventions en Afghanistan et en Irak n'ont pourtant pas donné de résultats probants...
L'EI représente une menace bien supérieure à Al-Qaïda. Daech est expansionniste. Il ne se contentera pas de l'Irak et de la Syrie. On a longtemps cru, à tort, qu'il se limiterait à inspirer des actions mineures en Europe et réserverait ses atrocités au Moyen-Orient. On réalise aujourd'hui qu'il va appliquer sa stratégie de choc et d'effroi également en Occident. On ne peut pas le laisser faire.
Comment faut-il lutter contre Daech ?
En Irak et en Syrie, à ce stade, la politique occidentale a exclu la présence d'hommes sur le terrain, au profit d'une campagne aérienne, de quelques conseillers militaires et d'un approvisionnement en armes. Le type de guerre à mener face à l'EI est différent de celui de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre du Vietnam. Envoyer un grand nombre de soldats au sol serait vain. Cela servirait la propagande de Daech qui les qualifierait de force d'occupation. Il faut des forces spéciales, mener des opérations ponctuelles, soutenues par des forces aériennes. Il faut mobiliser les pays arabes et les forces locales, les seules légitimes aux yeux de la population.
Daech, selon le ministre israélien de la Défense Moshe Yaalon, évite de s'en prendre à Israël, sachant qu'il serait défait. Qu'en est-il ?
À ce stade, en effet, Israël n'est pas la priorité de Daech. L'EI a jusqu'à présent évité d'affronter les Etats militairement puissants comme Israël, l'Iran ou la Turquie. Il privilégie les Etats faibles, susceptibles de lui offrir des victoires: la Syrie, l'Irak ou la Libye. Mais nous savons qu'à un moment ou à un autre, il s'en prendra à Israël. Pas militairement; les djihadistes savent qu'ils seraient vaincus, mais par des attaques contre des civils israéliens ou des installations juives à l'étranger. Ils pourraient agir via des affidés comme Ansar Beit el Maqdiss [groupe djihadiste égyptien ayant prêté allégeance à l'EI, NDLR]. Ils essayeront peut-être de mener des attaques depuis le Golan ou la Jordanie. Peut-être chercheront-ils à instrumentaliser des activistes locaux en Israël. L'EI est et sera, dans le futur, un défi pour Israël.
L'EI compte-t-il des partisans en Israël et dans les Territoires ?
Oui. De petits groupes salafistes inspirés par l'EI ont déjà lancé des roquettes sur Israël depuis Gaza. Il y a aussi quelques individus en Israël même, des Arabes israéliens, qui ont tenté de mener des attaques en son nom. Pour autant, la question nationale palestinienne n'intéresse pas spécifiquement Daech. À terme, bien sûr, ils rêvent d'éliminer Israël et de s'emparer de Jérusalem, de l'inclure dans leur "califat". Mais la Palestine ne sera qu'une partie de leur empire islamique. Pour eux, toutes les organisations palestiniennes sont impies; aussi bien l'Autorité palestinienne que le Hamas. Ils essayeront de profiter du conflit entre Palestiniens et Israéliens pour atteindre leurs objectifs. Ils vont chercher à infiltrer, à monter quelques cellules en Israël pour nous attaquer. Jusqu'à présent, ils n'y sont pas parvenus. S'ils n'ont pas proclamé de "province de Gaza" [contrairement à ce qu'ils ont fait dans le Sinaï ou en Libye, NDLR] c'est parce qu'ils n'y ont pas de partisans suffisamment qualifiés, unifiés, à leurs yeux, et que ceux-ci ne sont pas parvenus à contrôler la moindre parcelle de territoire.
Dans la foulée des attentats de Paris, le gouvernement israélien a interdit une branche du Mouvement islamique au nom de la lutte antiterroriste, en le mettant sur le même plan que le Hamas et Daech. Est-ce justifié ?
La branche nord du Mouvement islamique -et non l'ensemble du mouvement- a mené une campagne particulièrement toxique ces dernières semaines. En France, vous êtes confrontés à la difficulté de trouver le point d'équilibre entre ce qui relève de la liberté d'expression et de l'incitation à la haine. En période de tensions, il vous arrive de déplacer le curseur au détriment de la liberté d'expression. Israël a longtemps hésité avant de décider d'interdire le groupe du cheikh Raed Salah. Ces derniers temps, ses provocations s'étaient aggravées. Il y a probablement un lien entre ses incitations et la vague de terrorisme actuelle.
Les "incitations à la violence" dénoncées par les autorités suffisent-elles à expliquer la vague d'attaques à l'arme blanche que connaît Israël depuis début octobre ?
Il n'y a pas une cause unique, bien sûr, mais une combinaison de plusieurs facteurs. Tout a commencé par les accusations réitérées selon lesquelles Israël entend changer le statut de l'esplanade des Mosquées. Un moyen de provocation facile. Ce sont des mensonges; Israël n'a aucune intention de revenir sur le statu quo.
Des israeliens et certaines personnalités politiques israéliennes multiplient pourtant les incursions sur l'esplanade des Mosquées et les appels à la remise en cause de ce statu quo...
Il y a une différence entre des individus délirants, des politiciens à courte vue, et le gouvernement. Le Premier ministre a garanti à la Jordanie [en charge de la gestion des lieux saints depuis l'annexion de Jérusalem-Est par Israël en 1967, NDLR] qu'il n'y aurait pas de changement.
L'absence de perspective pour les Palestiniens -les négociations sont dans l'impasse- ne contribuent-ils pas à la vague de violence actuelle ?
Cela génère en effet un sentiment de frustration dans la population palestinienne. Mais il y a bien d'autres raisons à ces tensions. On parle sans arrêt de "l'occupation". L'environnement international y est aussi pour beaucoup. Certains, dans le camp palestinien, ont intérêt à enflammer la situation. Le Hamas et le Djihad islamique, bien sûr, mais aussi l'Autorité palestinienne.
Aujourd'hui, le Hamas et l'Autorité Palestinienne (AP) sont avant tous préoccupés par leur hostilité mutuelle. Cela ne signifie pas que le Hamas a renoncé à la destruction d'Israël. Mais, à court terme, sa priorité est de mettre l'AP en difficulté en Judee. Il profite de ces troubles pour souffler sur les braises.
De leur côté, Mahmoud Abbas et l'AP ont intérêt à la poursuite des violences à Jérusalem, dont ils n'assument pas la responsabilité, pour donner une image négative d'Israël, ce qui contribue à leur campagne diplomatique destinée à nous isoler. Mahmoud Abbas, quelqu'un de plutôt modéré, par ailleurs, a prononcé des phrases des plus problématiques à propos de l'esplanade des Mosquées: "Ce sont nos lieux saints. Ils n'ont pas le droit de les profaner avec leurs pieds sales", a-t-il dit. Il a aussi accusé Israël d'avoir délibérément tué deux adolescents innocents. C'était un mensonge. Ces deux jeunes étaient armés d'un couteau. Lui aussi, pour des raisons politiciennes, il participe aux provocations, il entretient les fantasmes de chasse à l'homme perpétrée par l'armée israélienne. Attention. La publicité faite autour des attaques au couteau en tant que façon de protester est inquiétante. Le terrorisme est contagieux.
Source L'Express