lundi 7 janvier 2013

Les yeux bleus des Tchétchènes d'Israël

Au lycée d'Abu Gosh, en 2009. REUTERS/Darren Whiteside


Quand on écoute Salim Jaber, maire d'Abou Gosh, tout paraît simple : "Nous ne sommes ni juifs, ni arabes, ni chrétiens, ni bédouins. Nous sommes au milieu. En fait, nous venons des montagnes du Caucase." D'où exactement ? Le maire a oublié le nom des villages qui ont abrité les racines de sa famille et de ses administrés. Dame, tout cela remonterait quand même à plus de 500 ans !

Mais Salim Jaber a une certitude : les quelque 7 500 habitants de ce village israélien pas comme les autres, situé aux portes de Jérusalem, sont d'authentiques "Tchétchènes" d'Israël. Pas des descendants de Circassiens mamelouks, comme l'affirme l'historien Joel Ben-Dov, lesquels sont environ 4 000 en Israël. Musulmans, ils sont tous liés aux quatre clans du village : les Jaber, Othman, Abed Rahman et Ibrahim.
Unique, Abou Gosh l'est aussi par son attitude de neutralité : pendant la guerre de 1948-1949, ses habitants n'ont jamais pris position pour l'un ou l'autre camp, ce qui explique que 80 familles juives habitent le village. "Nous avons toujours privilégié la paix et les relations de bon voisinage", dit benoîtement le maire, qui se félicite de voir des milliers de juifs de Jérusalem envahir les restaurants d'Abou Gosh le samedi, jour de shabbat.

Quand on fait remarquer à M. Jaber que cette descendance tchétchène semble s'être miraculeusement réveillée il y a deux ans et demi, lorsque Youri Meletz, envoyé spécial du chef tchétchène Ramzan Kadyrov, est venu le voir pour lui confirmer que la population d'Abou Gosh était originaire du Caucase, il répond ceci : "Nous l'avons toujours su, mais nous n'avions plus de liens depuis longtemps avec notre lointaine patrie. Aujourd'hui, ajoute-t-il ravi, nous en avons deux : la Tchétchénie et Israël."

Aux certitudes de Joel Ben-Dov - "Dire que les Abou Gosh sont des descendants de Tchétchènes est un non-sens absolu !" -, Salim Jaber oppose les particularismes qui fondent, selon lui, la parenté entre ses concitoyens et les habitants du Caucase du Nord : "A Abou Gosh, les gens ont souvent le teint clair et des yeux bleus ; nous avons des maladies similaires à celles des Tchétchènes, et on voit bien à notre physique que nous sommes du Caucase. Et puis il y a des coutumes, des expressions et des danses communes, et de nombreux livres attestent cette origine !"

Le maire nous livre la photocopie d'un article publié en juillet 1969 par le journal Al-HaMishmar, qui explique que, en 1512, le chef du village d'Abou Gosh était d'origine tchétchène. C'est peu. Sans compter que, à bien regarder les visages des villageois qui se pressent à la mosquée, les "yeux bleus" ne sont pas légion. Mais Youri Meletz avait des arguments convaincants : "Il nous a demandé si nous voulions renouer les liens avec la Tchétchénie. Nous avons répondu : "Avec joie !""

Ces retrouvailles, n'en déplaise aux esprits chagrins qui susurrent que les habitants d'Abou Gosh ont touché le jackpot, ont été chaleureuses, et la filière tchétchène n'a pas tardé à montrer sa prodigalité. Deux mois après la rencontre Meletz-Jaber, les ministres tchétchènes du tourisme, du sport et des sciences débarquaient dans le village. En novembre 2011, visite retour : Salim Jaber et son cousin Issa Jaber, ainsi que leurs épouses, se rendent à Grozny et Moscou, où ils sont reçus comme des princes.
Et le "président Kadyrov" - dont des photos ornent le bureau du maire d'Abou Gosh - d'ouvrir son coeur et... son carnet de chèques : "Ils nous ont demandé ce dont nous avions besoin", précise M. Jaber. Un premier chèque de 2 millions de dollars (1,5 million d'euros) contribuera à financer la nouvelle mosquée du village, et un autre million permettra la mise en valeur de la route qui y mène (déjà baptisée "route Kadyrov"). La mosquée est en cours de construction. Un bâtiment massif, d'une superficie de 2 400 mètres carrés, flanqué, comme l'entrée de la "route Kadyrov", de deux tourelles au style tchétchène insolite.

Ce n'est pas tout : en projet, un centre culturel (on y enseignera la langue tchétchène) et un centre sportif. Salim Jaber a bien d'autres idées, mais il est prudent : "Nous ne pouvons pas tout demander tout de suite", remarque-t-il. Il pense qu'il vaut mieux attendre l'inauguration de la mosquée, à l'été, qui devrait avoir lieu en présence de Ramzan Kadyrov. "Il sera alors temps d'envisager la suite", dit le pragmatique Salim Jaber.
Pour la "suite", le gouvernement tchétchène a un plan : convaincre le plus possible de "cousins" - mâles - d'Abou Gosh de s'établir en Tchétchénie. Car les deux guerres barbares qui s'y sont déroulées de 1994 à 2004 ont abouti à un déséquilibre : "Là-bas, le ratio est d'un homme pour sept femmes, rapporte M. Jaber, et tout homme est autorisé à épouser quatre femmes."
Ramzan Kadyrov, le brutal maître absolu de la Tchétchénie (5 000 personnes portées disparues ces dernières années), a donc fait son offre : les villageois d'Abou Gosh se verront offrir un emploi, un logement, et bien sûr plusieurs femmes, s'ils rejoignent la mère patrie. Salim Jaber confirme les termes du marché, en précisant qu'une autre possibilité est que des femmes tchétchènes viennent prendre mari en Israël.

Le maire a été sollicité par plusieurs de ses concitoyens, qui veulent "créer des liens avec la Tchétchénie", mais, dit-il, le barrage de la langue ne facilite pas les choses. A la longue, cela s'arrangera, assure-t-il, parce qu'"à Abou Gosh nous avons conservé la générosité, la persévérance et le respect de tout être humain, qui sont les caractéristiques des Tchétchènes".


Source Lemonde.fr