«Ah si j’étais riche»… Theodore Bikel, décédé hier à l’âge de 91 ans, a entonné plus de 2000 fois sur les scènes de Broadway l’air mythique de la comédie musicale Un violon sur le toit, d’après l’œuvre de Sholem Aleichem. Celui qui restera sans aucun doute le plus grand chanteur yiddish contemporain, a eu une vie d’une incroyable richesse, de Vienne à New York, en passant par la Palestine mandataire...
Theodore Meir Bikel est né à Vienne le 2 mai 1924. Son prénom, racontait-il, lui avait été donné en hommage au fondateur du mouvement sioniste, Theodor Herzl, né le même jour 64 ans plus tôt. Sa famille, originaire de la province de Bukovine, dans les Carpates, émigre en Autriche avant la naissance de l’enfant. Bikel refusera toujours qu’on le qualifie de «Viennois», expliquant qu’il était un «juif né en Autriche», et ajoutant pour enfoncer le clou qu’il n’était «pas question de laisser un pays qui a traité mon peuple de façon si honteuse revendiquer de quelque manière que ce soit ma vie, mes succès, mes échecs, mon identité».
En 1938, la famille Bikel fuit l’Autriche nazie et s’installe en Palestine sous mandat britannique. Theodore Bikel intègrera la troupe du théâtre Habimah de Tel-Aviv en 1943, et trois ans plus tard, quitte le kibboutz Kfar HaMaccabi, où il réside, pour Londres, en vue d’étudier à l’Académie Royale d’art dramatique. Sorti fraîchement diplômé, Bikel est repéré par l’acteur et metteur en scène Laurence Olivier, qui l’engage pour jouer un second rôle au théâtre dans «Un tramway nommé désir» face à l’épouse d’Olivier, Vivien Leigh. Sa carrière va se poursuivre aux USA, d’abord au cinéma, dans la chanson, puis sur les scènes de Broadway. Theodore Bikel décide alors de s’installer aux États-Unis, devenant citoyen américain en 1961.
Ses talents d’acteur et de chanteur vont faire merveille à Broadway, où il crée en 1959 le rôle du baron Von Trapp dans «La mélodie du bonheur», la dernière comédie musicale du duo Rodgers-Hammerstein.
Impressionnés par le timbre profond de Bikel, les auteurs-compositeurs lui écrivent tout spécialement la chanson «Edelweiss», qui sera l’un des standards de la pièce. Polyglotte, capable de chanter dans… 21 langues, Theodore Bikel a débuté sa carrière de folk singer pour le label Elektra en 1955.
Il chantera en yiddish, hébreu, anglais, allemand, russe, espagnol médiéval et même en… zoulou ! Parmi ses disques les plus célèbres, “Israeli Folk Songs”, “Songs of Russia Old & New”, “Sings Yiddish Theatre & Folk Songs”. Dans les années 2000, il continuera à enregistrer, avec “A Taste of Passover”, “A Taste of Hanukkah” et “In My Own Lifetime : 12 Musical Theater Classics”.
Éternel Tevye de Fiddler on the Roof, Theodore Bikel a fait entrer la modernité dans le répertoire de la chanson yiddish, le réactualisant tout en respectant ses traditions. Et cela bien avant le revival de la musique klezmer, dont il fut l’un des artisans majeurs, jouant un rôle de passeur auprès des jeunes générations de musiciens qui redécouvraient cet univers.
Outre ses talents musicaux, Bikel a poursuivi une carrière d’acteur prolifique, même s’il a souvent été cantonné dans des seconds rôles connotés «exotiques» à Hollywood.
Incarnant plusieurs fois des… officiers allemands, comme dans “The African Queen” (1951), il jouera un roi serbe dans “Moulin Rouge” (1953), un commandant de sous-marin russe dans “The Russians Are Coming, the Russians Are Coming” (1966), ou encore un linguiste hongrois mémorable dans “My Fair Lady” (1964), allant jusqu’à tourner dans le surréaliste “200 Motels” de Frank Zappa en 1971.
De même à la télé, où on le voit passer dans «L’homme de fer» en homme d’affaires arménien, en professeur polonais dans «Drôles de dames» ou en père adoptif russe d’un Klingon dans «Star Trek» ! Son art sera toutefois reconnu par ses pairs, nominé aux Oscars pour son rôle de shérif humaniste dans “La Chaîne” (1958), aux côtés de Sidney Poitier et Tony Curtis.
Theodore Bikel était aussi le co-créateur avec Pete Seeger du Newport Folk Festival, qui contribuera à la notoriété de Bob Dylan, et où il se produira plusieurs fois en duo avec Judy Collins, et un militant très actif sur le terrain de la défense des droits civiques aux Etats-Unis.
Particulièrement sensible aussi au sort des juifs dans le monde (il fut arrêté devant l’ambassade d’URSS à Washington en 1986, après avoir protesté contre la situation dramatique des dissidents juifs russes) et à la politique israélienne, il soutiendra notamment des artistes israéliens qui avaient refusés de se produire dans des implantations en Judée-Samarie en 2010.
Artiste protéiforme, Bikel avait coutume de répondre à ceux qui lui demandaient comment il avait réussi à réaliser tant de choses différentes avec un tel talent : «C’est très simple. Ce que je ne sais pas faire, je ne le fais pas.» ?
Alain Granat
Source JewPop