Romancière et traductrice, Valérie Zenatti entretient avec l’écrivain israélien une relation faite d’admiration, de complicité et d’affection. Personne-clé du portrait-documentaire consacré à Aharon Appelfeld, “Le Kaddish des orphelins”, diffusé ce lundi 29 août sur France 3, elle revient sur quelques scènes du film d’Arnaud Sauli.....
Depuis 2004, elle a traduit de l’hébreu vers le français dix livres d’Aharon Appelfeld. Pour Valérie Zenatti, l’écrivain israélien rescapé de la Shoah, aujourd’hui âgé de 84 ans, est un héros. « Mon héros », dit-elle. Au fil des années, il est devenu un proche qu’elle retrouve chaque fois qu’elle se rend à Jérusalem.
« Cet écrivain m’apparaît comme Kafka, Schnitzler et Zweig réunis. Kafka, Schnitzler et Zweig qui auraient vécu la Catastrophe, et lui auraient survécu. Je suis sous le choc de la découverte. On appelle cela une rencontre », écrit la romancière et scénariste de 46 ans dans Mensonges (1), un petit livre de fausses confessions, souvenirs d’enfance, contes jouant de l’illusion littéraire pour traduire l’essence de sa relation avec Aharon Appelfeld, à la fois rencontre littéraire et rencontre avec elle-même.
Dans l’émouvant portrait-documentaire consacré à ce maître de la littérature israélienne, Le Kaddish des Orphelins, tourné par Arnaud Sauli à Jérusalem, entre 2013 et 2015, et diffusé lundi 29 août sur France 3, Valérie Zenatti interroge longuement l’auteur sur sa vie et sa conception de la littérature. Elle commente quelques passages clés du film, entre séances de travail et confidences.
« Pour parler d’Aharon Appelfeld, il faut partir de son point de départ à lui. Je l’ai vu répondre très souvent aux questions qu’on lui posait par le même début de réponse : ‘‘Je suis né à Czernowitz en 1932’’.
Ensuite, il déroule un fil où il englobe de manière circulaire tout ce qui l’a précédé (une mémoire juive, la spiritualité de ses grands-parents, l’engagement politique de ses oncles et tantes…) et tout ce qui lui a été contemporain et est devenu la matière de ses romans, non parce que c’est une matière historique qui a ébranlé l’Europe, mais parce que c’est son enfance à lui.
Pour parler d’Aharon Appelfeld, il faut donc parler de son enfance. Ce n’est pas un ‘‘écrivain de la Shoah’’ ou de la guerre, c’est un écrivain de l’enfance. Je pense d’ailleurs que si Aharon Appelfeld n’avait pas traversé la guerre, il aurait tout de même été écrivain, il aurait écrit sur son enfance. Tout jeune, il avait déjà cette sensibilité, cette inquiétude, cet émerveillement propres aux écrivains.
C’est un fils unique. Sa mère l’a incroyablement aimé. Il a eu un éveil sensoriel et sensuel qui est une part importante de son œuvre et a tendance à échapper à la critique car on cherche chez lui le témoin, l’autorité morale. Or, ce n’est pas du tout une autorité morale.
Je le trouve très drôle et même malicieux. »
« Quand Aharon écrit un nouveau livre ou sait que je vais en traduire un, le rituel veut qu’il m’en lise les premiers chapitres à haute voix. C’est un moment très important pour nous deux car je suis à ce moment-là une des premières personnes, si ce n’est la première, à entendre le texte. Il me transmet la musique orale du texte et sa voix m’accompagne ensuite tout au long de la traduction.
Je suis alors une enfant à qui l’on fait la lecture. Dans ses livres, il évoque aussi combien il a été marqué par les histoires que lui lisait sa mère. C’est donc à la fois une relation d’écrivain à écrivain et une rencontre entre deux enfants. Dans cette relation, il y a quelque chose qui tient plus du fraternel que du filial, alors qu’en fonction de nos âges, les gens ont tendance à penser qu’il serait une sorte de grand-père pour moi.
Un mentor ? Non. Un maître qui éclaire et fait grandir ? Oui. J’ai le sentiment que la rencontre avec Aharon Appelfeld m’a fait gagner des dizaines d’années. J’ai également été très rassurée le jour où il m’a dit qu’à chaque moitié de roman il avait un blocage.
C’est quelque chose que j’éprouve aussi : ce moment où l’on sait qu’on est arrivé à un point de bascule mais où l’on ne sait pas vers quoi on doit aller… Ce qu’il m’a transmis est extrêmement précieux, en termes de regard sur la vie, la condition humaine, la nécessité d’être relié à soi-même et à son histoire. Si je ne l’avais pas rencontré et traduit, je ne serais peut-être pas arrivée si vite à un livre comme Jacob, Jacob (paru chez L’Olivier, et Prix du Livre Inter 2015, ndlr). J’ai trouvé ma place à cette période-là à travers ce personnage qui n’est pas un juif exterminé mais, au contraire, un juif libérateur. »
« Pour Aharon, la Shoah est un événement métahistorique. Il se méfie de comment on en fait de l’histoire, même en Israël.
S’il vivait en France, il récuserait sans doute la notion de ‘‘devoir de mémoire’’. A travers Aharon Appelfeld, j’ai compris que l’histoire est toujours une construction. Les personnes qui s’alignent devant une fosse ou entrent dans un camp ne vivent pas l’histoire : elles vivent une catastrophe d’une cruauté sans nom.
Dans son roman Et la fureur ne s’est pas encore tue, son héros s’interroge : comment, après cette catastrophe, le monde ne s’est-il pas arrêté pour penser à une nouvelle façon de vivre, de concevoir et sanctifier la vie ? Comment a-t-on pu continuer de vivre comme avant ?
A la fin des Partisans, il y a aussi ce moment où la guerre se termine, attendu comme un moment de joie. Finalement, c’est à peine un moment de soulagement et surtout un moment de peine car ce qui commence, c’est la prise de conscience de tout ce qui a été perdu : la maison détruite, la famille qu’on ne retrouvera pas, etc.
Dans nos échanges, la Shoah est toujours abordée sous l’angle littéraire. La question qui revient c’est : comment saisir quelque chose de l’ordre de la destinée humaine de la manière la plus juste, en se méfiant de tout ce que les discours politique, historique, idéologique peuvent charrier, en se dégageant des clichés, des slogans, des idées reçues ? Aharon Appelfeld combat les clichés, c’est sa bête noire. »
(1) Mensonges, éd. de l’Olivier (2011), 92 p., 10 €.
Source Tribune Juive