L’incroyable rumeur d’une camionnette blanche enlevant des enfants en Seine-Saint-Denis s’ajoute à la longue liste de ces histoires fausses colportées par le bouche à oreille. Et fait penser à la rumeur d'Orléans. Au mois de mai 1969, toute la ville raconte la disparition de femmes dans des cabines d’essayage de magasins tenus par des Juifs. Comment expliquer une telle folie collective ?.......Détails & Documentaire vidéo......
Elle court, elle court, la rumeur : dans les rues, les cours des écoles, sur les terrasses des cafés, dans les salons, on ne parle que de ça. En ce mois de mai 1969, à Orléans, on raconte que « trois femmes ligotées et droguées auraient été découvertes dans la cave d’un magasin de confection ». « D’autres femmes auraient été endormies en se piquant avec des aiguilles cachées dans des talons de chaussure. »
La suite de la rumeur est encore plus folle : les femmes seraient conduites « à travers des sous-terrains secrets jusqu’à la Loire où les attendent des bateaux (certaines versions parlent même d’un sous-marin) qui les transportent au Moyen Orient ou en Amérique latine où elles alimentent un réseau de traite des blanches ».
Les commerçants juifs sont les seuls visés
Henri Licht, commerçant orléanais de confession juive, est averti par un ami de cette rumeur qui accuse son magasin. L’histoire étant tellement énorme, il ne la prend pas au sérieux.
Mais quelques jours plus tard, la rumeur a encore enflé : « Nous nous trouvions devant une véritable cabale. Ce n’était plus une femme, c'étaient trois, puis sept, puis quinze, puis trente-huit. »
Et ce sont bien uniquement les magasins de vêtement tenus par des commerçants juifs qui sont visés : « Les 26 et 27 mai, tous les magasins juifs de la ville étaient pratiquement dans le coup ».
Un attroupement hostile devant un magasin
La rumeur ne désenfle pas. Il y a les menaces au téléphone. Deux voix, « une masculine et une féminine », le harcèlent.
Le 30 mai, un attroupement hostile devant son magasin manque de dégénérer : « Les gens n’arrêtent pas de passer, nous montrent du doigt, nous insultent, nous envoient des grossièretés. Nous sommes accusés de tous les maux […] Il y avait énormément de monde, plusieurs centaines certainement. Certaines personnes ne demandaient que la provocation. »
Un événement de trop qui décide Henri Licht et ses collègues à « alerter l’opinion nationale ».
Eliane Klein, une professeure d’école dont la famille tient l’un de ces magasins incriminés, contacte de nombreux journalistes et associations contre le racisme. Les journaux s’emparent de l’affaire.
« Ça serait arrivé à la femme d’un ami de sa belle-sœur »
Eliane Klein, sans doute parce qu’elle est de confession juive, avait pris conscience après les autres de cette rumeur qui s’était répandue dans son dos, et surtout dans sa classe : « Je me suis aperçue, après avoir été mise au courant de l’affaire, que les élèves étaient au courant […] et l’avaient été bien avant moi, et qu’on en parlait dans les classes. Les filles surtout. »
Ces histoires abracadabrantesques semblent leur plaire : « Ça les excitait, c’était une histoire qui les amusait, à laquelle elles croyaient fermement. » Décontenancée par cette attitude de la part de ses élèves, Eliane Klein l’est encore plus en découvrant la réaction de l’une de ses collègues, tentée de croire la rumeur.
Cette dernière lui lance : « Mais après tout, pourquoi vous croirais-je ? Peut-être que la police est achetée… »
« Quand une chose ne va pas, ce sont les Juifs. Demain ce seront les Arabes, après les Portugais : il faut qu’il y ait une brebis galeuse. »
Ces paroles sont celles d’un Orléanais ulcéré par cette affaire qui déshonore sa ville. Choqué de ce que « 90% des gens y aient cru », il établit un parallèle entre l’attitude de ses concitoyens face à la rumeur et celle des Allemands pendant la guerre.
Au jeu du micro-trottoir dans les rues de la ville, les avis donnant du crédit à cette rumeur sont en effet majoritaires. Pour certains, il s’agit d’un « sujet d’amusement », pour une femme qui y croit, « de peur ».
D’autres se murent dans un silence hostile, ne trouvant pas même le courage de répondre aux questions du journaliste qui enquête alors pour l'émission de l'ORTF Régie 4.
Pour tenter d'apporter une explication à l'inexplicable, la piste d'une rumeur lancée intentionnellement pour nuire aux commerçants juifs ?
Alors, devant une telle folie collective, ceux qui tentent de comprendre les raisons de ce malaise antisémite qui s’est emparé d’Orléans avancent deux hypothèses.
La première est défendue par un jeune professeur d’histoire d’Orléans, M. de la Fournière, et par le journaliste Michel Bader. Ce dernier croit déceler « une volonté de nuire aux commerçants juifs ».
Poursuivant son raisonnement, il avance l'hypothèse d'un complot visant à les discréditer : « Je m’en suis aperçu dans la mesure où on a fait partir le faux bruit des collectivités […], c’est-à-dire des grandes usines, des lycées, des restaurants d’entreprise… »
Comme si certaines personnes malveillantes s’étaient servies de leur influence au sein d'institutions de la ville pour distiller le venin de la rumeur.
Pour le sociologue Edgar Morin, au contraire, « un spasme antisémite extrêmement passager et presque inconscient »
Le lycée, c’est justement l’une de ces institutions aux premières loges de la propagation de la rumeur qui intéresse tout particulièrement le sociologue Edgar Morin. Durant l'été 1969, l'ampleur du phénomène l'attire à Orléans. Secondé par ses étudiants parisiens, il enquête sur le terrain.
Le lycée de filles, tout particulièrement, attire son attention. Le sociologue avance alors une toute autre explication, celle d’une rumeur née de façon irrationnelle, inconsciente.
Edgar Morin commence par remarquer qu’une rumeur analogue d’enlèvements de jeunes femmes dans des cabines d’essayage existait déjà depuis plusieurs années dans de nombreuses villes de France, dont Paris.
Une rumeur analogue à celle d’Orléans, à la différence de taille qu’elle ne concernait en rien les commerçant juifs. Ce sont plus les cabines d’essayage et leur érotisme moderne qui sont alors au centre de la rumeur (le prêt-à-porter ne date que des années 1950).
La figure du Juif dans l'inconscient occidental
Mais « dès que cette rumeur s’incarne dans une petite ville [comme Orléans], une force irrésistible la fixe sur le commerçant juif ».
« Le fantôme du Juif, qui dans le monde occidental est celui qui fixe l’angoisse et prend en charge la culpabilité, et forcément qu’on sacrifie comme bouc émissaire, commence à sortir des profondeurs où on le croyait à jamais enfoui. »
Les années 1960 : une modernité parfois déstabilisatrice
Des Juifs, qui, selon la rumeur, sont assez influents pour « acheter la presse, la police », et les réduire au silence.
Et c’est à ce stade qu’intervient le foyer propagateur de rumeur que représente, à cette époque et dans cette ville relativement conservatrice, le lycée de filles : « Pour les parents et pour certains éducateurs, ces magasins sont l’illustration concrète du danger que représente toute cette nouvelle mode pour la jeunesse féminine : la mini-jupe, Saint-Germain-des-Près, le yéyé, Paris... »
Ces nouveaux magasins avec cabine d’essayage représentent donc une modernité que les parents peuvent ressentir comme une menace.
Qu’ils retournent en disant à leurs enfants : « Faites attention, on commence par une mini-jupe, mais on ne sait pas où cela peut conduire... »
Cette analyse stimulante sur le plan intellectuel, qui réfute la thèse de la préméditation pour lui préférer celle d'un inconscient collectif encore imprégné d'antisémitisme et marqué par les bouleversements induits par la modernité, sera publiée en cette année 1969 sous le simple titre La rumeur d’Orléans.
Un essai qui reste à ce jour une référence incontournable des études sociologiques.
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