mardi 16 janvier 2018

D’où vient l’obsession arabe pour les théories du complot ?

 
 
Le monde arabe est friand des théories de complot. Si friand que la tendance semble aller crescendo. C’est en tout cas l’impression qui ressort, pour quiconque connaît plus ou moins la région : presque toute conversation politique est parsemée d’hypothèses variées – et plus ou moins fantaisistes – sur les origines de telle organisation terroriste ou les causes de tel événement......Détails........


Rien de très étonnant, à l’heure où le Moyen-Orient connaît des bouleversements profonds, occasionnés entre autres par les soulèvements arabes depuis 2011, le conflit syrien et l’émergence de l’État Islamique.
Récemment, une étude de l’IFOP pour la Fondation Jean Jaurès et de l’observatoire Conspiracy Watch révélait que près de 80 % des Français “adhèrent à au moins l’une des grandes théories du complot”, et qualifie ce “complotisme” de “préoccupant”.
Il n’existe pas d’étude similaire pour le Moyen-Orient. Que révélerait-elle ? Que dire des théories selon lesquelles l’EI est une création américaine, que les soulèvements arabes sont le fait de puissances étrangères désireuses de semer le trouble dans la région – ou d’en voler le pétrole –, que le lobby juif contrôle Washington à la manière d’un marionnettiste, que des agents américains parcourent les rues iraniennes pour pousser le peuple à la révolte ?

Un penchant qui remonte à loin

Ces théories, pour nombre de Moyen-Orientaux, sont bien plus que cela : ce sont des vérités immuables. Difficiles, sinon impossibles à prouver certes, mais des vérités néanmoins.
Ce penchant pour de telles théories n’est pas spécifique au monde arabo-musulman, mais il y est omniprésent. Et il n’est pas récent.
En retraçant le parcours des premières théories du complot, l’on remonte aisément au début du XXe siècle.

Votre avocate en Israël...  

Plus exactement aux accords Sykes-Picot de 1916. À l’époque, la France et la Couronne britannique se partagent la région en zones d’influence sans consulter l’ensemble des populations locales et sans réellement prendre en compte leurs aspirations.
Ce découpage, suivi quelques décennies plus tard de la création de l’État d’Israël, suscitera un sentiment d’injustice, de trahison et de ressentiment à l’encontre de l’Occident dans le monde arabe qui perdure encore.
Certains remontent plus loin encore dans le temps pour tenter d’expliquer l’engouement, ou plutôt l’obsession arabe, pour les complots.
Cette tendance peut être retrouvée dès le VIIe siècle, à l’époque du prophète Mahomet, avance Mohammad Ourya, doctorant à l’Université du Québec à Montréal, dans son mémoire Le complot dans l’imaginaire musulman (UQAM, 2008).
Plusieurs érudits musulmans, explique M. Ourya, imputent à Abdallah ibn Sabaa, un juif converti à l’islam, la mésentente entre les compagnons du Prophète, et donc la fitna (discorde entre musulmans), dans le but de déstabiliser le calife Othman.
Depuis, les théories sont légion. Du Protocole des Sages de Sion, un faux document fabriqué de toutes pièces par la police du tsar Nicolas II, et censé prouver la volonté juive de dominer le monde, aux soulèvements arabes de 2011, en passant par la crise de Suez, la guerre des Six-Jours, les attentats du 11 septembre, la guerre en Irak.
Le “calife” autoproclamé de l’EI, Abou Bakr el-Baghdadi, n’est autre qu’un agent du Mossad dont le nom réel est Simon Elliot ; le gouvernement israélien aurait utilisé en mer Rouge, au large de Charm el-Cheikh, des requins équipés de GPS pour espionner le gouvernement égyptien en décembre 2010 ; Tzipi Livni, ancienne ministre israélienne des Affaires étrangères, aurait eu des rapports sexuels avec plusieurs personnalités arabes pour les faire chanter…

Refuge ultime

Dans une région au taux d’analphabétisme relativement bas compte tenu des conflits incessants – selon des données publiées par l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences, via son portail électronique à l’occasion de la Journée arabe pour la lutte contre l’analphabétisme, le 8 janvier 2017, le taux d’analphabétisme dans les pays arabes est de 27,1 % –, il serait inexact d’attribuer la propagation de telles théories au seul illettrisme ou à un manque d’éducation. Ces deux notions sont certes des facteurs importants, mais il serait erroné de s’y limiter.

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La particularité des théories complotistes tient notamment au fait que ceux qui les partagent viennent de toutes sortes de milieux.
À cet égard, les raisons de cette popularité sont multiples et dépendent essentiellement de l’effet recherché : paranoïa, tendance à la victimisation, méfiance, ignorance, désir de sensationnalisme, instrumentalisation par les gouvernements…
Autant de facteurs renforcés par la facilité de diffuser des informations aujourd’hui, par le biais d’internet et des réseaux sociaux. “Les médias et les réseaux sociaux vont avoir un effet d’accélération. Chaque passage de la rumeur dans un média va lui conférer un peu plus de crédibilité. Cela va ‘informationner la rumeur’ comme dirait (l’expert des marques) Jean-Noël Kapferer.
Et, bien sûr, comme dans toute théorie du complot, les preuves existent, sont perçues comme indéniables, voire crédibles et elles sont LA vérité”, explique Dalia Ghanem-Yazbeck, chercheure affiliée au Carnegie Middle East Center de Beyrouth, et pour laquelle ces rumeurs “répondent à une forte demande de vérité”.
“Ces esprits ont recours à la théorie du complot parce que c’est le refuge ultime des impuissants”, notait l’éditorialiste américain Roger Cohen dans le New York Times il y a quelques années.
Cette impuissance est celle-là même qui conduit – ou découle ? – du fait de ne pas assumer ses responsabilités, d’où la facilité avec laquelle prolifèrent ces théories “dans les dictatures ou leurs dérivés”, estime, pour sa part, le psychanalyste libanais Chawki Azouri.
“Le meilleur moyen de ne pas assumer ses problèmes devant le peuple, c’est de diaboliser l’ennemi”, explique le spécialiste, selon lequel il s’agit d’un “mécanisme archaïque de régression”.

Une terre fertile pour les rumeurs

“L’absence de transparence et la culture du secret qui règnent au sein des institutions font que le monde arabe est une terre fertile pour les rumeurs et les théories du complot, qui deviennent une ‘alternative’ au ‘vrai régime’”, avance Mme Ghanem-Yazbeck. Et d’ajouter :
Les rumeurs comme les théories du complot produisent du sens dans un univers où les mécanismes de régulation sociale ont pratiquement disparu.
Vu les guerres, les conflits, les situations socio-économiques et politiques difficiles dans lesquels une majorité de pays arabes se trouvent, l’individu se retrouve seul, isolé et angoissé.
La théorie du complot vient donner du sens à cette réalité.”
Difficile, dans un contexte continuellement explosif, de parer efficacement à cette tendance.
D’autant plus que critiquer de telles idées signifie généralement, pour les défenseurs de ces théories, avoir quelque chose à cacher. Plus de transparence de la part des gouvernements, plus d’éducation, sont également souhaitables. Seul un travail continuel d’autocritique pourrait, à la longue, contribuer à minimiser l’influence de telles thèses sur les populations. Mais un tel travail reste improbable, pour le moment en tout cas.

Samia Medawar et Élie Saïkali

Source Courrier International
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