Une série de documentaires consacrés à “l’art dégénéré” revient, sur France Culture, aux sources de la stigmatisation des artistes modernes par les nazis. Explorant des œuvres expressionnistes, dadaïstes et surréalistes confisquées aux musées, présentées comme un art malade sans aucune valeur jusqu’à ce les nazis s’aperçoivent de sa valeur pécuniaire...
« L’exposition des arts dégénérés inaugurée à Munich en 1937 est certainement la plus formidable rétrospective d’art moderne qui a transité dans l’Allemagne nazie » , s‘exclame Christine Lecerf.
La productrice signe quatre émissions dans LSD, La Série Documentaire sur France Culture.
Elle plonge l'auditeur dans l'ambiance délétère de cette manifestation qui rassemblait plus de sept cents œuvres confisquées aux musées allemands : des peintures expressionnistes, dadaïstes, cubistes, futuristes et surréalistes accrochées dans « ce camp d’internement d'œuvres d’art avec une scénographie de l’horreur, assimilant les artistes à des handicapés mentaux », poursuit-elle.
L’exposition baptisée « Entartete Kunst » – littéralement art déchu de sa race – avait pour objectif de dénoncer « un art malade conçu par des artistes juifs et bolchéviques », désignés ainsi par Hitler. Tous les musées de province ont suivi l’exemple impulsé par Berlin.
« Il n’y en a pas eu un seul pour résister ; finalement on ne s’est pas contenté de l’art juif, et c’est tout l’art moderne qui a été saisi, près de 20 000 œuvres », rapporte Ralph Jentsch, conservateur spécialiste de Georg Grosz, un des artistes les plus vilipendés, dont une grande partie des tableaux a été brûlée. Tout comme Ernst Kirchner, qui avait fait don de mille peintures et dessins, et s’est suicidé après avoir appris que tout avait disparu dans les flammes.
Monnaie d'échange
Les chefs-d'œuvre modernes ne connaissent pas un destin similaire. Le 31 mai 1938, Joseph Goebbels, proche d’Adolf Hitler et ministre de la propagande nazie, décide de créer la commission pour l'exploitation des œuvres d'art dégénérées.
Il les utilise alors comme monnaie d’échange ou les vend. « Quatre marchands d’art triés sur le volet sont alors désignés pour les écouler et rapporter des devises de l’étranger, dont le Reich avait besoin notamment pour importer du carburant », explique Bernhard Schulz, journaliste au Tagesspiegel. Ils étaient autorisés à s’approvisionner directement dans les dépôts où étaient entreposées des trésors ».
Près de 1,5 millions d’œuvres ont ainsi été pillées en Europe dans les musées et les collections privées :« les nazis sont les plus grands voleurs de l’histoire, des prédateurs absolus qui fonctionnent de manière virale, explique Johann Chapoutot, spécialiste du nazisme. Ils se jettent sur un territoire dans le but de le vider de sa substance, prélevant les forces et les biens pour nourrir leur propres entreprises. »
De nombreux spécialistes s’expriment au micro de Christine Lecerf, qui ne reste pas en surface et va au-delà de l'exposition de 1937 : « Au départ, je pensai me cantonner à expliquer ce qu’était l’art dégénéré mais j’ai été fascinée par ce rapport des dignitaires nazis et d’Hitler à l’art, et j’ai développé ce sujet au-delà des frontières de l’Allemagne. »
Elle nous entraîne à Drouot. La salle des ventes vécut des heures fastes durant toute l’Occupation, les biens spoliés des familles juives ou vendus sous la contrainte y étant écoulés avec la complicité des galeristes et marchands français.
« Au Pays-Bas et à Paris, le marché de l’art connaît une activité effrénée en raison de l’arrivée massive d’œuvres sur le marché noir, fait remarquer le conservateur Andréa Strobl, en charge de la collection des arts graphiques à Munich.
En temps de guerre, on investit alors davantage dans l’art puisque l’immobilier est devenu risqué ». C'est à Paris que Hermann Göring vient sélectionner personnellement les toiles volées entreposées au Jeu de paume.
L'art moderne allemand dans les musées américains ? “On le doit aux nazis”
Le numéro 2 d’Hitler est assidu.
Il vient régulièrement alimenter sa collection personnelle – frustré de ne pas avoir pu se servir dans les musées de Vienne ou de Varsovie où le Führer a emporté les plus belles pièces. La conservatrice du musée Rose Valland observe ses allées et venues.
Elle voit brûler des tableaux « dégénérés » et disparaître dans d'incessantes transactions les Monet, Renoir et Cézanne de la collection de Paul Rosenberg, ou encore les Rembrandt, Vélasquez et Goya de la famille Rothschild.
Dès 1937, un grand nombre d’œuvres d’art dégénéré convergent même outre-Atlantique, vendues aux plus offrants – à commencer par les institutions – à la galerie Bucholz de New York : « Le fait que l’art moderne allemand soit aussi bien représenté dans les musées américains, on le doit aux nazis », pointe Bernard Schulz.
Pour les besoins de ces documentaires, Christine Lecerf sillonne l’Europe à la rencontre de spécialistes qui ne pratiquent pas la langue de bois.
« Les Allemands et les Autrichiens nous ont accueillis à bras ouverts avec une volonté de se confronter au passé, note-t-elle. Je ne m’attendais pas à autant d’enthousiasme pour faire la lumière sur les biens spoliés et cachés. En revanche, j’ai été stupéfaite par le déni français… j’ai d'ailleurs rencontré des difficultés pour interviewer des conservateurs.
Cela reste un tabou dans notre pays ! Les institutions sont encore dans une forme de paralysie alors que les jeunes générations, les enfants de familles de collectionneurs ou de familles spoliées sont, eux, dans une quête de vérité. »
LSD, la série documentaire, L'art dégénéré, du lundi 3 au jeudi 6 avril 2017 à 17h, sur France Cuture.
Source Telerama
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