On peut satisfaire son envie de manger des pâtes à Rome, des Schnitzel à Vienne et des sushis à Tokyo, à chaque coin de rue. Mais pour ce qui est de manger du gefilte fish à Tel-Aviv c’est une autre paire de manches. Dans la Ville blanche, il vous sera plus facile de vous restaurer d’une terrine que de foie haché, de trouver une crêpe bretonne qu’un blintze, ou des sushis plutôt que du chou farci. Quant à dénicher un bon gefilte fish, denrée rare, cela relève du parcours du combattant.
Comment est-il possible que 65 ans seulement après la fondation de l’Etat, se restaurer de cuisine ashkénaze soit devenu un tel casse-tête ? Bien sûr, elle est encore de rigueur dans les enclaves ultraorthodoxes, comme Bnei Brak ou certains quartiers de Jérusalem, copies conformes du shtetl d’Europe centrale, où le yiddish reste la langue de prédilection. Mais dans le reste du pays, il semblerait que les chefs se soient détournés de cette tradition culinaire, faute de pouvoir rendre attrayante cette cuisine du pauvre.
Un monde culinaire en péril
« De nos jours, il n’y a plus de cuisiniers, seulement des chefs épris de nouvelle cuisine », confie Vita Rosenshtock. Avec son mari Itzik, ils sont propriétaires du café Olga, à Tel-Aviv, un restaurant ashkénaze. « Un chef ne peut pas exprimer sa créativité dans le gefilte fish. Il n’y a pas de place pour l’innovation dans ce plat qui ne peut être autrement que rigoureusement identique à celui de sa grand-mère. » Il fut un temps, à Tel-Aviv même, on trouvait encore nombre d’endroits qui proposaient une cuisine familiale, les recettes de grand-mère. Dans des marmites fumantes, mijotaient alors de délicieux bouillons de poulet aux reflets dorés, où flottaient d’irrésistibles boulettes de matzot. On vous servait des harengs aux oignons, des ravioles aux pommes de terre ou à la viande, du bortsch chaud ou froid avec de la crème aigre. On pouvait commander un goulasch hongrois à la viande et aux pommes de terre ou des tranches de langue en sauce, qui donnaient raison au proverbe yiddish selon lequel « le meilleur dans un plat lacté, c’est la viande ».
Il y avait aussi des inconditionnels du jarret de veau dans sa gelée, généreusement aillée et poivrée, qui cachait un oeuf dur. Les aficionados de ce plat traditionnel, venu du fond de l’exil, se pâmaient devant sa couleur ambrée – il est de notoriété publique que c’est un plat réservé aux connaisseurs. Le soir, il n’était pas rare que les clients finissent les restes en les arrosant généreusement, car comme le dit un autre dicton yiddish : « L’homme vient de la poussière pour retourner à la poussière, alors, en attendant, rien ne vaut un bon petit coup de vodka ».
Manger convivial
Dans les années cinquante et soixante, les émigrants polonais tenaient des sortes de petites cantines à Tel-Aviv, qui proposaient une cuisine maison typique d’Europe centrale. Mais toutes ces recettes de grands-mères, qui se transmettaient de génération en génération, ont été balayées par les affres des horreurs nazies. Quant aux rares survivantes de la Shoah, elles emportent leurs recettes avec elles en quittant ce monde.
Des légendes sur le menu, racontaient l’histoire du peuple juif : la douceur du tsimmes du shabbat avec ses carottes à l’orange et aux raisins secs, le raifort et la betterave écarlate, qui contrastaient avec les nuances de gris du gefilte fish.
Les restaurants étaient bondés d’émigrants venus retrouver un peu de leur enfance enfuie, en se régalant de kougel de pâtes, délicieusement sucrés. Les saveurs du passé leur rappelaient un peu ce monde qu’ils avaient dû quitter et les parfums qui envahissaient les cuisines en hiver, où flottait l’odeur du cholent, leur rendaient un peu de leur jeunesse.
Des peintres, dont les oeuvres tapissent aujourd’hui les murs des musées, échangeaient une oeuvre contre un bol de soupe ou de bortsch, là encore, autre citation yiddish : « On peut tout oublier sauf la faim ».
Un jour, Woody Allen s’est plaint de ce que la nourriture d’un restaurant était épouvantable et les portions ridicules. Dans ces endroits uniques, les rations étaient généreuses, et la nourriture authentique. Aucun effort n’était fait pour rendre cette dernière à la mode. On ne cherchait pas à faire oublier ses modestes origines du shtetl.
Le deuxième chez-soi de Houldai
Ces restaurants étaient plus que de simples endroits où se restaurer. Ils étaient faits pour que les gens se retrouvent, raconte Shmil Holland, chef cuisinier et auteur de Schmaltz, un livre de cuisine ashkénaze, récemment édité. Schmaltz est le nom donné à la graisse d’oie dans laquelle on faisait revenir le poulet en Europe centrale.
Quand le café Olga a fermé ses portes, en avril 2010, après avoir eu pignon sur la rue Jabotinsky pendant 51 ans, 600 clients sont venus spontanément dire adieu à l’endroit. « J’avais l’impression de trahir leur confiance et de les abandonner », avoue Itzik Rosenshtock, qui appartient à la deuxième génération de propriétaires. Les clients étaient devenus comme une famille.
Le café Olga avait été fondé par Aaron and Olga Rosenshtock, tous deux survivants de la Shoah. Après leur mort, leur fils Itzik, qui avait travaillé dans l’établissement depuis son plus jeune âge, a tout naturellement repris l’affaire familiale, et ce jusqu’à ses 57 ans, où la fatigue l’a contraint à se retirer.
L’établissement comptait Ron Houldai parmi ses fidèles clients. Depuis ce lieu qu’il surnommait « mon deuxième chez moi », le maire de Tel-Aviv avait mené sa campagne électorale.
Quant à Ehoud Olmert, l’ex-Premier ministre avait écrit dans le livre d’or : « Ce n’est peut-être pas le meilleur restaurant de la ville, c’est vrai, mais je suis témoin que c’est sans conteste le plus chaleureux, celui où il fait aussi bon vivre. Ce n’est pas simplement un endroit où l’on mange, mais un lieu où l’on trouve de la chaleur humaine pour passer de bons moments en agréable compagnie. »
Tourner le dos à la culture yiddish
Dans certains cas, ce sont les enfants qui n’ont pas voulu reprendre les affaires familiales. Ils ne s’intéressaient pas au métier de restaurateur, ou n’avaient aucune envie d’être des fournisseurs de strudels ou autres spécialités. Dans d’autres cas, ce sont les parents qui les en ont dissuadés. « Ma fille voulait reprendre l’affaire, mais je lui ai dit que je préférerais y mettre le feu pour l’en empêcher », note Rosenshtock.
« Donc j’ai fermé l’établissement le plus vite possible pour la mettre devant le fait accompli. J’ai passé toute ma vie ici.
Il n’était pas question qu’elle en soit esclave à son tour. La cuisine ashkénaze, c’est beaucoup de travail, et on n’a plus de vie si on la fait dans les règles de l’art », explique-t-il.
Orna Raskin, la troisième génération de propriétaires de l’établissement Keton, fondé en 1945, avoue la même chose.
« Comme ma grand-mère l’avait dit à ma mère, celle-ci m’a dit à son tour : “ne fais pas ça !”. J’espère que mes enfants feront des études et autre chose de leur vie ».
Après la fermeture de ces restaurants, aucun établissement, parmi les myriades de ceux qui ont ouvert leurs portes à Tel- Aviv ces dernières décennies, n’a porté le gefilte fish sur sa carte.
« Le mouvement sioniste y est pour quelque chose », explique Holland, auteur de Schmaltz. « Ils ont voulu tourner le dos à toute la culture yiddish et à leur héritage d’Europe de l’est. C’est ce rejet qui est responsable de ce déclin. Cette cuisine comme le reste, était perçue comme celle de la diaspora ». C’est donc pour que ces recettes ne se perdent pas qu’il a écrit son livre de cuisine.
« La cuisine des juifs séfarades, héritée du monde arabe et d’Afrique du nord, était perçue comme authentique. L’une des raisons pour laquelle elle est si populaire aujourd’hui est qu’elle a perduré. En arrivant ici, les émigrants ashkénazes n’avaient plus certains des ustensiles et des ingrédients indispensables à la réalisation de leurs plats et, en s’adaptant, cette cuisine a changé pour le pire », explique Yonatan Roshfeld, un des chefs cuisiniers les plus en vue en Israël.
Une cuisine pour la maison
Lui aussi a une explication quant à cet inexorable déclin de la cuisine ashkénaze et la raison pour laquelle elle a perdu son attrait : « C’est une cuisine qui est faite pour être mangée à la maison. Et cela prendra du temps pour qu’on ait envie de la rechercher à l’extérieur du foyer familial. Et elle est trop copieuse ! Il y a tellement de fêtes dans le calendrier juif que les gens n’ont pas le temps de s’en remettre entre chaque festivité ».
Sans parler de l’incompatibilité de ce type de nourriture avec le climat du Moyen- Orient. « La cuisine juive d’Europe centrale est hautement calorique et parfaitement indigeste sous nos latitudes. Et la rendre plus légère lui ôterait tout intérêt », ajoute Roshfeld, qui puise lui-même ses racines en Pologne. « Ce sont des plats d’hiver. Cette nourriture est idéale pour sillonner les steppes neigeuses par -20°, mais par 40° degrés à l’ombre, elle vous terrasse », ajoute-t-il. « Elle plaît encore aux personnes d’un certain âge. Mais pour les jeunes, la cuisine juive ne vaut pas le détour ».
C’est l’heure du déjeuner ; Ofer Yehouda et Shahar Boblil, deux trentenaires telaviviens branchés, tous deux urbanistes, viennent de se partager un plat de foie haché très copieux et se jettent maintenant sur leurs bols de soupe de poulet. Nous sommes chez Batya, un restaurant qui date de 1941, réputé pour faire le meilleur cholent de la ville. Un cholent du genre de celui qu’Heinrich Heine décrit comme le nectar des dieux et une pure ambroisie dans l’un de ses poèmes de 1851.
Les deux hommes ont également commandé des boulettes de viande et Yehouda est sur le point d’attaquer un plat de kasha (sarrasin).
Les hauts et les bas de la cuisine juive
Batya, elle aussi, a failli mettre la clé sous la porte, victime des nouvelles moeurs culinaires des Israéliens. Le restaurant familial qui se trouvait à l’angle des rues Dizengoff et Arlozorov a bel et bien fermé, mais pour rouvrir ses portes à une autre adresse, au 95 de la rue Hashmonaim. Et devenir un établissement moderne plein de charme, et non pas vétuste comme l’était le précédent.
Son seul vestige du passé : un papier peint à l’ancienne, dont le design a été fait sur commande. Il réveille la nostalgie d’un monde englouti. Il se compose de collages de photographies anciennes, de recettes de gâteaux dans une écriture manuelle, de pages de vieux menus et des reproductions de cartes postales écrites en Russe et bien sûr de quelques photos de Batya elle-même, à l’époque de sa jeunesse.
« Ma famille constitue la troisième génération d’émigrants de Tel-Aviv. Chez nous, on avait l’habitude de venir chez Batya, prendre des plats à emporter pour les fêtes », confie Yehouda, qui travaille dans l’immobilier.
Boblil, un réflexologue, note que ce genre de nourriture lui rappelle la cuisine de sa grand-mère polonaise. Il la mangeait chez elle quand il était petit et une irrépressible envie lui revient de temps en temps. « On en mange au moins une fois par mois », dit-il, « et c’est super ».
Miri Hahamov, 57 ans, est la fille de Batya Yom Tov, fondatrice du restaurant éponyme. Ses deux filles, la troisième génération, y travaillent comme serveuses, ce qui laisse présager que l’entreprise familiale a de l’avenir. Avec la cuisine juive, c’est comme ça. Il y a des hauts et des bas, mais elle fait toujours partie du paysage culinaire.
« La cuisine juive, on a des moments avec et des moments sans », fait remarquer Hahamov, « mais elle ne disparaît jamais de la carte. Des restaurants ouvrent leurs portes, d’autres ferment ; nous, on tient le coup à Tel-Aviv depuis 72 ans, alors… » Il semblerait que ces dernières années, la cuisine juive ashkénaze connaisse une nouvelle envolée et un petit goût de reviens-y. Pour beaucoup, c’est une cuisine qui réveille des souvenirs de famille. Les très jeunes éprouvent une sorte de nostalgie pour ce qu’ils n’ont pas connu. « La génération de nos grands-mères est en train de disparaître avec ses recettes et on a envie d’en garder quelque chose », précise Boblil.
Le foyer des âmes orphelines
Rue Dizengoff, Batya a toujours été en concurrence avec le restaurant Keton créé en 1945, à quelques pâtés de maisons plus au sud. L’endroit respirait la nostalgie et l’histoire. Les noms de ses illustres clients sont toujours gravés sur les chaises où s’asseyaient autrefois Arthur Rubinstein, Chaim Topol, les acteurs du Théâtre national Habimah, des poètes et des artistes en tout genre.
C’est Alexandre Penn, le poète, qui avait soufflé aux propriétaires de l’établissement de l’appeler Keton, un mot hébreu pour désigner une petite pièce. Orna Raskin, 48 ans, est la petite-fille du fondateur de l’établissement, d’origine polonaise aussi. Elle a travaillé comme infirmière en soins intensifs, mais, à la mort de son grand-père, alors que sa grand-mère était âgée de 80 ans, elle est venue lui donner un coup de main et depuis elle a repris le flambeau, pour ne plus en démordre.
Le menu est immuable. Elle n’a pas changé une virgule, ni même ajouté une pincée de poivre aux recettes originales.
« De toute évidence, dans la cuisine juive, il n’y a aucune place pour l’improvisation », confie-t-elle, assise à une table en terrasse, lors d’un déjeuner juste après les fêtes de Pessah. Le restaurant est quasiment vide. Les clients se sont rassasiés de gefilte fish pendant les fêtes. « J’ai essayé d’apporter quelques changements à la carte », avoue-telle, « mais, peine perdue, les clients veulent leur plein de nostalgie avec une nourriture garantie authentique ».
Sa clientèle est composée d’habitués qui viennent toujours le même jour de la semaine et passent la même commande.
Des familles entières sont des habitués du samedi. Il y a aussi des touristes, qui s’attablent par curiosité et des jeunes, qui fréquentent le restaurant quand ils ont la grippe l’hiver et se soignent d’une bonne ration de soupe de poulet aux nouilles, la « pénicilline juive ».
Menashe Kadishman, 80 ans, un des artistes peintres israéliens les plus connus, est un client fervent de cette cuisine typique. « Nos âmes sont toutes orphelines et sans foyer, alors un endroit comme Keton, nous rend un peu de ce que nous avons perdu », confie l’artiste. « Cette nourriture, c’est un peu comme le mariage. Après tant d’années de vie commune, on peut avoir envie d’aller voir ailleurs, mais finalement on se rend compte que rien ne vaut ce qu’on mange à la maison ».
Source JerusalemPost