C’est sur elle que repose le fardeau de l’économie. Sans elle, les sociétés ne peuvent survivre ou prospérer : comment se porte la classe moyenne ? Voici ce qu’Aristote écrivait voilà plus de 2 500 ans : « Heureux sont les États dont les citoyens disposent d’un patrimoine modeste et suffisant ; car lorsque certains possèdent beaucoup alors que les autres n’ont rien (…) une tyrannie peut naître de l’un des deux extrêmes.
Lorsque la classe moyenne est importante, il y a moins de risques de discordes et de divisions ». Ces propos du grand philosophe, qui figurent dans son traité La Politique, restent aussi pertinents aujourd’hui qu’ils ne l’étaient à son époque.
Or, cette classe moyenne, qui garantit notre économie et notre démocratie, est une espèce en voie de disparition en Israël comme dans les autres pays occidentaux. La conséquence en est une menace croissante pour notre économie et notre démocratie – une division, une extension des inégalités dans la richesse et les revenus, et une hargne grandissante entre des groupes aux intérêts politiques divergents.
En janvier dernier, le centre Adva, institut d’analyse politique, publiait ainsi un rapport alarmant : selon les chercheurs Noga Dagan-Bouzaglo et Eti Connor-Atias, « La classe moyenne israélienne n’est plus qu’une illusion. Elle ressemble de plus en plus au prolétariat défini par Marx pour consister en “des individus sans moyens de production autonomes, réduits à vendre leur force de travail pour subsister”. » Et c’est bien là que réside tout le problème. La classique division des classes a changé. Auparavant, un travail garanti, un revenu stable et solide, et une certaine assurance de ne pas tomber dans la pauvreté étaient les critères de l’appartenance à la classe moyenne. Critères désormais menacés dans l’ensemble des pays occidentaux.
En Israël, deux tiers des actifs gagnent un salaire situé entre un revenu minimum et un revenu moyen. Beaucoup d’entre eux n’appartiennent donc plus à la classe moyenne et vivent même parfois dans la pauvreté.
Par ailleurs, si on reprend la classique division en trois classes sociales, beaucoup de ceux qui font partie du tiers supérieur, comme les directeurs, gagnent des sommes astronomiques.
On a donc une société plutôt divisée en deux, avec d’un côté des travailleurs sur le seuil de la pauvreté et d’un autre des privilégiés aux revenus exorbitants. Or, on l’a bien compris, une société ne peut survivre ou prospérer sans classe moyenne.
En matière de chiffres, le revenu brut moyen d’un ménage en Israël oscille entre 9 700 shekels et 16 300 shekels – soit entre 25 % de moins et 25 % de plus que la moyenne générale du pays, estimée à 12 600 shekels. Au cours des vingt dernières années, la proportion de la population qui appartient à la classe moyenne est tombée de 4 à 1 alors que la classe supérieure a renforcé ses rangs et inclut trois Israéliens sur huit.
L’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), composée de 34 pays riches dont Israël, a récemment fait le constat inquiétant d’une classe moyenne en perdition : ceux qui en faisaient partie sont devenus plus riches ou – et c’est le plus souvent le cas – plus pauvres.
La société se fragmente avec un fossé de plus en plus grand entre les populations aisées et défavorisées. Les économies sont chancelantes et il leur manque les deux qualités de la classe moyenne : l’éthique du travail et le comportement d’épargne.
De l’Occident vers l’Orient
Alors comment en est-on arrivé là ? Il y a plusieurs raisons essentielles.
Tout d’abord et avant tout, l’effondrement de la sécurité de l’emploi, une caractéristique qui faisait généralement l’apanage de la classe moyenne. Originellement, cette dernière était composée d’employés de production, dotés d’un salaire élevé, mais ce n’est plus le cas. Ces emplois de production – comme ceux de l’automobile aux Etats-Unis, payés à 24 dollars de l’heure – sont désormais passés en Asie.
De même en Israël, une large proportion de la production est sous-traitée à l’étranger.
En d’autres termes, la classe moyenne, dominante et prospère dans les pays occidentaux, n’a pas disparu, mais elle s’est simplement déplacée vers la Chine et l’Inde.
Selon une étude de l’OCDE de 2010, faite par Homi Kharas, si 60 % de la consommation mondiale de la classe moyenne actuelle est encore le fait des Américains et des Européens, en 2050, elle ne sera plus que de 10 %. La majorité des dépenses de cette classe moyenne proviendra alors de Chine et d’Inde pour plus de 50 %. Selon Thomas Friedman, journaliste au New York Times, l’Inde, à elle seule, compte 300 millions d’individus de classe moyenne et environ 300 millions d’autres qui vont bientôt y accéder. Une autre cause du déclin de la classe moyenne est la baisse de l’emploi dans la fonction publique. Selon un rapport du centre Adva, le secteur public constitue avec 29 % la plus grande source d’emploi pour les familles aux revenus moyens. Cependant, les postes comme les salaires de ce secteur ont diminué dans les pays occidentaux où les gouvernements luttent pour parer aux déficits de leurs budgets.
Concrètement, en Israël, le déficit budgétaire s’élève au moins à 40 milliards de shekels. Le nouveau gouvernement de coalition devra y faire face. Mais quelle que soit la manière, la classe moyenne sera frappée de plein fouet : les impôts augmenteront et les services se réduiront. Sans oublier que la détérioration des services publics atteint la classe moyenne par deux fois : d’abord par la réduction des postes et des salaires et par le fait que la diminution de ces services la touche directement.
« On ne prête qu’aux riches »
La possession de biens immobiliers est une autre caractéristique de la classe moyenne. La hausse des prix du logement est donc une autre cause importante de son déclin en Israël. La multiplication et la hausse de l’habitat ont rendu l’accès à la propriété très difficile.
La classe supérieure qui a acheté des appartements à Tel-Aviv a vu leur valeur doubler au cours de la dernière décennie.
Ceux de la classe moyenne, qui ont pu acheter quand les prix étaient raisonnables, sont saufs. Par contre, les jeunes couples qui aspirent à accéder à la propriété ne s’en sortent pas. Avec leur emploi, par ailleurs souvent précaire, ils ne peuvent rembourser les exorbitants emprunts nécessaires à l’achat d’un appartement. De plus, si la valeur de leur bien venait à décliner, ils se retrouveraient avec des dettes impossibles à rembourser.
Stanley Fischer, directeur de la Banque centrale d’Israël, a bien tenté de restreindre la hausse du prix de l’immobilier, mais ses efforts n’ont que partiellement réussi. D’après le ministère du Logement, on estime qu’une moyenne de 129 mois de salaire (plus de dix ans) est nécessaire pour acheter un appartement, ce qui est bien plus long que dans les autres pays occidentaux.
La globalisation a aussi frappé la classe moyenne, en Israël et en Occident. Comme la production est passée en Asie, les pays de l’ouest se sont de plus en plus axés sur les services.
D’un côté, Israël s’en est bien accommodé : ses 60 milliards de dollars annuels d’exportation dans le domaine du hightech ont stimulé sa croissance économique. Mais, d’un autre côté, la mondialisation est aussi l’une des principales causes de l’inégalité grandissante.
De plus, la majorité du revenu national brut d’Israël est constitué par des services (ainsi qu’un tiers de ses exportations, soit 20 milliards de dollars). Or, dans ce secteur, soit vous gagnez une fortune, disons, comme ingénieur informatique, soit vous ne recevez que le salaire minimum comme un préposé de magasin ou un serveur. En fait, seule une petite partie des professions a directement bénéficié de l’industrie high-tech et des exportations.
Finalement, les difficultés des petites entreprises jouent également un rôle dans la disparition de la classe moyenne. Beaucoup de ses membres sont des travailleurs indépendants et ont de plus en plus de mal à maintenir à flot leurs entreprises. L’an dernier, selon les données de l’industrie en Israël : 41 500 entreprises ont fait faillite et ont dû fermer – un chiffre en augmentation de 6 % par rapport à 2011.
Le manque de crédit est une cause majeure de ce phénomène. « On ne prête qu’aux riches » est devenu le leitmotiv des banques qui refusent souvent l’allocation de prêts. C’est d’autant plus injuste que ce sont justement les magnats et non les patrons des petites entreprises, qui ont fait perdre des sommes énormes à ces mêmes banques et aux fonds de pensions.
La victoire du « nous » ?
Le mythe de la classe moyenne est apparu au soir des élections de janvier dernier. Lors de la célébration de sa victoire, avec ses 19 sièges à la Knesset, Yair Lapid, le dirigeant de Yesh Atid, a déclaré 23 fois : « Nous avons gagné ». Ce « nous » était non seulement le parti, mais la classe moyenne dans son ensemble, puisque le message de Lapid, tout au long de sa campagne, était d’« aider la classe moyenne ».
Le problème est qu’une grande partie de l’électorat de Yesh Atid appartient à la classe supérieure : quelque 35 % des électeurs dans la communauté prospère de Savion ont voté pour Lapid qui a aussi remporté de 29 à 32 % du vote des quartiers haut de gamme similaires, comme Ramat Hasharon, Kfar Shmaryahou et Césarée – alors que la moyenne de ses électeurs dans le pays était de 14 %. Si la classe supérieure a voté pour lui, c’est tout simplement parce qu’il en fait partie : il conduit une voiture de luxe – et surtout, ces électeurs de la classe aisée pensent que cette star des médias de 48 ans se battra pour leurs propres intérêts.
Quant à ceux de la véritable classe moyenne, il n’y a presque aucune chance pour que Lapid puisse les défendre puisque le budget de 2013-2014 est déjà entériné.
Si le nouveau budget réussit à combler l’énorme déficit, c’est, de toutes les manières, la classe moyenne qui en payera le prix. Comme partout, c’est elle qui assume principalement les impôts : les pauvres, en général, n’en payent pas et d’ailleurs ne le devraient pas ; quant aux riches, ils parviennent à les éviter. Le fardeau tombe donc sur la classe moyenne.
Même si les 19 nouveaux députés de la Knesset de Yesh Atid veulent sérieusement aider la classe moyenne, ils risquent eux-mêmes de rapidement oublier à quoi une famille de classe moyenne est confrontée. Aujourd’hui, un membre de la Knesset perçoit 38 250 shekels, c’est-à-dire trois fois le revenu moyen d’un ménage, sans compter les avantages dont il bénéficie. A partir du moment où il (ou elle) prête serment et siège à la Knesset, aucun des 120 députés de la Knesset ne fait plus partie de la classe moyenne.
La sagesse d’Aristote
Le Forum économique mondial, l’organisation qui avait mis en place le clinquant sommet de Davos en présence de l’élite des dirigeants et chefs d’entreprise, a récemment émis un rapport : dans les cinq prochaines années, la plus grande menace sera l’augmentation globale de l’inégalité dans la distribution des richesses et des revenus. Comme Aristote l’avait prédit : « Quand certains possèdent de grandes richesses, alors que d’autres n’ont presque rien, une tyrannie peut se mettre en place ».
Pourtant la disparition de la classe moyenne n’est pas une fatalité. Par exemple, dans les pays scandinaves, le prélèvement d’impôts élevés sur les riches, un solide réseau social, des services complets pour tous, des systèmes d’éducation consistants, et des programmes d’éducation permanente pour l’emploi, ont réussi à maintenir la classe moyenne et à favoriser un taux important de mobilité sociale. Au Danemark, le PIB par habitant est 60 fois plus élevé qu’en Israël.
La classe moyenne israélienne, de plus en plus affaiblie, risque fort d’être déçue par l’échec du gouvernement et de la Knesset à répondre à ses besoins, même si Lapid et Yesh Atid sont sincères. Le mouvement pour la justice sociale pourrait être de nouveau nécessaire.
Le problème de base n’est pas de répartir plus équitablement le fardeau économique sur la classe moyenne puisqu’il n’y a nulle part où le déplacer. Il s’agit plutôt d’augmenter la classe moyenne pour que ce poids pèse moins lourd sur chaque budget familial. Il est temps de laisser tomber les vieux mythes sur la classe moyenne et de faire face à la réalité.
Tenons compte de la sagesse d’Aristote : l’économie comme la politique ont désespérément besoin d’une large classe moyenne, forte et solide.
Source JerusalemPost