Karel Kopfrkingl est le personnage principal de L’Incinérateur de cadavres, un livre insolite et grinçant de l’écrivain Ladislav Fuks, publié en 1967 et magistralement adapté au cinéma, un an plus tard, par le réalisateur Juraj Herz. Accessible depuis 2004 aux lecteurs français, L’Incinérateur de cadavres se classe assurément parmi les livres tchèques qui méritent d’être lus. L’éditeur français du roman, ainsi que d’autres connaisseurs de l’œuvre de Ladislav Fuks nous expliquent pourquoi.
« L’Incinérateur de cadavres reste d’actualité et continue d’attirer les lecteurs, car il décrit une réalité bien connue, lorsque le pouvoir totalitaire séduit un petit bourgeois qui, au fond de lui, sait bien qu’il ne fera jamais une carrière éblouissante.
Mais un jour, une occasion inédite d’obtenir une promotion au travail, d’appartenir à une classe privilégiée, se présente à lui, alors il se met à agir. »
Ce petit bourgeois dont parle Erik Gilk, critique littéraire et auteur d’une nouvelle monographie de Ladislav Fuks, c’est Monsieur Kopfringl, responsable d’un crématorium pragois, heureux père de deux enfants et mari exemplaire qui se laisse gagner par les idées nazies de son ami Willy.
Cet ancien frère d'armes de Kopfrkingl, avec lequel il a fait la Première Guerre mondiale dans l'armée austro-hongroise, le persuade qu'il possède des origines germaniques et qu'il doit par conséquent contribuer à la gloire de la nation allemande.
Progressivement dévoré par cette idée et estimant qu’en incinérant les gens, il les sauve du malheur et met un point final à toutes leurs peines, le bon Kopfrkingl sombre peu à peu dans la folie.
Entre le grotesque et l’horreur
Détrompez-vous, même si la politique nazie et la question juive sont présentes dans ce livre d’une centaine de pages, il ne s’agit pas d’un roman de guerre. C’est une œuvre à cheval entre le grotesque et l’horreur, où l’absurdité et le fantastique se mêlent à la triste réalité de la Tchécoslovaquie au seuil de la Seconde Guerre mondiale.
Ce qui a rendu célèbre L’Incinérateur des cadavres, c’est, le sujet mis à part, le style insolite de l’auteur, ainsi que la fameuse adaptation du livre au grand écran.
Car dans ce cas, le roman et le film, bien qu’il s’agisse de deux œuvres bien distinctes, sont devenus indissociables.
La réputation de l’adaptation cinématographique du réalisateur Juraj Herz, interdite par les autorités communistes immédiatement après sa sortie en 1969, était aussi, en quelque sorte, à l’origine de la traduction du roman en français.
Alors que L’Incinérateur de cadavres était déjà traduit dans de nombreuses langues, sa parution en France, aux éditions L’Engouletemps, ne date que de 2004.
Son éditeur Frédéric Bègue raconte :
« C’était en effet la première traduction du livre en français, ce qui était assez étonnant, parce qu’il y avait déjà eu des traductions du premier roman de Ladislav Fuks, Monsieur Mundstock.
L’Incinérateur de cadavres n’avait pas été traduit, alors que le film était plus connu. Il existait un groupe de cinéphiles français qui l’avaient vu, mais qui voulaient aussi lire le livre.
Nous nous sommes dit que pour les autres lecteurs français, ça allait être une ouverture sur la littérature tchèque. La traduction et le film ont été présentés en 2004 au Festival de Beauvais, consacré aux films tchèques. »
« Effectivement, les lecteurs français étaient surpris de découvrir un texte original qui n’avait pas été traduit pendant si longtemps…
Le roman de Ladislav Fuks intéressait notamment des amateurs d’humour noir. Au-delà de l’allégorie et du message du livre, ils ont apprécié ce genre d’humour peu fréquent dans la littérature française. »
Selon Frédéric Bègue qui a vécu et enseigné le français en République tchèque dans les années 1990, la traduction de Barthélémy Müller est très proche des ambiguïtés du texte et du style original de Ladislav Fuks, un style répétitif et théâtral.
On écoute un extrait :
« Dans le cinquième cercueil, on incinère aujourd’hui madame Strunná, » dit-il et il fit signe à monsieur Dvořák de s’approcher.
Dans le cercueil gisait une femme incommensurablement belle.
« Je l’ai déjà vue hier, » dit monsieur Kopfrkingl en baissant un peu les yeux, tandis que monsieur Dvořák en retrait derrière lui, effroyablement pâle, plongeait son regard dans le cercueil.
« Elle n’a pas le visage défraîchi ni le nez et les tempes décharnés, comme il est courant chez les cadavres quand la main de la mort les touche et qu’ils sont étiques. Oui, monsieur Dvořák, étiques, confirma monsieur Kopfrkingl, l’étisie est la conséquence de la mort.
Son teint n’est pas cireux non plus comme les statues du Panopticum, » dit monsieur Kopfrkingl en le montrant du doigt, à distance, et son alliance brilla sur sa main.
« Son teint est frais et ses yeux légèrement fermés, comme si elle dormait. Comme si elle allait se réveiller et se lever. »
« Vous vous imaginez peut-être qu’elle n’est pas si morte que ça, reprit monsieur Kopfrkingl au bout d’un moment en voyant le regard fixe de monsieur Dvořák.
Ce serait une mauvaise pensée, monsieur Dvořák. Cette femme a été déclarée morte et dans ce cas, il est de notre devoir de l’incinérer après la cérémonie. La déclaration de décès est l’acte administratif le plus responsable, mais aussi le plus noble, qui se décrète en ce monde.
C’est un acte décisif et nous remplissons ici nos obligations avec exactitude. Donc vous avez vu, monsieur Dvořák, tous nos mécanismes et nos automatismes et c’est tout pour le moment, monsieur Dvořák. »
Ladislav Fuks, un auteur entouré de mystère
L’Incinérateur de cadavres est le quatrième roman de Ladislav Fuks, décédé en 1994 à Prague.
Il a commencé à écrire sur le tard, vers ses quarante ans. Diplômé de philosophie, de psychologie et d’histoire de l’art à l’Université Charles, il a d’abord travaillé comme fonctionnaire à l’Administration des monuments historiques au château de Kynžvart, puis à la Galerie nationale de Prague, avant de publier, en 1963, son premier roman à succès, le plus traduit et le plus lu, intitulé Monsieur Mundstock.
Il raconte l’histoire d’un Juif menacé de déportation qui se prépare, à son domicile, à la vie dans un camp de concentration.
Le thème des Juifs et de l’Holocauste reste d’ailleurs au centre des préoccupations de l’auteur et apparaît dans la plupart de ses livres, tout comme le thème de l’enfance malheureuse.
Touché par le sort de ses nombreux amis d’enfance d’origine juive déportés, de même que des homosexuels et des Tziganes, Ladislav Fuks était tout aussi anxieux et vulnérable que ses personnages, comme nous le raconte le critique littéraire Erik Gilk :
« L’Incinérateur de cadavres et le premier livre de Ladislav Fuks qui ne contient pas d’éléments autobiographiques. Le personnage qui lui est le plus proche est celui de Mili, le fils adolescent de Monsieur Kopfrkingl.
Au début de la guerre, Ladislav Fuks était lui aussi un jeune garçon, mais il avait d’autres préoccupations que Mili.
A cette époque, il a pris conscience de son orientation homosexuelle, ce qui devait être très difficile pour lui. En tant qu’écrivain, il s’est inspiré de sa propre vie dans d’autres livres, à savoir dans Mes frères aux cheveux noirs et Variations pour une corde sombre. »
Le personnage de Ladislav Fuks reste aujourd’hui encore entouré d’un certain mystère.
On se souvient de lui comme d’un solitaire qui entretenait des relations amoureuses avec de jeunes hommes, bien qu’il se soit marié une fois, en 1964, avec une Italienne - un mariage raté, en réalité.
Ladislav Fuks était, paraît-il, doté d’un humour spécifique, aimait surprendre son entourage et collectionnait des curiosités.
Homme de lettres, il cultivait le secret autour de sa vie et de sa méthode de travail.
On écoute l’éditeur Frédéric Bègue :
« C’est un auteur qui est totalement original. Il a une certaine forme d’humour noir qui n’est pas tout à fait représentatif de l’humour tchèque tel que l’on peut le connaître. Dans notre collection, nous avons d’ailleurs publié d’autres auteurs russes qui avaient un humour noir comparable. »
« Ça fait quinze ans que j'entre dans le Temple de la mort en passant devant la loge de monsieur Vrána, pensa-t-il en regardant tantôt le dallage du sol, tantôt le ciel bleu limpide au-dessus de l'édifice, quinze ans que j'entre ainsi et je suis toujours envahi par le même sentiment sacré. »
Croque-mort amoureux de son métier et ravi de pouvoir contribuer à la mise en place de la Solution finale, Monsieur Kopfrkingl finit par faire le mal au sein de sa propre famille.
Le conflit entre le bien et le mal est d’ailleurs le leitmotiv de tous les livres de Ladislav Fuks et en particulier de L’Incinérateur de cadavres.
Frédéric Bègue :
« L’histoire de ce roman a plusieurs niveaux. D’abord, elle est très grinçante. Elle dit beaucoup de choses sur la dose de gentillesse et de bonté qui existe dans le mal absolu.
Elle raconte comme il est difficile de cerner la part du bien et du mal et quelle est cette dose de bonnes intentions qui existent chez les personnes foncièrement vouées au mal. »
Un film culte interdit par la censure
En 1969, peu après l’écrasement du Printemps de Prague et l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie sort en salles le film L’Incinérateur de cadavres du réalisateur Juraj Herz qui, enfant, a survécu aux camps de concentration. Pendant deux ans, Juraj Herz et Ladislav Fuks se sont rencontrés au fameux café pragois Slavia et ont concocté le scénario du film que le Juraj Herz a finalement réalisé en toute liberté et qui l’a rendu célèbre.
Frédéric Bègue nous donne son avis sur cette comédie horrifique en noir et blanc, avec l’époustouflant Rudolf Hrušínský dans le rôle de Monsieur Kopfrkingl:
« En général, je n’aime pas les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires. Une adaptation est toujours très personnelle et souvent moins intéressante que le livre.
Il arrive toutefois que l’adaptation soit aussi bonne que le livre, pour des raisons qui tiennent à la personnalité du réalisateur, même si celui-ci offre bien sûr sa propre interprétation de l’œuvre.
Dans ce cas, je crois qu’une sorte d’alchimie s’était créée entre Ladislav Fuks et le réalisateur Juraj Herz, qui m’avait d’ailleurs parlé de son rapport très particulier à l’écrivain.
Ils ont collaboré au film, mais cette collaboration n’en était pas une en fait. A mon avis, Juraj Herz a fait quelque chose d’assez différent. »
Rapidement interdit par la censure communiste, le film n’a été redécouvert par les cinéphiles tchèques et étrangers qu’après la révolution de 1989.
Ressorti en salles en France en 2019, en version restaurée, il est disponible en DVD (https://www.malavidafilms.com).
« Si les autorités communistes ont interdit mon film », a dit Juraj Herz dans une interview, « c’est par ce qu’il est devenu terriblement actuel. Il se moque des conformistes.
Or ces gens-là, loyaux, capables de changer de conviction du jour au lendemain, étaient très sollicités après l’invasion d’août 1968. »
Juraj Herz face à sa filmographie
Les propos du cinéaste qui a finalement choisi de s’exiler en Allemagne de l’Ouest sont valables et pour le film et pour le livre. Auteur d’une adaptation radiophonique de L’Incinérateur de cadavres, diffusée en première sur la Radio tchèque en 2017, Aleš Vrzák explique pourquoi, selon lui, l’œuvre de Ladislav Fuks mérite d’être lu :
« Ce que je trouve de plus fort dans cette histoire, c’est le thème de manipulation.
Elle est éternelle. Ce livre fait référence à deux régimes particulièrement manipulateurs : au nazisme et au communisme. Mais la manipulation est un danger perpétuel et omniprésent.
Elle est toujours là, chaque jour, chaque minute. On devrait apprendre à ne pas tomber dans ce piège. »
Source Radio Prague
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