Cette proposition LREM a pour ambition d’aiguiser l’une des pierres angulaires de la responsabilité des hébergeurs. Les plateformes comme YouTube, Facebook, Twitter, Dailymotion, bref tous les sites d’une certaine importance qui abritent et rendent disponibles des contenus mis en ligne par des internautes, ont déjà l’obligation de retirer « promptement » les contenus « manifestement illicites ».
Si en 2004, étaient compris la pédopornographie ou encore les crimes contre l’humanité, des éléments dont l’illicéité était flagrante, jamais le législateur n’a défini le spectre de ces données. Ce travail de qualification reposait sur la seule jurisprudence. De même, les tribunaux ont eu à définir l’adverbe « promptement », sanctionnant ici un retard de plusieurs semaines, validant là, un retrait en deux ou trois jours…
En novembre 2017, Emmanuel Macron pousse le sujet en avant. Il regrette l’absence de régulation de « l'accès aux jeux vidéo, aux contenus sur Internet, aux contenus pornographiques de plus en plus diffusés ». Et celui-ci d’ajouter qu’« unissant monde virtuel, stéréotypes, domination et violence, la pornographie a trouvé, grâce aux outils numériques un droit de cité dans nos écoles ».
En novembre 2018, lors de l’« appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace », il prend de l’amplitude : « nos gouvernements, nos populations ne vont pas pouvoir tolérer encore longtemps les torrents de haine que déversent en ligne des auteurs protégés par un anonymat devenu problématique ». En février 2017, Édouard Philippe annonce en conséquence une future loi pour lutter contre les contenus « haineux ».
Elle sera portée par Laetitia Avia, députée LREM, sous forme de proposition de loi. Avantage ? Aucune étude d’impact ne lui sera associée, puisqu’elles ne sont réservées qu’aux projets de loi.
La proposition s’appuie sur le rapport contre la haine cosigné par cette députée LREM et présenté à Matignon en septembre 2018. Elle préconise plusieurs actions, inspirées du droit allemand, et surtout embarque une définition des contenus manifestement illicites et du prompt retrait pour certaines infractions.
Pour la première fois dans l’histoire de la régulation des nouvelles technologies, ce texte déposé à l'Assemblée nationale le 20 mars 2019, exige donc un retrait en 24 heures. Mieux, il dresse une liste fermée de contenus dits manifestement illicites concernés par cette obligation.
De l'extension du domaine de la lutte à la course à l'échalotte
Comme on pouvait l’anticiper, cette liste a été étendue très rapidement, dès les travaux en commission des lois. Un amendement signé justement Laetitia Avia est adopté. Entrent dans cette liste :
Les injures et provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de l’origine, de l’ethnie, de la nation, de la prétendue race, de la religion, du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre ou du handicap
L’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage, des crimes et délits de collaboration avec l’ennemi, des crimes d’atteinte volontaire à la vie ou à l’intégrité physique, d’agression sexuelle, de vol aggravé, d’extorsion ou de destruction, dégradation ou détérioration volontaire dangereuse pour les personnes
Le harcèlement sexuel
La traite des êtres humains
Le proxénétisme
La pédopornographie
La fabrication, le transport ou la diffusion d’un message à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ou à inciter des mineurs à se livrer à des jeux les mettant physiquement en danger ainsi que le commerce d’un tel message lorsqu’il est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur
La provocation au terrorisme ou son apologie
L’atteinte à la dignité de la personne humaine
Remarquons que la proposition de loi contre la haine en ligne déborde de son champ initial, en intégrant par exemple les images, photos et textes pornographiques, dès lors qu’ils sont accessibles aux mineurs. Un moyen de rendre nettement plus nerveuse la politique en la matière, bien au-delà de la charte antiporno actuellement sur la rampe au gouvernement.
Et pour cause, les plateformes qui ignoreraient une notification (comprendre un signalement adressé par un utilisateur ou une association) ciblant un contenu rattaché ou rattachable à cette liste risqueront jusqu’à 1,25 million d’euros d’amende infligée par un juge.
Mieux la proposition de loi confie aussi les clefs de la régulation des acteurs au Conseil supérieur de l’audiovisuel.
Celui-ci aura un pouvoir de leur adresser des recommandations, destinées à aiguiser leur lutte contre la haine, sous menace de très lourdes sanctions en cas de violation (4 % du chiffre d'affaires mondial).
Le CSA va de facto pouvoir déporter sur Internet, l’hygiène qu’il tente d’imposer sur les TV et radios depuis sa création. La crainte d’une « télévisionnisation de l’internet » émise en 2014 par Philippe Aigrain, auteur de Sharing, se confirme sûrement.
Bien entendu, jeter en pâture un régime jurisprudentiel pour construire une régulation dans le dur inspire bon nombre de parlementaires.
En fonction des sensibilités, des convictions, des porosités avec les groupes de pression, une cohorte d’amendements a été déposée pour la séance des 3 et 4 juillet.
L'agribashing, le revenge porn, le cyberharcèlement
Tous sont destinés à étendre plus largement encore la liste des contenus à retirer en 24 heures. Une véritable boite de Pandore. Qu’on en juge, avec ce panorama.
Amendement 131 : il veut obliger les plateformes à retirer… l’agribashing, ces messages « stigmatisant les activités agricoles, d’élevage ou de vente de produits issus de l’agriculture et de l’élevage et incitant à des actes d’intrusion ou de violence vis-à-vis des professionnels de l’agriculture, de l’élevage et de la transformation et de la vente de produits de ces filières ».
Des députés LR dénoncent par exemple ce blog antispéciste qui a « publié une offre de stage afin de recruter des « stagiaires en élevage industriel » pour filmer à l'insu des éleveurs ».
Amendement 42 : « Le statut sérologique des individus peut être l’objet de cyberhaine sur les réseaux sociaux ». Il convient donc de contraindre les plateformes à retirer aussi les contenus haineux et injurieux s’y rattachant dans les 24 heures.
Amendement 10 : intégrer dans la liste noire, le cyberharcèlement soit « le fait de harceler une personne par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie se traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale ».
Amendement 11 : faire entrer le « revenge porn » dans cette même liste, car « dans de très nombreux cas ce sont des adolescentes qui sont victimes avec un impact destructeur qui peut les conduire jusqu’au suicide. »
Amendement 126 : ajouter à la liste noire le harcèlement moral, sexuel ou scolaire.
« Le cas du harcèlement scolaire est tout particulièrement éloquent : internet, les réseaux sociaux en particulier, ne sont que le prolongement de l’établissement scolaire et de ses périphéries où les élèves en souffrance sont exposés aux propos et comportements déplacés de leurs camarades. »
Amendement 24 : obliger les plateformes à retirer en une journée, les « atteintes à l’intimité de la vie privée d’autrui ».
La haine envers l'État d'Israël
Amendement 25 : forcer le moteur Google ou Bing, Twitter, Facebook, etc. à supprimer les appels à la haine « notamment à l’égard de l’existence de l’État d’Israël ». Selon le député Meyer Habib (LR), « le nouvel antisémitisme se nourrit d’abord de détestation d’Israël, d’islamisme et de théories du complot ». Ainsi, « cet amendement vise à introduire dans la présente proposition de loi, la notion moderne d’antisémitisme : l’antisionisme ».
Amendement 254 : Aurore Bergé et d’autres députés entendent frapper « l’apologie de l’antisionisme ». « Cet amendement vise à élargir le champ d’application de la présente proposition de loi à l’antisionisme, soit tout propos, quel que soit son format, visant à appeler à la négation et/ou à la destruction de l’État d’Israël ».
Amendements 359 et 152 : similaires. « Face à la résurgence inédite et croissante de l’antisémitisme en France, il est impératif de prendre des mesures concrètes. Le présent amendement vise donc à spécifier l’interdiction de toute incitation envers l’existence même de l’État d’Israël, forme réinventée de l’antisémitisme visant à refuser aux juifs la qualité de peuple. »
Amendement 162 : les « actes antisémites » doivent être effacés des plateformes dans le même bref délai.
Le handicap, l'état de santé, l'origine territoriale
Amendement 53 : ajouter à l’obligation de retrait des discours haineux contre le handicap, celle visant l’état de santé, la perte d’autonomie ou les caractéristiques génétiques.
Amendement 159 : en plus des contenus « terroristes », plusieurs députés LR veulent faire entrer « l’appel au djihad » dans le champ des contenus à retirer en 24 heures.
Amendement 160 : les mêmes veulent aussi frapper les propos, photos, vidéos, etc. qui non seulement « provoquent » à la haine, mais également l’incite. « L’incitation est le premier pas vers la violence. »
Amendement 284 : ces députés LR veulent tenir compte également des « provocations ».
« En effet, les nombreux contenus appelant à la discrimination foisonnent sur les réseaux sociaux, et ne doivent pas être impunis ».
Amendement 181 : l’amendement « vise à protéger explicitement de la haine en ligne les catégories de personnes liées, par leur ascendance, leur lieu de vie ou leur pratique linguistique, à un territoire de la République ». Le texte ajoute les appels à la haine ciblant en conséquence les origines territoriales ou culturelles. (Par exemple : les Bretons ne boivent que de l’eau.)
Amendement 208 : plusieurs LREM entendent inscrire dans la fameuse liste tout contenu comportant manifestement une incitation à la haine ou une injure discriminatoire à raison d’une « caractéristique physique ». (ex : « seuls les Alsaciens sont beaux, alors que les autres… »)
L’apparence physique : le p'tit joufflu, le grand ridé, le mont pelé
Amendement 227 : un député MoDem aimerait y adjoindre « l’apparence physique ». Il prend l’exemple « de la grossophobie, soit les discriminations et stigmatisations envers les personnes obèses ou en surpoids ».
Amendement 234 : même logique : « toute discrimination relative à l’apparence physique » doit être retirée en 24 heures. La grossophobie y est encore citée. Mais pas seulement.
« Rappelons le cas de Mattéo, collégien de 13 ans qui s’est suicidé en 2013 parce qu’il était harcelé en raison de sa couleur de cheveux ».
Amendement 329 : il intègre notamment les messages haineux fondés sur les « opinions politiques ». Un amendement aligné sur la future directive sur les services médias audiovisuels, dixit la députée Jacqueline Dubois (LREM)
Et si on ouvrait la liste à tout ?
Amendement 40 : Aude Bono-Vandorme (LREM) veut que la liste fermée soit finalement ouverte.
« À titre d’exemple, dans sa rédaction actuelle, la loi ne protège pas contre les insultes à l’encontre des personnes en surpoids ou des jeunes femmes posant en tenues légères et insultées à raison de leurs mœurs. En conséquence, ajouter l’adverbe « notamment » rendrait la liste non limitative et permettrait de mieux protéger les internautes ».
Les plateformes, mais aussi les cagnottes Leetchi et assimilées
La volonté d’étendre le champ de cette loi même pas encore née concerne également les acteurs.
Pour l’heure, seules les plateformes dépassant un seuil de connexion qui sera défini par décret seront impliqués. Mais à l’amendement 132, Philippe Latombe (MoDem) veut y ranger également les cagnottes et autres annuaires en ligne. « En témoigne l’ouverture d’une cagnotte Leetchi à destination du boxeur Christophe Dettinger ayant frappé violemment des policiers pendant la crise des gilets jaunes. »
Plusieurs députés LREM le rejoignent en ce qu’ils plaident pour faire entrer les « intermédiaires en financement participatif ». « Par exemple, en décembre 2018, la cagnotte Leetchi a été poursuivie par PHAROS suite à une campagne dont l’objet était le « financement d’un tueur à gages pour éliminer Emmanuel Macron », sous la qualification d’incitation à commettre un crime ».
Interdire les retweets, dès réception d'une notification
D’autres députés LREM aimeraient que les plateformes empêchent tout simplement le partage des contenus notifiés, « dans l’attente du traitement du signalement de ce contenu ». En clair, Twitter reçoit une alerte visant tel tweet, et les fonctions de « Retweet » sont désactivées automatiquement. Durant 24 heures, le temps que les équipes de modération décèlent ou non du manifestement illicite.
« Cet amendement ne restreint en aucune manière la liberté d’expression, assurent ces élus de la majorité, puisque le contenu reste en place et continue a être visible dans la boucle naturelle de son auteur ».
Et la liberté d'expression ?
Avec ou sans ces extensions, la liste noire aura nécessairement des effets dévastateurs sur la liberté d’expression.
Par sécurité, une plateforme recevant une notification préfèrera toujours retirer un contenu même non manifestement illicite, plutôt que de risquer une lourde amende infligée par un tribunal.
Les cas de surcensure, eux, ne seront pas sanctionnés de la sorte. Plus exactement, ils ne le seront que devant le CSA et encore, seulement dans l’hypothèse de multiples manquements au devoir de coopération que la future loi veut faire naître, et après mise en demeure restée sans effet...
De la même façon, effacer à tour de bras des contenus, parfois de manière automatisée, fera craindre des faux positifs, des erreurs, des bugs tout simplement parce que la remise en contexte d’un message peut parfois échapper aux esprits les plus fins. Un tel incident n’est pas un cas d’école.
En 2018, les policiers du très sérieux office central de lutte contre la criminalité informatique ont par exemple exigé de Twitter la suppression d’un tweet accusé de faire l’« apologie d’actes de terrorisme ».
De fait, ce n’était qu’un tweet humoristique, comme a dû leur expliquer sagement Alexandre Linden, représentant de la CNIL chargé de contrôler ces retraits administratifs.
La proposition de loi Avia entame son examen en séance demain à l’Assemblée nationale à partir de 15 heures.
Source Next Impact
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