Jerusalem. Ce nom ne vibre comme aucun autre. En hébreu comme en français, la séquence syllabique est proprement minérale, semblant invulnérable, insensible à la corrosion du temps et de l’Histoire. Depuis la plus Haute Antiquité, cette ville fait rêver. Les voyageurs téméraires et les quêteurs de mystiques. Les poètes et les prophètes, les marchands et les mendiants ! Oui, surtout les mendiants, juifs et non juifs. Cité cosmopolite, ville des uns et des autres. Tous ont leur mot à dire. Tous ont dit leur mot.
Pauvre Jerusalem. Rien ne t’aura été épargné. Tu as vu des guerres, des sièges, des ruines et des relevailles. Le sang a coulé dans tes ruelles comme « coule l’eau dans le ruisseau ». Tu as senti la brûlure du sel qu’ont jeta sur ta poussière en signe de stérilisation. Tu ne devais plus te remettre de cet opprobre. Mais tu n’as pas tenu parole. Ou plutôt tes amants, ceux de Sion, ont tant prié et pleuré pour te retrouver et te ressusciter que l’impensable est devenu réalité. Te voilà à nouveau vivante, embouteillée, en pleine expansion, malgré l’enserrement, sciemment voulue par tes ennemis pendant près de 19 siècles, dans l’étroitesse d’une structure de ville déchue.
Mais la promesse faite par David restait stable et sans défaillances : « Si je t’oublie Jerusalem, que ma droite m’oublie ; que ma langue se colle à mon palais, si je ne rappelle pas ton souvenir » (PS. 137-5/6). L’oubli de Jerusalem, voilà l’ultime perte d’identité pour le juif. Car le juif peut tout oublier, même la Torah et les Mitsvot. Pour autant, il restera juif et n’engagera jamais son intégrité mentale ou physique, ce qui lui donnera toujours la possibilité de faire retour – TeSHouVaH – et de réparer le dommage inscrit en lui – TiQouN. Le seul oubli contre lequel le juif doit lutter, c’est l’oubli de Jerusalem, car il est assorti d’un vœu, d’un NeDeR. L’oubli de Jerusalem se retournera contre l’oublieux sous la forme d’un syndrome neurologique, terrible et donc redouté, aujourd’hui comme hier, et qui a sans doute fortement impressionné David. Je veux parler de l’accident vasculaire cérébral, appelé de nos jours en hébreu – IROUA’ MOHI, évènement cérébral. La droite qui m’oublie, c’est l’hémiplégie et la langue qui se colle au palais, c’est bien sur l’aphasie, ou l’impossibilité de parler. Du coup on comprend que sans la maîtrise de sa motricité et de son langage, l’homme ne pourra plus jamais opérer de TiQouN et de TeSHouVaH. L’oubli de Jerusalem est irrémédiable au sens étymologique, car il prive l’oublieux de toute issue, de toute l’autonomie nécessaire pour faire retour.
Qu’y a-t-il donc de si particulier dans Jerusalem pour que le psalmiste appelle sur lui la pire des sanctions pathologiques en cas de manquement à sa parole de maintenir vivace le souvenir de Jerusalem ? Certes, cette ville est chargée d’Histoire, mais comme tant d’autres dans le monde, d’autant que son aura n’apparaît pas immédiatement perceptible. Jerusalem n’est pas citée une seule fois nommément dans la Torah. Beaucoup d’explications, aussi pertinentes et intéressantes soient elles, sont manifestement données dans l’après-coup d’une Histoire déjà largement entamée. Quel lecteur candide de la Torah pourrait à coup sur identifier Louz (Gen.28-19), Salem (14-18) ou Jébus (Jug.19-10) comme autant de noms précurseurs de Jerusalem, et prédire que cette bourgade sans prétention située sur quelques collines de Judée, deviendrait la cité de David, de Salomon et la capitale éternelle d’Israël ?
Il semble que le destin de Jerusalem se soit forgé à partir d’une idée, d’une intuition sur la valeur de l’altérité. Qu’est-ce qu’une ville, si ce n’est un espace de mise en commun, et un lieu où le projet commun des hommes prend forme ? Jerusalem, en hébreu YéROUSHaLayM, devient l’archétype du lieu de vie où l’altérité la plus large s’épanouit : entre les frères, entre les différentes tribus composant Israël, entre les juifs et les non juifs, et entre les hommes et Dieu. La seule manière de comprendre la sainteté – QeDouSHaH – de cette ville est d’en saisir le caractère séparé et séparant. Il n’est fait nulle part mention de la sainteté de Jerusalem comme adjectif qualificatif. Car la sainteté du lieu n’est pas intrinsèque. Elle dérive du comportement des hommes à cet endroit, ou à la présence de Dieu – SHeKHiNaH – lorsque Israël fait régner la justice et l’amour comme principes suprêmes d’organisation. L’occident chrétien est responsable de la dérive sacralisante autour de Jerusalem et même de la terre d’Israël. On parle en français de « Jerusalem, ville sainte, et de Terre Sainte » alors qu’en hébreu on dit « ville de la sainteté – ‘Ir HaQoDeSH – ou Terre de Sainteté – EReTS HaQoDeSH ». La nuance est de taille. Pour la pensée juive, au travers de sa langue, il n’y a d’intrinsèquement saint que Dieu lui-même : « tu es Saint et ton nom est Saint…le Dieu Saint –HaEL HaQaDoSH » proclame-t-on dans nos prières. Et Moïse au buisson ardent entend cette affirmation jusqu’alors inouïe : « enlève tes chaussures…car le Lieu où tu te tiens est – ADMaT QoDeSH - la Terre du Saint » (Ex. 3-5). Les juifs sont aujourd’hui légion à penser que Jerusalem est sainte et que la terre d’Israël est sainte ! Comme les chrétiens et les musulmans. Cette façon de penser permet commodément de passer à la trappe nos propres responsabilités. D’ailleurs, on voit les juifs se mettre à inventorier et classifier les lieux saints juifs comme le font depuis longtemps les musulmans. Etrange et fascinant miroir. Et bien sur, Jerusalem devient « le premier lieu saint du judaisme, alors qu’il n’est que le troisième dans l’Islam » comme on peut désormais le lire sur Internet, sur bon nombre de sites juifs…et de médias français tout aussi ignorants. On ne voit pas trop l’intérêt de la manœuvre. J’ose encore espérer que nous sommes capables de penser authentiquement et non au travers du prisme que nous tendent nos ennemis du jour.
Cette altérité attachée à Jerusalem se retrouve dans nos midrashim dès la première occurrence du drame de l’altérité/rivalité que représente l’histoire fondatrice de Caïn et d’Abel. Le meurtre d’Abel aurait eu lieu à Jerusalem, sur le site futur du Beyt Hamiqdash, du Temple, selon Tanhouma.(Ber. 4-9) qui cite un verset allusif de Jérémie : « Sion (Jerusalem) sera labourée comme un champ » (26-18). Si aucune source historique ne peut accréditer la chose, il nous reste à saisir la profondeur de l’invitation du Midrash à penser l’évènement fondateur. Tout revient à comprendre que le lieu électif du Temple est celui où l’homme a accompli l’irrémédiable, le meurtre de son frère, de son prochain. Le Temple de Jerusalem et les services sacrificiels qui s’y déroulaient avaient pour fonction de corriger le meurtre originel, non celui du père, mais celui de l’Autre par excellence, du frère, d’ailleurs dénommé de manière dérisoire « Abel – le vain, le néant, le sans valeur ». Jerusalem s’est retrouvée donc chargée, évidemment dans l’après coup, de cette mission de nous rappeler le sang originel versé, pour semble-t-il que nous ne le versions plus jamais : « répandant le sang innocent ; car (le roi Manassé) avait rempli Jerusalem de sang innocent. Et l’Éternel ne voulut pas pardonner » (R.II 24-4). Cette altérité se retrouve dans le nom même de la ville – YéROUSHaLayM – sous la forme de ce pluriel duel « ayM », caractéristiques des éléments pairs, comme les mains ou les pieds.
Source Lemondejuif.info