dimanche 23 mars 2014

Alexandre Arcady : « Ce crime antisémite n’était pas un fait divers, mais un phénomène de société grave »


Alors que son nouveau film 24 jours, la vérité sur l’affaire Ilan Halimi sort le 30 avril sur les écrans, Alexandre Arcady revient sur les motivations qui l’ont poussé à faire ce film. Entretien...



Pourquoi vous a-t-il semblé nécessaire de faire un film sur la mort d’Ilan Halimi et sur le « gang des barbares » ?
Tout d’abord je voudrais préciser que 24 Jours n’est pas un film sur le gang des barbares mais un film qui témoigne du martyr d’Ilan Halimi.
En tant que cinéaste j’ai toujours porté un regard attentif sur l’actualité et sur l’Histoire. Le Coup de Sirocco parlait des rapatriés d’Afrique du Nord, Le Grand Carnaval racontait le débarquement des Américains en Algérie, L’Union sacrée réunissait deux flics, l’un juif, l’autre arabe dans un combat contre l’Islam radical. Pour Sacha, évoquait la Guerre des Six jours et la politique des territoires occupés en Israël. K, explorait le parcours d’un criminel nazi et la résurgence de l’extrême droite en Europe. Avec Là-bas mon pays, j’ai retrouvé l’Algérie en proie à une guerre civile épouvantable. Enfin, en adaptant le roman de Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit, j’ai mis en images une page de l’Histoire de France dans l’Algérie coloniale.

Ces choix montrent ma volonté d’être attentif au monde et de considérer que le cinéma peut être parfois un outil d’éveil, un moyen de prise de conscience. Et tout naturellement, je ne pouvais pas être indifférent à cet assassinat qui a bouleversé notre pays en 2006. Il y a des moments dans la vie où l’on est happé, bousculé, outré, révolté. La mort d’Ilan, le premier jeune juif à avoir été tué en France depuis la Shoah, est un événement qui m’a meurtri, comme il a meurtri beaucoup d’entre nous. Ce crime antisémite n’était pas un fait divers, mais un phénomène de société grave.

Comment aborder au cinéma un tel événement ? Le fait de s’appuyer sur le livre de Ruth Halimi était-il pour vous le moyen le plus approprié pour faire 24 Jours ?
Je n’aurais pas fait ce film sans le récit de Ruth Halimi et d’Emilie Frèche, 24 jours: la vérité sur la mort d’Ilan Halimi . En le lisant j’avais l’impression que Ruth Halimi avait écrit ce livre pour m’indiquer le chemin à prendre. Une phrase d’elle a été un déclic pour le cinéaste que je suis: « Je voudrais que la mort d’Ilan serve à donner l’alerte ».
Donner l’alerte, ne pas rester les bras croisés, faire en sorte que cette tragédie nous ouvre les yeux. Et surtout, être du côté des victimes et non pas des bourreaux. Être du côté de ceux qui ont souffert, de ceux qui ont subi les assauts nauséabonds, haineux, irrationnels de cette bande de décervelés que l’on a appelé, plus tard, le « gang des barbares ».

Toute la difficulté n’était-elle pas de développer une dramaturgie, un «suspense», malgré le fait que l’on connaisse, hélas, la fin tragique ?
Il y a une dramaturgie cinématographique, un enjeu, mais je n’aime pas le mot « suspense ». Il y a l’espoir, la désespérance, l’angoisse, la joie, la colère, le deuil dans ce film. Tout est malheureusement vrai: les 650 appels téléphoniques, les demandes de rançon irrationnelles, les insultes, les menaces, les rendez-vous donnés et annulés aussitôt, les multiples voyages de Fofana en Côte d’Ivoire, son interpellation en pleine rue et son arrestation manquée au cybercafé… Tout est cruellement vrai.
Il fallait retranscrire au cinéma cet événement, sans pathos, dans la vérité. Dans l’extrême vérité en s’appuyant sur des documents, des déclarations, des rapports de police; en les racontant de la façon la plus limpide qui soit, en restant du côté de Ruth Halimi, de toute la famille et de la Police pendant vingt quatre jours. Malgré la fin tragique que l’on connait, il fallait aller jusqu’à l’inéluctable en espérant toujours le contraire. L’adaptation que j’ai écrite avec Antoine Lacomblez et Emile Frèche, devait être constamment en phase avec cette réalité terrifiante : « C’est arrivé à cette famille, ça aurait pu arriver à n’importe qui d’entre nous ».

En tournant dans les lieux où s’est déroulée cette tragédie, vous vouliez coller le plus possible à la réalité ?
Un lieu est toujours chargé d’histoire. Il y a des résonances, des vibrations, des atmosphères qui racontent, à elles seules, une partie importante de l’événement. (Je n’aurais peut être pas réalisé L’Union sacrée, si Jo Goldenberg, le patron du restaurant où s’est déroulée la tuerie de la rue des Rosiers, ne m’avait pas donné son accord pour tourner dans le lieu même du drame). Ça a été très important pour nous, de filmer au 36 quai des Orfèvres (c’est d’ailleurs la première fois qu’un tournage est autorisé dans ce bâtiment emblématique). C’est là que la famille a attendu, durant 24 jours, c’est là qu’elle a espéré et souffert. C’est ce même souci d’authenticité qui m’a fait choisir la gare de Sainte Geneviève-des-Bois où le malheureux Ilan a succombé. J’ai posé ma caméra dans tous les quartiers de Paris où l’histoire s’est déroulée, comme dans le cybercafé du XIVème arrondissement où les policiers ont lamentablement laissé s’échapper Youssouf Fofana.

Malgré ses efforts et les gros moyens mis en place, la Police n’a pas maitrisé la situation. Est-ce un fiasco ?
Dans le film, il n’y a aucune charge. Je pense que les policiers ont fait plus que le maximum. Ils étaient quatre cents fonctionnaires à déployer toute leur énergie, 24 heures sur 24. Malheureusement ils ont fait des erreurs. Ils n’ont pas mesuré exactement la personnalité de ceux qu’ils avaient face à eux. Ils ont cru avoir à faire à une bande organisée entre la Côte d’Ivoire et la France. La stratégie de la police judiciaire et de la police criminelle était claire: « on est face à des truands, ce qui veut dire que l’otage est une monnaie d’échange et tant que l’on ne donne pas d’argent, ils ne toucheront pas à l’otage ». La Police en France n’a pas la culture de l’enlèvement contrairement à l’Italie ou au Mexique et en l’occurrence, elle a fait une grave erreur d’appréciation. A cela, il faut ajouter deux éléments de réflexion : d’abord, l’affaire Ilan Halimi se déroule six mois après celle de la « fille du RER ». Une jeune fille avait fait croire à une agression antisémite dans un train et toute la classe politique, le Président de la République en tête, s’était indignée jusqu’au moment où la police avait découvert l’affabulation, d’où la crainte, pour elle, de tomber dans un même piège. Le deuxième élément de réflexion c’est que l’enlèvement d’Ilan a lieu peu de temps après les émeutes de banlieue, cette mise « à feu et à sac » des cités a été une épreuve terrible pour notre société et comme l’affaire du gang des barbares pouvait être liée aux quartiers, on ne voulait pas risquer un faux pas, il ne fallait surtout pas mettre « de l’huile sur le feu ». Hélas, tout ça est un terrible échec et comme Ruth Halimi le dit dans son livre: «Dans une enquête policière, il y a toujours un facteur chance, Ilan, lui, n’en a eu aucune ».

Pensez-vous que la mort d’Ilan aurait pu être évitée ?
A partir du moment où sa maman découvre le mail que les ravisseurs ont envoyé à un rabbin annonçant qu’« un juif a été kidnappé », elle comprend qu’on ne parle plus d’un homme mais d’un juif. Elle sait, elle sent, qu’elle va perdre son fils. La mort de son fils est programmée, elle est inéluctable. L’antisémitisme est ancré si profondément dans certains « territoires perdus de la République » que même le pressentiment d’une mère n’y fait rien et personne ne l’écoute. Enfermée dans l’enquête, la Police ne perçoit pas les risques encourus par la victime.

Vous voulez dire que les ravisseurs n’ont plus vu Ilan Halimi comme un être humain ?
Exactement. Pour eux il est comme un animal. Alors qu’il est comme eux, il a le même âge, la même nationalité, les mêmes rêves, les mêmes difficultés, et pourtant, on en revient aux vieux schémas que l’on croyait disparus avec les nazis et la solution finale. Tous les éléments sont là: un juif, qu’on enferme, qu’on affame, qu’on torture, dont on rase la tête, qu’on désinfecte, qu’on jette dans une forêt où il y des trains qui passent, et qu’on brûle… Tout ce qui a fait les thèmes de l’antisémitisme et de la Shoah est reproduit dans l’enlèvement et l’assassinat du jeune Ilan Halimi.

Cette tragédie de 2006 ne reflète t-elle pas une société mal en point et qui trouve une terrible résonance aujourd’hui ?
C’est le constat d’une société malade. On vit une période très malsaine quand de pseudo-humoristes deviennent les chantres de l’ignoble, du racisme et de l’antisémitisme. On voit que certains esprits fragiles sont prêts à accepter ce genre de propos. Rien n’est innocent. Si on fait un déroulé, on comprend, on peut analyser comment on en est arrivé là, en remontant quelques années en arrière: une désinformation totale sur les événements au Proche Orient. On assimile les juifs de France à des Israéliens, des sionistes, des tueurs de Palestiniens. Voyez Mohamed Merah: «Je vais tuer des jeunes juifs dans une école pour venger les enfants palestiniens ». Je me souviens d’un article lu dans le Nouvel Observateur qui m’avait terrifié : un gamin de banlieue était interviewé, il avait 13 ans et disait qu’après avoir regardé les infos sur France 2, au moment de l’intifada, il se retrouvait avec ses copains dans le parking de la cité et n’avait qu’une seule envie : « se faire un juif… ». Cette phrase était inouïe. Les esprits sont entraînés dans une spirale de haine dans laquelle on déshumanise le juif. Aujourd’hui, vous avez des Dieudonné M’Bala M’Bala qui utilisent des slogans antisémites et négationnistes sans crainte et sans parler de la fameuse « quenelle ». Tout cela est ignoble et abject. On n’imaginait pas entendre aujourd’hui dans les rues de Paris des milliers de personnes crier : « Juif, la France n’est pas à toi » ou encore : « Faurisson a raison, la Shoah c’est bidon ».

Vous concevez votre film comme un acte citoyen. N’est ce pas aussi un acte de mémoire sur une tragédie qu’il ne faut pas oublier ?
En dehors d’être un long métrage avec une intrigue, une histoire, des acteurs, je pense que ce film va être un choc mémoriel. Les spectateurs ne pourront pas rester insensibles à ce qu’ils vont voir et découvrir. Cela va susciter des réflexions. J’ai fait 24 jours pour laisser une trace et dire la vérité, pour que cette tragédie ne tombe pas dans l’oubli. Aujourd’hui, quand vous parlez d’Ilan Halimi, peu de gens se souviennent de son nom. En revanche, quand vous évoquez le « gang des barbares », quelque chose résonne. C’est paradoxal de penser qu’en France les bourreaux sont plus connus que les victimes. On connait mieux le nom de Mohamed Merah que le nom des enfants qu’il a tué à Toulouse. Je voudrais ajouter une belle anecdote : pour rendre hommage à Ilan, Bertrand Delanoë le Maire de Paris et une de ses adjointes, Karen Taïeb, cherchaient dans la capitale un jardin, puisque Ilan veut dire « arbre » en hébreu afin de l’attribuer à ce jeune martyr, assassiné par des antisémites. Par hasard, mais le hasard existe-t-il vraiment ? Un jardin dans le XIIè arrondissement n’avait pas de nom. Ils l’ont choisi sans savoir qu’Ilan habitait à une centaine de mètres là et que c’était le jardin où il avait passé son enfance…

Il y a une scène très significative dans le film lorsque les policiers procèdent aux arrestations des membres du gang, dans la cité où a été séquestré Ilan Halimi. L’un d’eux regarde les immeubles et déclare: « Et dire que personne n’a rien vu, rien entendu ! »
Nous vivons dans une société déshumanisée où souvent la peur de l’autre l’emporte sur la solidarité et les valeurs humaines fondamentales. Dans cette cité de Bagneux, il y avait au moins cinq cents personnes qui auraient pu comprendre qu’à quelques pas de chez eux, un homme était séquestré… Il y a des signes qui ne trompent pas. Il suffisait de très peu de choses pour sauver Ilan, mais la loi du silence a prévalu.

C’est donc la société qui engendre ces « monstres » ?
La société a bon dos. Moi j’en ai assez de trouver des excuses à ces assassins. Pas de circonstances atténuantes – l’enfance difficile, l’absence du père – ça suffit ! Ils ont choisi une victime en reprenant à leur compte le vieux fantasme : Juif = argent = communauté solidaire et c’est impardonnable.

Au départ, vous aviez confié le rôle de Ruth Halimi à Valérie Benguigui.
En effet, je lui avais proposé le rôle de Ruth même si je la savais malade. Je crois que cela l’a aidé à tenir pendant un an. Elle se savait condamnée mais elle voulait que ce soit son dernier film. Quinze jours avant le début du tournage, elle a été hospitalisée et a dû abandonner.
C’est Zabou Breitman qui a repris le rôle au pied levé avec beaucoup de courage, de vérité et d’émotion.

On raconte que le film a failli ne pas se faire. Vous avez eu beaucoup de mal à le produire ?
Cela fait trente ans que je fais ce métier, c’est mon seizième film. J’en ai produit plus de trente-cinq mais jamais je n’ai rencontré autant de difficultés financières, alors que l’on pouvait penser qu’il y aurait un consensus autour du sujet. Si ce film existe c’est grâce à la ténacité de Frédérique Dumas la responsable d’Orange Studio et au soutien de la Région Ile-de-France. Mais il y a eu une défection de taille, celle de la télévision, qui nous a fait cruellement défaut. Ce choix éditorial est inexpliqué.

Si vous deviez résumer 24 Jours ?
C’est l’histoire d’une femme ordinaire à qui il arrive le pire : perdre son enfant à la suite d’un enlèvement crapuleux. C’est une plongée dans une spirale infernale dans laquelle le spectateur est entraîné en ayant l’impression que cette histoire lui arrive à lui.

Source Judaicine