La Croix met en avant des auteurs, des artistes, dont les œuvres conjuguent le plaisir esthétique et la recherche de sens.
Au premier abord, on pourrait entendre ce titre, Le Ghetto intérieur, comme une métaphore, une image qui veut parler à l’imagination.
Mais c’est une réalité concrète, existentielle, que Santiago Amigorena cherche (et parvient) à peindre. Vicente Rosenberg a quitté Varsovie en avril 1928, « comme on partait à l’époque, en pensant qu’il ferait fortune à l’étranger et qu’il reviendrait, qu’il reviendrait et qu’il reverrait sa mère, sa sœur, son frère… » Il se retrouve à Buenos-Aires.
Douze années passent. Il s’est marié avec Rosita, a eu des enfants, exerce son commerce, retrouve ses amis, Ariel et Sammy, dans les cafés.
Ce présent de mon passé
« Le 13 septembre 1940, à Buenos Aires, l’après-midi était pluvieuse et la guerre en Europe si loin qu’on pouvait se croire encore en temps de paix. » Ainsi commence le livre.
À partir de ce moment, un processus s’enclenche. Une correspondance bouleversante s’établit entre la narration intime de la vie de l’exilé et le processus calculé de destruction des Juifs d’Europe.
Les dates sont importantes, et l’auteur, à chaque tournant de son livre, les indique avec précision.
L’enfermement progressif dans le pire
Pour la famille de Vicente restée à Varsovie, plus de fuite possible. Les Allemands ont envahi la Pologne puis, très vite, ont érigé un mur « pour isoler les Juifs à Varsovie (…) Quatre cent mille personnes dans quelques pâtés de maisons. Quarante pour cent de la population de la ville dans quatre pour cent de sa superficie. »
Le roman va progresser au rythme tragique de l’existence de Vicente, dont la conscience peu à peu, date après date – l’industrialisation de la mort programmée des Juifs s’installant –, s’altère, est réduite au silence, à la déréliction, au désir de mort.
Des rares lettres désespérées qui lui parviennent de sa mère, Vicente ne peut retenir que sa propre impuissance.
Et aussi l’inamissible culpabilité qui le dévore, ne relevant assurément pas de l’anecdote psychologique. Si loin de ses terres d’origine, à l’abri, que signifie son identité juive ?
Ravissement du temps
La conscience de Vicente constitue l’espace du roman de Santiago Amigorena. Elle est comme une tragique horloge intérieure tournant sur un cadran universel.
L’écrivain, avec une admirable sobriété et avec justesse, décrit l’enfermement progressif de son personnage dans le pire. Ce pire dont le silence, de plus en plus noir et épais, est la seule traduction possible.
À la fin du livre, le 17 juin 1945, Rosita donne naissance à une petite fille, que Vicente veut nommer Victoire.
Comme un signe de vie et d’ironie au milieu des cendres, pour renaître des cendres…
Une vaste entreprise autobiographique
Ce livre, comme les neuf précédents (1) appartient au montage de la vaste entreprise autobiographique à laquelle Santiago Amigorena se consacre. Il en détaille brièvement la complexe structure dans une notice en italique en tête du volume.
Chaque livre s’insère dans ce projet. Deux seulement, et celui qui nous occupe, portent la mention « roman ». Il sera temps d’analyser le projet dans sa globalité lors de son achèvement – si le mot désigne une hypothèse crédible dans ce cas précis.
Dans l’épilogue du présent texte, Santiago Amigorena établit avec précision la généalogie des personnages.
Une généalogie qui est la sienne, celle de sa famille, et de ses grands-parents, Vicente et Rosita.
(1) Tous parus chez P.O.L, depuis le premier, en 1998, Une enfance laconique.
Source La Croix
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