Un coup d'œil suffit aux policiers pour repérer, à l'entrée de la passerelle des Maghrébins, les juifs religieux dans la foule qui patiente pour accéder au mont du Temple. Les musulmans, eux, parlent de l'« esplanade des Mosquées », où s'y dressent à la fois la coupole dorée du sanctuaire du Dôme du rocher et la mosquée Al-Aqsa...
Les touristes sont dirigés vers la file de droite, et leurs sacs sont fouillés : pas question d'accéder au Haram Al-Sharif, ce « Noble Sanctuaire », avec une croix autour du cou ou un chapelet à la main !
Les porteurs de kippa, eux, sont canalisés sur la file de gauche pour une inspection méticuleuse, et ils doivent laisser aux cerbères leurs papiers d'identité.
Il est rappelé à chacun qu'aucune manifestation de dévotion n'est tolérée sur l'esplanade : la police interpelle tout fauteur de troubles qui prie en silence en remuant les lèvres ou en faisant semblant de converser avec son téléphone portable…
LIVRE ILLUSTRÉ, ESCOUADES DE POLICIERS ET « ALLAH AKBAR »
Yehouda Glick, porte-parole de la mouvance des juifs messianiques, ne se cache pas. Il conduit ce 4 décembre au matin un groupe d'une quinzaine de juifs religieux, sous couvert de son statut de guide officiel. Les policiers connaissent bien ce rouquin volubile, et les poignées de main échangées soulignent leur connivence.
La passerelle des Maghrébins surplombe le parvis du Kotel, le mur des Lamentations adossé à l'esplanade des Mosquées. A une dizaine de mètres plus bas, hommes et femmes, strictement séparés, prient, tournés vers la haute muraille, autrement dit vers le Temple.
Les juifs croient que le Dôme du rocher a été construit à l'emplacement exact du second Temple, détruit en l'an 70 de l'ère chrétienne, lui-même édifié sur le site supposé du temple de Salomon.
Arrivé sur l'esplanade, Yehouda Glick, entouré de ses ouailles que la protection d'une escouade de policiers ne rassure pas totalement, peut discourir sur le Temple, à l'aide du grand livre illustré qu'il a sorti de son sac.
L'enseignement tourne court au bout d'une quarantaine de minutes : vite repérés, puis entourés par des groupes de musulmans qui crient de plus en plus fort « Allah Akbar » et « Nous sommes prêts à mourir pour toi, Al-Aqsa », les pèlerins juifs refluent en catastrophe, toujours sous protection policière.
Yehouda Glick a obtenu ce qu'il voulait. Plusieurs fois par semaine, il emmène ses fidèles sur le mont du Temple où, de façon récurrente, des affrontements se produisent.
Comme lui, d'autres chefs de file de la mouvance du Temple y multiplient les pèlerinages pour marquer leur présence sur le lieu le plus saint du judaïsme (et troisième lieu saint de l'islam), et revendiquer le droit d'y prier, qui a été reconnu par la Cour suprême.
Sauf qu'aucun gouvernement n'a jamais osé confirmer cet arrêt, de crainte de déclencher une flambée de violence. Résultat : la police accorde les autorisations de prier sur le mont du Temple au compte-gouttes, en fonction de la situation sécuritaire.
L'ESPLANADE : ÉPICENTRE DE TOUTES LES SECOUSSES
Si cet activisme religieux est potentiellement lourd de menaces, c'est que l'esplanade des Mosquées est l'épicentre de toutes les secousses, à Jérusalem.
La visite qu'y avait effectuée Ariel Sharon, alors chef du Likoud, le 28 septembre 2000, avait été l'étincelle qui avait déclenché la seconde Intifada. Histoire ancienne ? Il suffit de rencontrer Moshe Feiglin, pour se convaincre du contraire. Il est l'avocat le plus connu et sans doute le plus influent de la mouvance du mont du Temple.
Elu député du Likoud en janvier 2013, dont il rallie 23 % des militants, il est l'opposant historique du premier ministre, Benyamin Nétanyahou, et ne cache pas son ambition de lui succéder. Opposant farouche à la création d'un Etat palestinien, il est aujourd'hui vice-président de la Knesset, le Parlement israélien.
« Le rêve juif qui, pendant deux mille ans, a permis à notre peuple de rester vivant, c'est la reconstruction du Temple. Quiconque abandonne ce dessein s'exclut de lui-même du peuple juif », explique-t-il.
Il ne s'agit pas seulement de prier sur le mont du Temple (il est lui-même régulièrement expulsé du site), « mais de souveraineté ». « Il n'est donc pas question de partager le mont du Temple, ajoute-t-il. Est-ce que les musulmans partagent La Mecque ? Est-ce que les chrétiens partagent le Vatican ? Je ne partagerai pas “ma” Jérusalem : c'est une ligne rouge ! »
Lorsqu'on lui fait remarquer qu'il est minoritaire, Moshe Feiglin rétorque qu'il représente « l'essentiel du peuple juif », et assure que « les valeurs du judaïsme sont en train de renaître ». Il n'a pas tort. Le mouvement lié au messianisme juif a ses racines profondément ancrées dans la société israélienne, et il y dispose de puissants relais politiques.
KERRY ET SA « DÉCLARATION DE GUERRE CONTRE LE CRÉATEUR »
De l'ancien premier ministre Menahem Begin à Benyamin Nétanyahou en passant par Naftali Bennett, chef du parti nationaliste religieux Le Foyer juif et actuel ministre de l'économie, la plupart des responsables politiques israéliens ont réaffirmé « les droits du peuple juif sur son lieu le plus saint ».
Au-delà de cette revendication politique, le fondamentalisme juif trouve son inspiration à l'Institut du Temple. Situé à quelques centaines de mètres du mur des Lamentations, son musée accueille, selon le président et fondateur de l'Institut, le rabbin Yisrael Ariel, « un million de visiteurs par an ».
Petit homme frêle aux certitudes parfois inquiétantes, le rabbin Ariel est l'un des cinq rabbins qui ont adressé une lettre ouverte au secrétaire d'Etat américain John Kerry, début janvier, pour stigmatiser sa « déclaration de guerre contre le Créateur », autrement dit ses efforts pour favoriser un accord de paix avec les Palestiniens.
Il explique : « Les Arabes savent que leurs mosquées devront disparaître, parce que le jour où le Temple sera reconstruit, juifs, chrétiens et musulmans viendront prier dans le Saint des Saints. »
En attendant, il faut s'y préparer. La formation des Lévi et des Cohen, ces serviteurs du Temple qui s'occuperont de l'organisation des cérémonies et des sacrifices d'animaux, de la fabrication des objets rituels, des habits des prêtres et des instruments de musique, c'est le domaine de Haïm Rosenfeld, directeur du centre historique de l'Institut.
« Nous disposons dans les Livres de la Genèse et de l'Exode de renseignements extrêmement précis, et tous ces objets rituels sont strictement conformes à ceux qui existaient à l'époque du Temple, explique-t-il. Si nous voulons reconstruire le Temple, c'est qu'il est la solution pour la paix mondiale. »
Oui, mais quand ? « Dieu a créé le monde pour six mille ans, et nous sommes en 5774 » (selon le calendrier juif), se borne-t-il à rappeler. De toute façon, pour que la prophétie s'accomplisse, il manque un élément essentiel, prescrit par la Torah : les cendres d'une vache rousse, aujourd'hui introuvable…
UN MOUVEMENT DE FOND ?
Religiosité extrême, salmigondis bigot et fanatisme marginal que tout cela ? Erreur ! Si la majorité des rabbins ultraorthodoxes continuent d'interdire aux juifs – pour cause d'impureté – d'aller prier sur le mont du Temple, le grand rabbin ashkénaze d'Israël, David Lau, a effectué une visite de deux heures, le 4 décembre 2013, à l'Institut du Temple.
Le mouvement du Temple est intrinsèquement lié au sionisme, du moins à son courant qui prône encore la colonisation. Il en partage l'idéologie, à commencer par la conviction que Dieu a donné aux juifs toute la terre d'Israël (Eretz Israel), ce qui revient à nier toute perspective d'Etat palestinien.
En novembre 2013, un débat houleux s'est déroulé à la Knesset sur la question du droit de prier sur le mont du Temple, réclamé par certains députés de droite et d'extrême droite.
Les élus arabes-israéliens ont accusé le gouvernement de créer les conditions d'une troisième Intifada. Réponse du vice-ministre israélien chargé des cultes, le rabbin Elie Ben-Dahan : « Nous nous efforçons de trouver des moyens légaux » pour autoriser la prière des juifs sur le Mont. Autant dire que toutes les chapelles du mouvement se sont senties encouragées.
Et elles sont nombreuses à plus ou moins cohabiter au sein du mouvement messianique : les plus modérés mettent en avant « le respect des droits de l'homme et de la liberté religieuse », les plus ultras, issus des yeshivot (écoles talmudiques) proches du mouvement des colons, revendiquent l'hégémonie juive sur la terre d'Israël.
Peu d'organisations ont pignon sur rue, et le mouvement est surtout incarné par une demi-douzaine de personnalités charismatiques soutenues par quelques milliers de fidèles.
Quant aux vrais fanatiques, sans doute une poignée, leur discours évoque les tristement célèbres Barouch Goldstein, l'auteur du massacre du caveau des Patriarches, en 1994 (29 morts), ou Yigal Amir, l'assassin de l'ancien premier ministre Itzhak Rabin, en 1995.
S'agit-il d'un mouvement de fond au sein de la société israélienne ? Yisrael Medad, chercheur au Centre historique Menahem Begin de Jérusalem, confirme « un retour à l'éthos national juif ». Le professeur Hillel Weiss, de l'université Bar Ilan de Tel-Aviv (tous deux sont des militants actifs de la mouvance du Temple), ne craint pas d'évoquer, de son côté, « un tsunami des esprits et des consciences ».
Ce réveil messianique et idéologique représente, par ses excès potentiels, une menace pour la préservation du statu quo sur l'esplanade des Mosquées et la paix confessionnelle à Jérusalem : Al-Aqsa, comme disent les musulmans, est peut-être « en danger ». Que l'on ait trouvé ou non la vache rousse…
Source Le Monde