En novembre 1942 Mademoiselle Mordoh était cette organiste aveugle arrivée à Hambye en 1934, elle avait une trentaine d’années, elle fut la victime innocente de la répression anti-juive et de cette extermination systématique décidée par Hitler et à laquelle collabora activement le régime de Vichy.
Daniel Clouet, s’est intéressé à la tragique disparition de cette jeune femme et a recueilli plusieurs témoignages évoquant les conditions et le déroulement de son « arrestation ». (Le Val de Sienne n° 234 septembre 1987)
« Dés 1941,Melle Mordoh avait du se faire recenser à la préfecture, à Saint-Lô, elle répondait à la définition du Juif telle que l’avait fixée la loi du 3 octobre 1940 rédigée et signée par Pétain. Cette loi précisait: était regardée comme Juif toute personne appartenant ou non à une confession issue de trois grands parents de race juive.
Or Melle Mordoh, bien que baptisée dans la religion catholique, elle en était une fidèle convaincue, avait commis le « crime » de naître en France d’une mère grecque d’ascendance Juive, mère qui l’avait aussitôt abandonnée avant de repartir en Grèce.
A se faire recenser comme Juive.Qui l’en a obligée ? Quelle instruction recevait-elle ?
A partir de juillet 1942, Melle Mordoh avait été frappée par l’obligation de porter « l’Étoile jaune » suite au décret du 29 mai 1942 astreignant à tout Juif à porter une étoile jaune à six branches avec l’inscription « Juif » en noir. Il était interdit aux Juifs de paraître en public sans porter « l’étoile jaune ». Elle ne se soumettra pas de bonne grâce à cette obligation, elle portait quand même cette étoile jaune en s’arrangeant qu’on ne la voie pas.
En juillet 1942, la chasse aux Juifs s’intensifie. La rafle du Vel d’Hiv, effectuée par la Police française et encadrée par l’Allemand, a lieu le 16 juillet. Cette année-là prés de 42000 Juifs seront déportés en 43 convois dont 32 partiront de Drancy.
De nombreux juifs avec la complicité de voisins et d’amis échappèrent à cette rafle, des jeunes souvent...et eurent la vie sauve.Dans toute la France il y eut des complicités , des actes généreux par d’authentiques patriotes… Ils disaient non à la barbarie, à la chasse honteuse du Juif.
Le mercredi 4 novembre au matin deux gendarmes de la brigade de Gavray se présentent au domicile de Melle Mordoh, assez ennuyés, semble-t-il, d’avoir à accomplir une telle besogne, lui enjoignant de se présenter le lendemain à la gendarmerie, avec un bagage « aussi léger que possible », cela n’augurait rien de bon.
Cet ordre venait de la Préfecture, l’ensemble des personnels participait servilement à la Collaboration décidée par Vichy. Il en était de même de toute autorité municipale et de l’ensemble de la population.
Mais qui pourrait à ce moment là, envisager la suite dans toute son horreur ?
Je suppose, poursuit Daniel Clouet, que cette visite de gendarmes conduisait l’abbé Gautier, alors Curé de Hambye et aussi, les religieuses chez lesquelles Melle Mordoh habitait, à se poser beaucoup de questions .
Quelle conduite tenir devant une telle situation ? Que faire ?
Quel cas de conscience ce dût être !
Finalement, aprés avoir pris conseil de l’abbé Gautier,il apparut préférable d’obéir aux ordres et Melle Mordoh se rangea à cet avis; Il fut alors demandé à Céline Hurel, la fermière voisine, d’assurer le transport en voiture à cheval et Melle Legrand, alors institutrice, fut chargée d’accompagner la jeune aveugle.
En quelques heures, la pauvre demoiselle prépare son «léger bagage » et se rendit chez ses voisins et amis pour les saluer, les remercier et leur dire « au revoir » les assurant que, dans quelques semaines, elle serait de retour.
Et le lendemain matin, jeudi 5 novembre, la voiture à cheval prit la route de Gavray, en passant par la Baleine. Après quelques kilomètres Melle Mordoh s’aperçut qu’elle avait oublié sa montre. Elle demanda que l’on fasse demi-tour pour reprendre cet objet. Ce qui fut fait et l’on repartit à nouveau . Melle Legrand, devenue Mme Travers, se souvient que Melle Mordoh n’était pas triste, qu’elle ne pleurait pas. Elle avait l’espoir réel de revenir « dans quelques semaines », elle emportait d’ailleurs avec elle un tricot commencé « qu’elle rapporterait fini à son retour. »
Et pourtant s’adressant à la jument qui tirait la carriole elle la suppliait : « Ne te presse pas Polka ! On a bien le temps d’arriver.»
Mais les huit kilomètres furent quand même trop vite parcourus et il fallut bien se présenter à la gendarmerie. Les formalités furent rapides et après un dernier « au revoir » la pauvre demoiselle Mordoh se retrouva seule chez les gendarmes…
A partir de ce moment là, on ne sait plus grand-chose. Il semble bien cependant que Melle Mordoh ait été transférée à Granville, on ne sait pas par quel moyen, nous supposons que les gendarmes l’on mise entre les mains de la police allemande à Granville.
Ce qui est certain, par contre, c’est qu’elle s’est retrouvée parmi tous ces malheureux parqués au camp de Drancy et c’est de là que le 12 novembre elle écrivait la lettre suivante parvenue au presbytère de Hambye le lundi 16 novembre.
Monsieur le Curé
Je pars aujourd’hui du camp de Drancy pour Metz. J’ai beaucoup de courage et surtout un bon moral,. La santé va bien.
J’espère que bientôt nous nous reverrons ? J’égrenne des chapelets , je n’ai que çà à faire.
Remerciez bien toutes les personnes qui se sont intéressées à moi, en particulier votre famille et les religieuses.
Priez pour moi et pour tout le monde d’ici. De mon coté , je n’oublierai pas.
A bientôt, j’espère
P. Mordoh
Cette lettre écrite par une autre détenue contient dans sa brièveté toute la détresse de la pauvre demoiselle Mordoh. Et quand on sait que le camp de Drancy fut par trains entiers , le grand pourvoyeur du camp d’Auschwitz, on imagine avec horreur quels purent être les traitements et la fin qu’eut à subir la pauvre malheureuse.
La déclaration suivante faite au procès Barbie par le témoin André Frossard en dit long sur la façon dont étaient traités les Juifs déportés :
« J’ai vu la distinction opérée entre les juifs déportés et les autres déportés. Leur régime étaient des plus durs. Les traiter comme les autres,c’eut été leur reconnaître une égalité qui leur été refusée ; ce n’était pas seulement une race inférieure que l’ont traité ainsi, c’était une espèce inférieure, des nuisibles. »
Tout est dit dans ce témoignage , à la fois l’inhumanité des traitements infligés et les agissements inqualifiables auxquels ont pu conduire et pourraient encore conduire, certaines idéologies.
Que dire ? Quoi ajouter à cela ?
Il convient de faire silence et de méditer sur ces événements tragiques dont notre demoiselle Mordoh fut la victime, comme, hélas, des millions d’autres JUIFS.
Je voudrais simplement en terminant opposer au visage torturé de la pauvre déportée celui de la jeune femme si gaie et si dynamique que nous avons connue, de la jeune femme à l’intelligence si vive, à la mémoire étonnante qui avait si merveilleusement surmonté le double handicap de sa naissance et de son infirmité.
Melle Mordoh connaissait la joie de vivre. Elle se plaisait à son orgue à l’église, comme chez elle à son piano. Elle avait de nombreux amis . Elle aimait se retrouver avec les jeunes , leur apprendre à chanter et rire avec eux . Hambye était devenue sa patrie d’adoption, elle aurait sans doute longtemps continué d’y vivre heureuse. Mais la folie et la cruauté des hommes en ont décidé autrement.
Elle a subi le sort le plus cruel et le plus injuste qui soit. Elle ne doit pas être oubliée .
Oui, souvenons-nous !
Quand je vois les gendarmes au village de l’Église, empruntés dans leur uniforme et gênés d’un tel ordre à transmettre à cette femme aveugle. Je comprends leur désarroi devant cette sale besogne…
Partout en France nous avons des témoignages de braves gens qui ont sauvé de nombreux Juifs, sans calcul, spontanément.
A Hambye ? Non !
Malgré la grande compassion des villageois et même des écoliers ( Roger Besneville avait 11 ans il se souvient d’une grande tristesse).
Et pourtant les gendarmes eux-mêmes en venant dire à la pauvre demoiselle Mordoh qu’elle était convoquée à Gavray sur ordre de la Préfecture…
Les gendarmes donnaient le signe à Melle Mordoh de « disparaître » dans la nature.
Comment Curé, Bonnes Sœurs et Amis n'ont-ils pas compris cela ? Et comment ont-ils pu laisser à Melle Mordoh de décider seule ? (S’en laver les mains) Le message des gendarmes était clair.
Partout ailleurs , Police ou Gendarmerie, Gestapo ou Milice ne se gênaient pas de « coffrer » avec violence tout Juif. En tout cas il n’a jamais été dit qu’un Juif était prévenu de son arrestation par un envoyé de la Police ou de la Gendarmerie….encore moins par la Gestapo, la Milice...
Les Allemands de la Kommandantur à Hambye n’interviennent pas dans cette chasse aux juifs, seuls les Gendarmes français sont chargés de cette sale besogne. Ils ont dus être étonnés , voir éceurés d’ accueillir notre pauvre aveugle.
Que dire de ces mêmes Gendarmes de Gavray qui prevenaient par téléphone Mr Bougon, Charcutier, de leur passage à Hambye à la recherche de jeunes requis fuyants le STO. Ces jeunes informés se cachaient mieux, ils peuvent remercier ces Gendarmes patriotes.
En octobre 1940, Il est identifié 169 Juifs domiciliés dans le Département de la Manche. Les Archives conservent les dossiers de 59 affaires de spoliation et on estime que 58 personnes sont arrêtées parce que Juives.
Nous lisons pour Gavray et Hambye le même nom de famille, il s’agit de notre mademoiselle Mordoh, jeune femme aveugle.
05/11/1942 Famille Mordoh - Bida, née le 14/12/1902 en Grèce, est arrêtée parce que juive le 05/11/1942 et sera déportée sans retour de Drancy à Auschwitz par le convoi n° 45 le 11/11/1942 qui transporte 745 personnes, dont 109 enfants.
Déportation : 11/11/1942 convoi no 45
Source : Archives départementales de la Manche
Hambye
05/11/1942 Famille Mordoh - Bida, de nationalité grecque, organiste à l'église de Hambye et professeur de solfège et de piano aux écoles Notre-Dame et Saint-Joseph Hambye, est aveugle. Elle est arrêtée parce que Juive le 14/07/1942 et emmenée à la prison de Saint-Lô, puis à celles de Fresnes et de Nancy, elle sera finalement relâchée grâce à l'intervention de l'abbé Georges Gautier. Convoquée par les gendarmes le 05/11/1942, elle est arrêtée et envoyée à Drancy. Elle sera déportée sans retour le 11/11/1942 par le convoi n° 45.
Déportation : 11/11/1942 convoi no 45
Nous nous étonnons de l’intervention du Curé Gautier à Saint-Lô ?
Il aurait obtenu la libération de la pauvre mademoiselle Mordoh en juillet 1942 ? Avant même la rafle du Vel d’Hiv ? Nous n’en avons jamais entendu parler ! C’est la première fois que je lis une telle information.
Cette information nouvelle me paraît invraisemblable. Que n’a-t-il pas eut la bonne idée de faire en novembre ce qu’il a fait en juillet ?
Comment a-t-il pu se soumettre à un tel ordre ? Aujourd’hui c’est facile à dire !
A chaque fois que nous abordons cette terrible période nous sommes vivement invités à nous placer dans le contexte.
D’accord ! Les Français obéissaient à Vichy ! Nous observons un sentiment patriotique élevé chez nos notables liés à leur fidélité au Maréchal Pétain et à son Gouvernement.
Auguste Potier, Maire, ancien de 14, Georges Gautier, Curé, respectueux des lois de l’État Français… « comme des millions de pétainistes français. »
Nous lisons :
« La Manche est entièrement occupée dés le 20 juin 1940 par les Allemands. La population, comme partout ailleurs, soulagée que la guerre soit terminée , trouve les Allemands disciplinés et corrects.
Dés septembre le Kreiskommandant Von Pasquali rassemble les démobilisés, des dizaines de milliers de prisonniers de guerre enfermés notamment à Saint-Lô à la caserne Bellevue, à l’ancien Haras ...A partir de novembre , ils sont embarqués par convois successifs dans les wagons surchargés à destination de l’Allemagne, vers les Stalags ou les commandos.
C’est ainsi que des soldats, en poste au barrage de la Roche qui Boit sur la Sélune se retrouvent pour cinq ans prisonniers.
L’autorité (Sous-préfet d’Avranches, de Coutances …) organise la chasse du soldat isolé ou de groupe...La Gendarmerie française les ramasse pour les confier aux Allemands...
Il en sera de même pour tous ses hommes, abandonnés par leur chef, rentrés directement chez eux, démobilisés par eux-mêmes... invités, sur injonction des autorités françaises, Maire et Préfet, de se présenter à Saint-Lô, pour « pointer » et soit disant pour obtenir un billet « libérable ». Ils se retrouveront dans un train pour un séjour de plus cinq ans l’autre coté du Rhin.
Louis Quesnel passera 5 ans en Poméranie… Comme beaucoup de jeunes gens s’étant soumis scrupuleusement à un tel ordre.
Les soldats évadés et les « plus malins » font la sourde oreille et se gardent bien d’obéir à de tels ordres.
Ce sont eux les patriotes !
Le défaitisme est tellement élevé, le Français se fait petit et obéit à tout.
Dans cet état d’esprit en novembre 1942, Curé, Bonnes sœurs, braves gens tous ont obéi à Vichy et à son ordre ignoble « éliminer les Juifs ».
Daniel BLOUET
Source La manche libre et Danielblouet.over-blog
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