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dimanche 8 février 2015

A Tel Aviv, une méthode « Facebook et graffitis » pour apprendre l’hébreu


Guy Sharett donne des cours d’hébreu en se baladant sur ses timelines Facebook et Twitter, et dans les rues de Tel Aviv, où il recherche du street art à déchiffrer. Pour « connecter la langue à la vie ». « Tu n’es pas grosse », pochoir en hébreu, à Tel Aviv (Salomé Kiner)...


En Israël, pays d’immigration, les cours d’hébreu sont légion. Pour répondre à la demande d’un public dissipé, Guy Sharett renouvelle le genre avec StreetWise Hebrew.
Exit l’austérité des méthodes Assimil et les discussions types d’aéroport. Guy Sharett recourt entre autres à un outil pédagogique qui compte virtuellement plus d’un milliard d’utilisateurs dans le monde... puisqu’il s’agit de Facebook. Il y aborde, pêle-mêle, les blagues animalières, les satires politiques et les soutiens LGBT. En parcourant son « mur », ce professeur d’hébreu à temps partiel explique :
« Facebook offre un panorama intéressant des multiples couches de l’identité israélienne. Et c’est un sacré laboratoire d’expériences linguistiques. »
Difficile d’imaginer qu’on puisse apprendre quoi que ce soit attablé au café en faisant défiler une « timeline ». C’est pourtant le principe des cours particuliers de Guy Sharett : piocher dans les statuts et les commentaires pour transmettre les bases de l’hébreu, ou initier les plus avancés aux subtilités de l’humour et des joutes en ligne.


Guy Sharett sur le terrain (Salomé Kiner)
 
 
Pour Guy Sharett, expert en thaï et en indonésien chez Google Search, l’enseignement sur les réseaux sociaux, c’est évident :
« La grammaire ne suffit pas pour progresser. Face’oosh, Inst’oosh, Twit’oosh… C’est le meilleur moyen de connecter la langue à la vie. D’ailleurs, voici votre première leçon : “Oosh”, c’est un diminutif mignon que les jeunes collent à la fin des mots. »
A l’étude aujourd’hui, une carte d’Israël sur laquelle Tel Aviv apparaît séparée du reste du pays : « Voici la lettre “ Tav ”, pour Tel Aviv », dit-il en déchiffrant la première légende. L’autre moitié le fait sourire :
« Là, c’est écrit “C’est un peu loin pour moi”. Les habitants de Tel Aviv, c’est comme les Parisiens. Ils ne bougent pas de chez eux. Grâce à cet exemple, je vous apprends à la fois une lettre, une phrase, et un peu de culture locale. »

Déchiffrer les slogans de manif

La contextualisation, c’est la clé méthodologique de Guy Sharett. L’idée lui vient en 2011, en plein Forum Rothschild. 200 000 personnes défilent sur l’artère principale de la ville au nom de la justice sociale :
« Il y a le pays qu’on voit sur les cartes postales, et il y a la réalité de ceux qui y vivent. Je voulais aider les non-hébréophones – expats, immigrés et touristes – à déchiffrer les slogans des manifestants. »
Sur les réseaux sociaux, il propose une visite guidée et interprétée du campement des indignés : c’est la naissance de StreetWise Hebrew (l’hébreu dégourdi), son concept de cours in situ aujourd’hui décliné en plusieurs cours. On peut donc, au choix, le suivre au vieux cimetière de Tel Aviv, parce que « les pierres tombales sont un très bon moyen d’étudier le passif, et de faire un peu d’histoire ».
On peut aller à la rencontre de son vendeur d’olives au Levinsky Spice Market, où il profite des étals pour entraîner ses élèves à déchiffrer le nom des épices :
« Je leur explique que ces mots viennent souvent de l’arabe et du farsi. L’anthropologie linguistique, c’est important pour ouvrir l’esprit des gens. »
Les plus jeunes étudiants se vautrent à ses côtés devant « Ha-Kochav Ha-ba », l’équivalent israélien d’« American Idol ». Mais son chouchou, c’est le Florentin Urban Culture and Graffiti Tour.


Un mur du quartier Florentin de Tel Aviv (Salomé Kiner)
 
 
Fondé en 1927 par la communauté juive de Salonique au sud de Tel Aviv, le quartier Florentin a longtemps traîné une mauvaise réputation. Progressivement polie par les couches successives de gentrification, cette ancienne zone d’ateliers textiles est en perpétuelle rénovation. En janvier 2015, on comptait 22 chantiers de construction pour une poignée de rues et quelque 7 000 habitants.
Autrefois marginalisé, réservé aux pauvres et aux immigrés, l’incontournable repaire branché de Tel Aviv – déjà snobé par l’avant-garde cool – grouille aujourd’hui de bars et de boutiques : « Florentin, c’est un peu le Marais de Paris ou le Lower East Side de New-York », explique Guy Sharett en introduction à son petit tour du propriétaire.

Street art et graffitis éclairent la culture locale

Pour documenter cette transformation à grande vitesse, il s’appuie sur le street art, les enseignes et les murs du quartier. En sciences humaines, on appelle ça la graffitologie. Guy Sharett s’en méfie :
« Je ne prétends pas faire un cours de graffiti. Je m’en sers simplement pour éclairer la culture locale contemporaine. »
Cette approche lui permet en tout cas de témoigner des usages élastiques de la langue. Il pointe du doigt l’affiche d’une discothèque. L’adresse est en hébreu, mais le nom des artistes y figure en anglais, « parce que c’est plus cool, et plus pratique pour être identifié sur les réseaux sociaux. On appelle ça l’“hebrish” ».
Une mode qui contredit la success story de la langue nationale, sortie de son tombeau biblique et modernisée par Ben Yehuda pour unifier les populations immigrantes au début du XXe siècle.
Espérant conjurer cette tendance, la municipalité impose aux commerçants et aux restaurateurs d’utiliser 50% d’hébreu sur le texte de leurs enseignes. Un quota facilement détourné par la traduction phonétique.

Guy Sharett déchiffre du street art (Salomé Kiner)

Retour du yiddish

Guy Sharett cite encore comme exemple le retour en grâce du yiddish, longtemps banni au profit de l’hébreu, ou le respect approximatif de l’arabe comme seconde langue officielle, une forme explicite de racisme. « Le langage manipule très bien l’esprit », dit-il en rappelant les euphémismes de la propagande nazie. En pointant ces contradictions, Guy Sharett affirme son activisme linguistique :
« J’ai toujours été un outsider. D’abord dans ma ville d’origine, Ashdod, où vivent beaucoup de juifs marocains francophones. Etre gay, ashkénaze et sensible, c’est compliqué dans la culture israélienne, plutôt virile. »
Même sentiment d’étrangeté en Thaïlande, où il a vécu pendant quatre ans, en en Indonésie, où il a passé une année. C’est en rentrant en Israël qu’il créé StreetWise Hebrew :
« C’était une manière personnelle de me reconnecter avec mon pays et ma langue. Les manifestations, c’est bien, mais ça ne sert à rien. Je voulais faire quelque chose de concret. »

Salon arabe

Une fois par mois, Guy Sharett organise chez lui un salon arabe, où viennent pratiquer des hébréophones – la plupart de gauche et partisans comme lui d’un Etat palestinien.
En s’intéressant au street art, Guy Sharett aborde nécessairement la politique. Posté à l’angle des rues Frenkel et Vital, il montre du doigt une énorme fresque sur laquelle deux gamins vus de dos s’enlacent par les épaules :
  • à gauche, Srulik, un personnage mythique de la BD israélienne – une sorte de Marianne locale ;
  • à droite, Handala, symbole de la lutte palestinienne et création du dessinateur de presse Naji-al-Ali, assassiné à Londres en 1987.
Srulik et Handala, fresque de Jonathan Kis-Lev à Tel Aviv (Salomé Kiner)
« Cette accolade, c’est l’œuvre de Kis-Lev, un artiste israélien très engagé pour la paix », précise Guy Sharett. Le groupe s’enfonce dans des ruelles étroites et bigarrées. Le samedi, les ateliers ferment pour shabbat, mais la tôle ondulée laisse échapper des effluves de marijuana et des solos de clarinette. Les graffeurs se sont appropriés cette zone promise à la démolition. Guy Sharett en profite pour évoquer les défis de l’aménagement urbain :
« Tel Aviv s’agrandit. La périphérie se déplace. Bientôt, ce quartier historique de manufactures cèdera la place à des tours d’habitation. »

« Nous avons vingt ans de retard »

En attendant, on peut encore y admirer une œuvre du pochoiriste français C215 sur laquelle un juif orthodoxe prie en direction de Tel Aviv (« la dépassionnée ») plutôt que Jérusalem, objet de toutes les convoitises religieuses. En raillant gentiment les siens, il estime :
« Ici, les gens n’ont pas encore compris que le street art avait de la valeur. Ailleurs, cette porte aurait été démontée depuis longtemps. Heureusement, nous avons vingt ans de retard sur l’Europe. »
Ce décalage ne semble pas concerner Guy Sharett, qui martèle à ses ouailles, déjà sur le départ : « Abonnez-vous à mes podcasts, ajoutez-moi sur Facebook et suivez moi sur Twitter. » De la pédagogie au personal branding.

Source Rue 89