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lundi 12 avril 2021

Cent ans d’un royaume improbable : la stabilité à tout prix


À l’occasion du centenaire de la constitution de l’émirat de Transjordanie – devenu par la suite un royaume – « L’Orient-Le Jour » revient en deux épisodes sur l’histoire d’un État sur lequel peu misaient et qui s’est imposé au gré des décennies comme l’un des plus stables de la région........Détails........

Les deux hommes ne s’apprécient guère. Pourtant, en cette soirée du 12 janvier 1964, le président égyptien Gamal Abdel Nasser s’entretient en privé avec le roi Hussein de Jordanie, avec lequel il est – c’est le moins qu’on puisse dire – en mauvais termes depuis des années. Pour les observateurs, c’est le signe d’un premier pas vers la reprise officielle des relations diplomatiques entre deux pays que tout semble opposer.
Pour Gamal Abdel Nasser, le roi Hussein est le valet régional des Occidentaux. Et pour le souverain hachémite, le raïs est responsable des maux qui ont tourmenté la monarchie et agité la société jordanienne tout au long des années 1950. La popularité de ses idées a même poussé le roi à entreprendre une régression autoritaire conséquente. 
Confronté à une série d’attentats et de coups d’État, de plus en plus isolé sur la scène régionale, contesté au sein même du royaume – avec notamment en 1956 l’arrivée au poste de Premier ministre de Souleymane Naboulsi, d’origine palestinienne et appelant à l’abolition de la monarchie – le roi Hussein décide de frapper un grand coup en décrétant la loi martiale en avril 1957, suspendant la Constitution et interdisant les partis politiques.
Inquiet face à la création en 1958 de la République arabe unie rassemblant l’Égypte et la Syrie, il tente de contrer la menace qu’elle représente pour la monarchie en s’alliant avec son cousin, le roi Fayçal II d’Irak, à travers la constitution de la très éphémère Fédération arabe d’Irak et de Jordanie, emportée par le renversement du souverain irakien la même année. 
Mais fin connaisseur des dynamiques régionales, conscient des atouts et des points faibles du royaume, le souverain mise sur le dialogue avec son rival. L’entrevue au domicile du président égyptien en 1964 à Héliopolis dure plus d’une heure et intervient à la veille du premier sommet de la Ligue arabe au Caire, qui vise à planifier la réponse commune à la décision israélienne de détourner les eaux du Jourdain. 
Quelques mois plus tard, le roi Hussein, tout comme le reste de la Ligue arabe, parraine la fondation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Jérusalem, alors sous souveraineté jordanienne.

À reculons

L’initiative survient alors que depuis 1963, le monarque rencontre secrètement des officiels israéliens. Des entrevues dont il révélera par la suite qu’elles avaient eu lieu grâce à l’entremise de son médecin à Londres, Emmanuel Herbert, juif et sioniste. 
C’est à lui que le souverain doit ses premières entrevues avec le diplomate israélien Yaakov Herzog. 
Au début des années soixante, il est toutefois encore tôt pour y déceler les prémices des négociations à venir. Pour l’heure, les tensions sont extrêmement vives dans la région. Une crise oppose le monarque à Ahmad Choukayri, chef de l’OLP, autour du contrôle de la population en Judée Samarie.
Malgré l’amorce d’une discussion avec les Israéliens, le roi Hussein décide de signer une alliance avec Nasser le 30 mai 1967 et de placer ainsi les forces jordaniennes sous commandement égyptien. 
Un revirement à 180 degrés – en dépit des provocations ici et là – qui s’explique par la méfiance accrue du roi vis-à-vis des Israéliens après un raid dévastateur sur le village de Samu, en Judée Samarie, le 13 novembre 1966 au petit matin. Le jour même, il avait reçu un message personnel de ses interlocuteurs lui promettant de ne pas attaquer le royaume. 
Mais s’il s’engage aux côtés du Caire et de Damas dans la guerre des Six-Jours, les déclarations ultérieures du souverain témoignent d’une implication à reculons, nourrie surtout par ses craintes face à la possibilité d’une guerre civile dans son pays et sa volonté de donner des gages à la population palestinienne qui y vit. Peine perdue, défait en 1967, le royaume est amputé de la Judée Samarie et, surtout, de la Vieille ville de Jérusalem, son joyau.

Septembre noir

La guerre entraîne dans son sillage l’arrivée d’une nouvelle vague massive de Palestiniens dans le pays – à l’intérieur des frontières transjordaniennes – qui désormais surpassent en nombre les Eastbankers. 
Les organisations de fedayine sont armées, tiennent des postes de contrôle et profèrent un discours de libération nationale à partir du territoire jordanien. Le leader du Fateh, Yasser Arafat, va jusqu’à appeler au renversement du pouvoir hachémite sous prétexte que la population est majoritairement palestinienne. Les tensions s’accroissent tandis que le roi cherche une solution et s’entretient non seulement avec la CIA américaine mais aussi avec des officiers israéliens. « En 1968, il était devenu clair que le but de Yasser Arafat était de contrôler la Jordanie et non pas les territoires occupés. 
Les factions disaient vouloir transformer la Jordanie en Hanoï des Arabes », résume Randa Habib, ancienne directrice de l’AFP en Jordanie. Bien qu’une partie des Transjordaniens se sentent solidaires de l’OLP, y compris au sein de l’armée, beaucoup commencent à nourrir un fort ressentiment à l’égard des Palestiniens, perçus comme des invités envahissants.
En septembre 1970, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) détourne trois avions occidentaux et les force à atterrir dans un aéroport abandonné en Jordanie. Les pirates de l’air exigent la libération des détenus palestiniens des prisons occidentales, avant que les otages ne soient délivrés par l’armée.
« Pour nous, le roi Hussein est un dirigeant réactionnaire, chef d’un État réactionnaire et donc un obstacle. Et pour réussir notre révolution, nous devons supprimer cet obstacle », affirme à l’époque Georges Habache, fondateur du FPLP. La communauté internationale est sur le qui-vive : le roi est-il encore en mesure de diriger le royaume ? 
Pour le monarque, il s’agit dès lors de contrer le sort, de prouver qu’il n’est pas en sursis. Le 15 septembre, il annonce la formation d’un gouvernement militaire pour venir à bout des combattants palestiniens, enclenchant une confrontation entre l’armée jordanienne et la résistance palestinienne à Amman. Peu importe que Yasser Arafat ait demandé la suspension du FPLP de l’OLP, il est déjà trop tard. 
Les combats sont d’une grande violence et font des milliers de victimes civiles parmi les Palestiniens. 
L’OLP est expulsée moins d’un an plus tard du territoire, mais l’instabilité reste au rendez-vous. 
Au Caire, le 28 novembre 1971, le Premier ministre jordanien Wasfi el-Tall est assassiné par un commando palestinien : Septembre noir est né. Créé par le Fateh, le groupe effectue des dizaines et des dizaines d’opérations en dehors des frontières israéliennes dont la plus emblématique reste le massacre des athlètes israéliens aux JO de Munich en 1972.

Jordanisation de l’État

Les années 1970 signent l’amorce d’une nouvelle ère et l’avènement d’un nationalisme transjordanien. « East-Bank first », murmurent à l’oreille du roi ses conseillers. 
Car même si la Judée Samarie est sous occupation israélienne, elle n’est pas encore annexée et les liens administratifs et juridiques entre les deux rives du Jourdain sont toujours en place. Le souverain fait cependant face à un double dilemme : il ne peut, en tant que descendant du Prophète, se résoudre à la perte de Jérusalem-Est. 
« Le roi Hussein a ressenti une responsabilité personnelle dans la perte de Jérusalem-Est après tous les sacrifices de son grand-père », avance le journaliste Oussama el-Charif. En outre, il est conscient qu’une partie des fonds étrangers qui affluent vers le pays sont liés à l’idée d’une Jordanie comme foyer alternatif pour les Palestiniens. 
Il se résigne néanmoins progressivement à renoncer à ses revendications territoriales sur la zone perdue, à mesure que le nationalisme palestinien gagne en autonomie. 
En interne, la période qui s’ouvre est prospère, grâce notamment à la diaspora jordanienne – dont de larges factions sont d’origine palestinienne – installés dans les pays du Golfe, dans un contexte marqué par des chocs pétroliers à la faveur des pays producteurs.
Dans le même temps cependant, les tensions sociales sont palpables. Certes, grâce à l’aide extérieure, le rôle économique de l’État s’étend et de plus en plus de Jordaniens bénéficient de sa prodigalité. Mais différents groupes se disputent les parts du gâteau, avec, en filigrane, des oppositions vives mais taries par le pouvoir entre Transjordaniens et Palestiniens. 
« À partir des années 1970, il y a eu une jordanisation de l’État. On pourrait même dire une transjordanisation de l’État pour être plus explicite », résume Hana Jaber. « L’accord tacite a été en somme de dire aux Palestiniens : ’’On vous laisse le secteur privé mais l’État est à nous’’. »
Ce deal commence à chavirer à l’orée des années 80, alors que la baisse du prix de l’or noir entraîne une plus grande compétition autour de ressources qui s’amoindrissent. 
Il s’avère alors de plus en plus difficile pour la monarchie de neutraliser ses adversaires ou de consolider les allégeances à travers ses largesses. 
Le royaume se doit de réexaminer les politiques économiques menées jusque-là. Inquiet du déclenchement de la première intifada en 1987 et encouragé par ses conseillers, le roi procède à la rupture des liens juridiques et administratifs avec la Judée Samarie. 
Les difficultés sont trop importantes sur la rive-est du Jourdain pour y conjuguer celles de la rive-ouest. Un plan de développement de 1,2 milliard de dollars pour la Judée Samarie est annulé. 
Le Parlement jordanien, dont la moitié des membres représentaient alors la rive-ouest, est dissout, les salaires de 21 000 fonctionnaires ne sont plus payés et les passeports jordaniens des Palestiniens de Judée Samarie convertis en documents de voyage d’une durée de deux ans.
« Cette dissolution du Parlement était en fait une requête des pays arabes. L’idée était que le roi se retire et passe le flambeau à Yasser Arafat », dit Randa Habib. « Cela a été une bonne chose pour la Jordanie, car cela a ouvert la voie à des réformes politiques. » 
Dans le même temps, la colère sociale monte et en 1989 la grogne a des allures de première du genre. Les émeutes antigouvernementales sont concentrées dans le sud du pays et engagent des composantes sociales traditionnellement fidèles à la monarchie. 
Par contraste, les réfugiés tout comme les milieux d’affaires palestiniens restent en dehors des événements. En ligne de mire des contestataires, les mesures d’austérité imposées par la Banque mondiale et le FMI qui exigent du gouvernement un plan d’ajustement structurel et des coupes drastiques dans le secteur public.
« Il y avait une sorte de “suremploi”. Quand on rentrait dans un bureau par exemple, il y avait celui qui dit bonjour, celui qui ouvre la porte, celui qui montre le bureau du directeur, etc. », commente Hana Jaber. En réponse, le pouvoir met en œuvre plusieurs réformes et organise la première élection législative en 22 ans et lève la loi martiale.

Changement de style

Dans l’arène régionale et internationale, les années 1990 illustrent la capacité du roi à endosser plusieurs costumes à la fois, avec toujours la pérennité du royaume comme but ultime. 
La guerre du Golfe qui oppose une coalition de 35 États dirigée par Washington contre l’Irak à la suite de l’invasion et de l’annexion du Koweït par Bagdad dévoile un roi Hussein jonglant avec un lexique d’ordinaire attribué aux nationalistes arabes. 
Dans son adresse à la nation, il déclare l’intervention occidentale comme étant contre « tous les Arabes et tous les musulmans et pas juste contre l’Irak », évoquant des objectifs visant à « détruire l’Irak et à réorganiser la zone d’une manière bien plus dangereuse pour notre peuple que les accords Sykes-Picot ».
Pour les observateurs de l’époque, sa rhétorique est animée par la volonté d’accroître sa popularité au sein de la population jordanienne d’origine palestinienne dont une grande partie était acquise au chef de l’État irakien Saddam Hussein. 
Pour David Mack, ancien sous-secrétaire d’État adjoint aux Affaires du Proche-Orient (1990-1993), « c’était une erreur du roi qui a été influencé par la propagande du président irakien suggérant qu’il serait peut-être possible de retrouver l’influence hachémite au Hedjaz, où la famille al-Saoud avait usurpé le pouvoir. 
Les Irakiens ont également promis de fournir le soutien économique nécessaire sous la forme d’expéditions de pétrole à bas prix vers la Jordanie ». En coulisses cependant, le monarque est hors de lui. 
« Quand Saddam a envahi le Koweït, le roi Hussein n’était pas du tout au courant. Lorsque cela lui a été annoncé, il était à la fois surpris et furieux. C’est à partir de là que la relation entre les deux hommes s’est détériorée », précise Randa Habib. 
La suite des événements illustre un nouveau revirement. Après la signature des accords d’Oslo entre Israël et l’OLP en 1993, le roi assume son alliance avec les États-Unis pour garantir la survie du royaume dont il craint l’isolement. 
Et au risque de heurter son peuple, il signe, le 26 octobre 1994, un traité de paix avec Yitzhak Rabin, Premier ministre de l’État hébreu. 
La Jordanie devient ainsi le deuxième pays arabe, après l’Égypte sous Anouar Sadate en 1979, à suivre cette voie.
L’euphorie diplomatique est toutefois de courte durée. Yitzhak Rabin est assassiné par un extrémiste israélien en 1995. Shimon Peres, puis Benjamin Netanyahu lui succèdent. 
Le processus de paix avec les Palestiniens s’enlise. En Jordanie, le roi Hussein meurt quelques années plus tard, en 1999, et son fils Abdallah II est intronisé. Le nouveau monarque arrive au pouvoir dans un monde qui n’a plus grand-chose à voir avec celui de son père. 
Le roi Hussein devait créer un État auquel personne ne croyait. Son fils doit quant à lui prendre la mesure de la crise du modèle économique, essentiellement rentier, qui prédominait jusque-là.
« Le roi Abdallah II a lancé son règne avec le mantra “Jordanie d’abord” , qui était censé montrer aux Jordaniens qu’il souhaitait faire passer les intérêts de ses sujets au premier plan. 
Son père en revanche donnait plus d’autorité au pouvoir exécutif au niveau national et se souciait davantage des affaires étrangères et régionales », explique Oussama el-Charif. 
« Il voulait imposer une nouvelle approche en interne et pensait qu’en créant un gouvernement parallèle à partir de la cour royale, il pourrait accélérer les choses. »
Formé à l’occidentale, plus anglophone qu’arabophone, celui qui s’était destiné à une carrière militaire donne au départ l’impression d’être en décalage avec le reste de la population, ou du moins avec une partie d’entre elle. 
Alors que son père œuvrait sans relâche à la consolidation de ses relations avec les tribus, se targuant même d’en être issu, le nouveau monarque ne jure que par la « modernisation » du royaume et cultive avec son épouse Rania – d’origine palestinienne – l’image d’un couple branché et glamour, tourné vers les nouvelles technologies.
« Il arrive avec un autre esprit. Beaucoup de Transjordaniens pensaient de lui qu’il était “mal-élevé”, qu’il n’avait aucun sens des traditions bédouines. Et les Palestiniens le trouvaient trop militaire. 
Très rapidement, il a placé en face des camps de réfugiés des chars », décrypte Hana Jaber. Toutefois, l’élite palestinienne est séduite par ce souverain qui n’a que le secteur privé à la bouche. « C’était presque un employé de la Banque mondiale qui parlait », commente-t-elle.
En interne, le nouveau souverain fait de la libéralisation de l’économie l’alpha et l’oméga du nouveau cap à prendre. 
Les initiatives se multiplient. La procédure d’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce aboutit quelques mois après son arrivée au pouvoir. 
En octobre 2000, il signe par ailleurs un traité de libre-échange avec les États-Unis. 
Les premiers temps s’illustrent d’emblée par des privatisations massives dans des domaines-clés tels que l’électricité, l’eau ou encore les transports et l’attraction des investisseurs étrangers, dont l’arrivée dans le pays concurrence différentes catégories du secteur privé. 
Les inégalités sociales sont exacerbées, les réseaux de solidarité s’essoufflent et une économie de prédation se développe en parallèle à travers l’émergence de circuits de blanchiment d’argent et de réseaux de corruption.
« L’image d’Épinal d’une Jordanie institutionnelle très bien dirigée, où tout était fluide et où, en tant que citoyen, on était rapidement servi, s’effrite », résume Hana Jaber. 
À la veille des printemps arabes, tous les ingrédients d’une recette explosive sont réunis. L’élan contestataire atteint son acmé à l’automne 2012 avec des revendications relatives au pouvoir d’achat, à la participation politique et à la lutte contre la corruption.
Les autorités promettent des réformes de fond mais le mouvement se dissipe en 2013 avant de reprendre de plus belle en 2018. De très loin, la monarchie hachémite a les apparences d’un long fleuve tranquille, de ce qui reste quand tout s’effondre autour. 
Mais la réalité est plus nuancée. Effrayés par la spirale mortifère dans laquelle le soulèvement syrien a été entraîné, et tandis que la Jordanie est en première ligne dans l’accueil des réfugiés en provenance de Syrie, beaucoup de contestataires veulent jouer la carte de la prudence et privilégient les discours réformistes. 
Et ce d’autant plus que le royaume a acquis sa stabilité au prix de nombreux sacrifices et d’exils en tout genre.
La crise sans précédent qui a touché la monarchie au début du mois avec les accusations portées par le pouvoir contre le prince Hamza, demi-frère du roi, soupçonné de menées séditieuses appuyées par une puissance étrangère, a de quoi raviver cependant ces angoisses autour de la pérennité de l’État.

Source L'Orient le jour
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