Une introduction à l’œuvre
C’est aux portes du ghetto juif de Tunis, la Hara, que naît Albert Memmi en 1920, d’un père bourrelier juif italien et d’une mère analphabète. Son alter ego dans cette autobiographie, à peine romancée, qu’est la Statue de sel se nomme Mordekhaï Alexandre Benillouche.
Ce nom ternaire, le narrateur le porte comme un stigmate de son identité déchirée. Mordekhai, nom d’un glorieux Macchabée, trahit sa judéité. Alexandre "claironnant, glorieux, me fut donné par mes parents en hommage à l’Occident prestigieux".
L’auteur, lui, n’a porté qu’un prénom français, l’employé de mairie ne voulant pas inscrire à l’état civil le prénom hébraïque proposé par le père du nouveau-né. Albert Memmi s’est éteint à Paris le 22 mai dernier, et cette première violence du nom refusé par l’autorité coloniale - la Tunisie est alors un protectorat français- est sans doute à l’origine de cette œuvre si originale et protéiforme, qui compte autant d’essais que de romans, qu’Albert Memmi n’a cessé de travailler, développant des concepts qui restent éminemment opérants, comme celui de judéité, ou d’hétérophobie.
Nous lui devons beaucoup, et La statue de sel en est sans doute la matrice, et donc la meilleure introduction.
Un roman de l’identité morcelée
Publié en 1953, trois ans avant l’indépendance de la Tunisie, La statue de sel est immédiatement remarqué par Albert Camus qui propose de le préfacer.
Voici un écrivain français de Tunisie, qui n’est ni français ni Tunisien, c’est à peine s’il est juif, puisque dans un sens il ne voudrait pas l’être.
Le curieux sujet du livre, qui est aujourd’hui offert au public, c’est justement l’impossibilité d’être quoi que ce soit de précis pour un juif tunisien de culture française. Albert Camus
Dans cette autofiction, le jeune Albert-Alexandre fait le récit de sa jeunesse tunisienne, des années de bonheur béat entre deux parents aimés et aimants, dans l’impasse où la famille encore peu nombreuse occupe une petite pièce. Le récit sensuel de l’enfance et le souvenir de la langueur des sabbats en famille laissent bientôt place à l’amère découverte des différentes formes d’oppression qui pèsent sur Alexandre et divisent la société tunisienne.
Au troisième chapitre, le narrateur comprend qu’il porte les habits d’un autre, et que s’il est plus riche que les juifs du Ghetto, il reste un pauvre.
Alors que la fratrie s’agrandit- ils seront treize enfants en tout - il fréquente l'école rabbinique puis l'école primaire de l'Alliance israélite, où il apprend le français.
Élève brillant, il reçoit alors une bourse qui lui permet d'intégrer le lycée français de Tunis. Lui qui ne connaît que la Hara, et ne parle que le patois tunisois, doit traverser maintenant la ville européenne.
"J’eus des camarades français, tunisiens, italiens, russes, maltais, et juifs aussi, mais d’un milieu si différent du mien qu’ils m’étaient des étrangers. Je me découvris étranger dans ma ville natale ».
Présenté comme « l’élu » de la communauté qui pourra s’élever au-dessus de son destin tout tracé d’artisan, il épouse bientôt le mépris dans lequel la culture coloniale tient sa propre culture.
Transfuge de classe autant que de langue, il connaît la terrible culpabilité de celui qui ne peut aider financièrement le foyer. Bientôt, le « nous » familial est remplacé par le « ils».
L’hypocrisie de son père sur la question religieuse le révulse, les superstitions de sa mère le tétanisent. « Ah je suis irrémédiablement un barbare » se lamente le narrateur devant les séances d’exorcisme rituelles pratiquées par une figure maternelle pourtant adorée.
Le déchirement et le ravissement de la langue
Cette identité déchirée s’incarne dans la conquête acharnée de la langue française, qui ne cesse de lui résister. De cette lutte, naît une fascination pour la maîtrise des mots.
« Je n’ai jamais pu me débarrasser de cet envoûtement magique du langage » Honteux autant que fier de son argot, il travaille plus que tous, fait alliance contre les élèves avec les maîtres.
« Peut-être sentais-je que, malgré mes efforts, jamais je ne parlerai aussi bien que mes camarades, dotés par leur naissance d’un outil quasi-parfait. » Car la délivrance vient de l’écriture, et Memmi accorde ici une large place à ceux de ses professeurs qui l’ont guidé vers la littérature, sous des noms à peine maquillés : l’écrivain Jean Amrouche (alias Marrou) ou encore Aimé Patri (alias Poinsot).
« Pour m’alléger du poids du monde, je le mis sur le papier : je commençai à écrire. Je découvris l’extraordinaire jouissance de maîtriser toute existence en la recréant» S’imaginant des parentés avec Rousseau ou Vigny qu’il adule, le narrateur, comme Albert Memmi, ira au bout de sa fascination pour la France, avant de comprendre, à l’avènement du régime de Vichy, qu’il ne le sera jamais Français.
« J’avais refusé l’Orient et l’Occident me refusait ».
Pendant la deuxième guerre mondiale, les Allemands envahissent la Tunisie et Albert Memmi est envoyé dans un camp de travail forcé.
C’est là que le destin de son narrateur bifurque : il fuit en Amérique du Sud, quand Memmi, lui, part pour Alger à la fin des hostilités, où il étudie la philosophie, avant de partir pour la Sorbonne à Paris.
En publiant La statue de Sel en 1953 dans un français très classique, il s’engage dans une introspection qui lui permettra de réparer le lien rompu avec la langue et la culture tunisienne, notamment en publiant à partir de 1965 une Anthologie des littératures maghrébines.
Inventer des outils pour penser la domination : l’hétérophobie et la judéité.
« Toujours je me retrouverai Alexandre Mordekhaï, Alexandre Benillouche, indigène dans un pays de colonisation, juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe » C’est le constat amer du narrateur à la fin du roman.
Il annonce l’œuvre théorique dans laquelle s’engagera ensuite Albert Memmi. Marié avec une Française en 1946, il s'installe avec elle à Tunis où il anime un laboratoire de psycho-sociologie, enseigne la philosophie, et dirige les pages culturelles de l'hebdomadaire L'Action (le futur Jeune Afrique).
Il milite pour l’indépendance de la Tunisie accordée en 1956, mais à l’instar de nombreux juifs engagés dans le mouvement de décolonisation, il est à nouveau rejeté par un pays devenu musulman.
Il part alors à Paris où il devient professeur de psychiatrie sociale à l'École Pratique des Hautes Études, et attaché de recherches au CNRS. En 1957, en pleine guerre d’Algérie, il publie Portrait du colonisateur et Portrait du colonisé, préfacé par Jean-Paul Sartre, qui décrit le rapport de dépendance qu’entretiennent ces deux figures.
Le texte lui vaudra l’inimitié des autorités françaises, qui retardent sa naturalisation. Dans La Nef, en 1964, il propose une première définition du racisme, reprise dans l’Encyclopædia Universalis :
Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou son agression.
Il n’aura de cesse de tenter d’affiner cette définition, dans de nombreux essais. Portrait d'un Juif, La libération du Juif, ou encore L’homme dominé, paru en 1968 et d’une étonnante actualité, où il élargit sa réflexion aux systèmes d’oppression qui accablent les Noirs, les Juifs, les femmes, les prolétaires « Ces diverses études sont des gammes pour ce grand livre de l’oppression que j’annonce sans cesse, que je n’achèverai peut-être jamais, mais vers lequel j’avance toujours un peu plus. »
Il enrichit sa pensée sur le racisme d’un concept fort, qui fait encore aujourd’hui référence : celui d’hétérophobie.
Il tend à rendre compte du fait que, pour Memmi, chaque manifestation du racisme est singulière, même si les mécanismes sont communs, chaque catégorie racisée doit donc « organiser spécifiquement la défense de son existence ». Profondément laïc, Memmi se sait Juif mais ne se reconnait pas dans le judaïsme.
Il forge le concept, largement repris, de judéité : « Ayant décidé de faire l’inventaire de moi-même comme Juif, j’eus rapidement besoin d’un mot qui exprime, à l’exclusion d’autres acceptions, le fait d’être juif. Je me suis aperçu avec étonnement et embarras, qu’il n’en existait pas. La judéité serait exclusivement la manière pour un juif de l’être, subjectivement et objectivement ».
Inlassablement, pendant plus d’un demi-siècle, Albert Memmi n’a cessé de s’affirmer comme un grand auteur français, mais aussi maghrébin, et d’affiner ce qu’Albert Camus dans sa préface de La statue de sel définit comme une conscience moderne, dramatique, intelligente, solidaire sans illusions.
« Cette conscience lui permet de rester ce qu’il est et de prêter attention du même coup aux contradictions des autres, Français ou Arabes. D’une certaine manière, il ne refusera plus rien de lui-même ou d’autrui »
La statue de sel d'Albert Memmi, préface Albert Camus (Folio Gallimard).
Source France Culture
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