Les «Jeux nazis» de 1936 se cachent souvent derrière le même visage : celui du sprinteur noir américain Jesse Owens, que ses quatre médailles d’or remportées dans une arène acquise aux idées racistes et antisémites de la propagande nazie ont hissé dans la légende de l’olympisme. Sur une tout autre piste, celle d’escrime, l’Allemande Helene Mayer s’est fait remarquer pour d’autres raisons. Sa seule présence à Berlin pose une question : comment une fleurettiste juive s’est-elle retrouvée à concourir sous les couleurs de l’Allemagne nazie ?.......Détails.......
C’est qu’Helene Mayer n’est pas n’importe qui. Souvent inclue a posteriori dans le cercle restreint des plus grandes escrimeuses de tous les temps, la native d’Offenbach-sur-le-Main, en 1910, n’a pas mis longtemps à briller avec les lames.
Très tôt licenciée dans sa ville de naissance, elle n’a que 13 ans lorsqu’elle remporte son premier championnat, en 1924. Le sommet de sa carrière arrive alors qu’elle a à peine commencé : lorsqu’elle repart des Jeux d’Amsterdam en 1928 avec la médaille d’or, à même pas 18 ans.
Longiligne (elle mesure 1m75) et doté d’une technique bluffante pour l’époque selon plusieurs contemporains, elle devient rapidement un phénomène de la discipline. «Imbattable», ose d’ailleurs le Figaro dans son édition du 17 avril 1929, après qu’elle se soit classée première du championnat d’Europe féminin de fleuret.
Une fois son arme remisée, la jeune Mayer étudie, troquant ses entraînements dans le Land de Hesse pour la fréquentation des bancs de la Sorbonne, à partir de 1931, puis ceux du Scrips College de Claremont, une bourgade du comté de Los Angeles, aux Etats-Unis, où elle atterrit l’année suivante grâce à un programme d’échanges. A quelques kilomètres à peine de la salle où elle cédera son titre de championne olympique, en ne terminant qu’à la 5e place des Jeux de Los Angeles en 1932.
Entre-temps, l’antisémitisme connaît une montée fulgurante dans son pays d’origine. Elle a l’occasion de s’en rendre compte lorsqu’elle se retrouve exclue, parce que juive, de son club historique d’Offenbach-sur-le-Main, alors qu’elle y avait toujours sa carte. Qu’importe, elle achève ses études universitaires deux ans plus tard, et donne dès 1934 au Mills College Oakland des cours d’allemand… et d’escrime.
Elle n’a en effet pas renié sa discipline, loin de là : la même année, elle remporte son premier championnat des Etats-Unis – toujours au fleuret – et fait à nouveau parler d’elle.
Ses prouesses traversent l’Atlantique et retiennent l’attention du gouvernement d’Hitler.
A ce moment, Berlin est chargé d’accueillir les Jeux de 1936. Seulement, et comme le contextualise le journaliste Alfred Menguy dans le Regards du 12 décembre 1935 : «L’Allemagne […] a dû lutter et lutte toujours contre l’opposition qu’a rencontrée dans un grand nombre de pays la tenue des jeux sur son territoire. Les horreurs de son régime sont naturellement à la base de cette protestation, entre autres le préjugé de race.»
Il faut dire que le régime nazi, en place depuis 1933, n’a pas hésité lui-même à boycotter bon nombre de ses champions juifs, «lorsqu’ils n’ont pas été obligés de s’expatrier», précise Alfred Menguy.
Outre Helene Mayer, le boxeur Eric Seelig, les frères Rudi, Gerhard et Heinz Ball en hockey sur glace, et… Eugen Mayer, le frère d’Helene, pourtant plusieurs fois sacré champion national en escrime, figurent parmi ces gloires mises au ban.
Une vision politique qui s’inscrit en paradoxe des valeurs de la charte olympique, qui préconise «le rapprochement des races dans un commun idéal sportif», comme le rappelle le même auteur.
Les persécutions antisémites incessantes font que de nombreux Etats souhaitent non seulement boycotter l’événement – dont Berlin avait déjà été privé deux décennies plus tôt en raison de la Première Guerre mondiale – mais organiser une compétition alternative : les Olympiades populaires de Barcelone.
Les Allemands ont alors une idée : rapatrier la championne de son exil américain pour l’intégrer dans leur délégation qui prendra part aux Jeux, et ainsi contrecarrer la campagne de boycott.
Une volte-face spectaculaire : l’année précédant les Jeux, son nom avait été tout bonnement «écarté de la liste d’escrime» nationale, rapporte l’Humanité du 12 août 1935.
Une attitude que le journal de gauche le Populaire, dans son numéro du 12 janvier 1939, résume en ces termes : «l’antisémitisme hitlérien supporte certains accommodements lorsqu’il s’agit de l’honneur sportif du IIIe Reich». C’est ainsi qu’Helene Mayer se retrouve imbriquée bien malgré elle dans des desseins purement politiques, dont elle ignore évidemment tout. Encore faut-il qu’elle accepte.
De premières rumeurs outre-Atlantique laissent entendre qu’elle répondra par la négative à l’invitation. Mais au début du mois de novembre 1935, les Américains apprennent, stupéfaits, que l’escrimeuse vient finalement d’accepter la proposition du Comité olympique allemand.
Elle sera l’unique sportive juive à en faire partie. Dans son édition du 9 novembre 1935, Paris-Soir publie le télégramme adressé par Helene Mayer au Comité allemand, depuis son domicile de Los Angeles : «Maladie m’empêcha vous répondre et à von Tschammer und Osten, mon acceptation, réponse partie hier.»
Le tout conclu d’un «affectueusement» qui désarçonne dans les milieux où l’on fait campagne pour le boycott. Le message, lui, «fait sensation», précise l’article.
Deux semaines après l’annonce de sa décision, la fleurettiste finit par poser une condition à son voyage retour : «voir ses coreligionnaires réintégrés dans tous leurs droits civiques», mentionne l’Echo d’Alger. Le journal réagit dans la foulée : «Hitler, qui n’a pas été attendri par une star du cinéma israélite, ne le sera pas davantage par l’escrimeuse.
Mais celle-ci aura fait un geste courageux.» Une posture adoptée très certainement pour faire désenfler le scandale qui entoure sa participation. Le débat est tel que même le prix Nobel de littérature Thomas Mann y va de son commentaire, tout aussi hostile à cette participation.
De son côté, le journal d’extrême droite l’Action Française avance que «si Mlle Mayer n’acceptait pas de prendre place dans l’équipe allemande, elle ne pourrait prendre part aux Jeux olympiques, puisqu’elle ne pourrait y représenter aucune autre nation», insinuant alors cyniquement qu’Helene Mayer «préfère défendre sa renommée et se voir offrir un beau voyage».
Quoiqu’on puisse imaginer sur ses intentions, sa présence – exhibée aux yeux de tous en compagnie du joueur de hockey juif Rudi Ball – ne convainc pas les pourfendeurs de Berlin 1936.
Un journaliste de la revue juive l’Univers israélite assure que «la charte olympique sera violée effrontément», tout en mentionnant l’hypocrisie d’inviter deux athlètes juifs, au vu des désavantages que confère le fait d’être juif dans la pratique sportive quotidienne en Allemagne : «Les juifs ne peuvent pas entrer dans les sociétés sportives qui sont toutes contrôlées par l’Etat national-socialiste.
Les juifs sont exclus des clubs, des piscines, des stades et de tout entraînement normal. Tout au plus peuvent-ils se rencontrer entre eux, ce qui les expose souvent à de nouvelles persécutions», liste l’article en date du 27 mars 1936. Sans omettre qu’à l’époque, les compétitions nationales sont déjà réservées à une seule partie des sportifs, les «purs aryens».
Ce qui fait dire au journal que deux simples sélections «ne peuvent pas donner le change. Il y a trop de lois d’exception pour que la plus minime garantie puisse exister».
Faisant fi des clivages autour de sa personne, celle qui reste sur deux titres consécutifs de championne des Etats-Unis (elle en remportera 8 au total entre 1934 et 1946) compte bien poursuivre sur sa bonne dynamique, et reconquérir la breloque dorée qu’elle avait laissée filer en Californie quatre ans plus tôt. Comme annoncé par l’Homme Libre du 28 janvier 1936, la «championne d’escrime d’Amérique» s’apprête à rejoindre Berlin dès février, où elle doit être honorée du titre de «citoyenne du Reich».
Auteure d’un parcours presque parfait, elle échoue de peu dans le round final, terminant à la seconde place, au bout de confrontations très serrées face à la juive hongroise Ilona Elek-Schacherer (finalement médaillée d’or), et la championne en titre autrichienne Ellen Preiss. On les retrouve toutes les trois posant à l’issue du tournoi, dans le numéro du Phare de la Loire du 10 août 1936.
Vraisemblablement, la photo a été prise juste après la cérémonie de remise des médailles, où Helena Mayer suscita à nouveau la controverse. Brassard à croix gammée au bras, elle effectue le salut nazi devant la foule, suscitant l’ire des opposants au IIIe Reich et d’une partie de la presse.
Dans son ouvrage Jews and the Olympic Games : the clash between sport and politics (2004), Paul Taylor nuance le geste et l’attitude de la vice-championne olympique d’alors, en mettant en avant son ignorance de la situation réelle en Allemagne.
Il insiste tout autant sur le fait qu’elle-même, en vertu de son statut et de son physique (elle était grande et blonde – «elle a tous les signes extérieurs du pur type aryen», dit d’elle le Populaire du 24 janvier 1939), ne se sentait pas personnellement menacée.
D’autant que son ascendance ne comptait qu’une seule personne juive : son père, mort en 1931. Ajoutons qu’au moment des Jeux de 1936, sa mère et son frère vivent encore en Allemagne, et qu’elle pouvait craindre pour leur avenir.
A court terme, ce geste ternit un peu plus son image, déjà bien écornée à l’aube de la compétition.
Ce qui ne l’empêche pas de rentrer aux Etats-Unis pour prendre part à de nombreuses épreuves et compléter une collection de titres déjà imposante. Elle devient notamment championne du monde pour la troisième fois en 1937 (après 1929 et 1931).
Ce qui ne l’empêche pas, non plus, de devenir citoyenne américaine en 1940, elle qui n’a jamais vraiment quitté son poste de professeur dans la baie de San Francisco.
Preuve ultime qu’on lui pardonna cet affront : en hommage à son incroyable carrière, les Etats-Unis lui firent une place au Hall of Fame de l’escrime – sorte de panthéon de la discipline – en 1963.
Hommage posthume puisqu’elle avait succombé d’un cancer du sein dix ans plus tôt, à Munich, où elle profitait tout juste de sa retraite sportive. Elle n’avait pas encore 43 ans.
Romain Métairie
Source Liberation
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