À présent, chacun aspire à séparer sa personnalité des autres, chacun veut goûter lui-même la plénitude de la vie ; cependant, loin d’atteindre le but, tous les efforts des hommes n’aboutissent qu’à un suicide total, car, au lieu d’affirmer pleinement leur personnalité, ils tombent dans une solitude complète. En effet, en ce siècle, tous se sont fractionnés en unités. Chacun s’isole dans son trou, s’écarte des autres, se cache, lui et son bien, s’éloigne de ses semblables et les éloigne de lui.
Il amasse de la richesse tout seul, se félicite de sa puissance, de son opulence ; il ignore, l’insensé, que plus il amasse plus il s’enlise dans une impuissance fatale.
Je discutais l’autre jour avec un ami catholique.
« J’ai beaucoup lu dans ma jeunesse, me dit-il. Aujourd’hui encore, quand je retourne dans ma famille, que je passe devant ma bibliothèque, je ne peux pas revoir certains volumes sans émotion. Deux auteurs en particulier : Schopenhauer et Voltaire.
Je ne suis pas du tout bibliophile, mais le beau volume du Monde comme volonté et comme représentation aux P.U.F., avec la couverture cartonnée, que j’ai dû acheter vers 2002, ou les deux volumes des Contes de Voltaire chez Folio m’attirent irrésistiblement, j’ai toujours envie de les toucher, de les ouvrir.
Il suffit d’ouvrir Voltaire pour percevoir toutes les qualités de son intelligence : ces phrases parfaites, ni trop longues ni trop courtes, cette pensée nette, précise, lumineuse, cette foi dans le progrès et la civilisation qui surmonte le constat de toutes les horreurs du monde.
J’aspirais à avoir précisément les mêmes qualités d’équilibre et de lucidité. Je lisais beaucoup Platon aussi, qui ressemble tellement à Voltaire et Schopenhauer par certains côtés : l’ironie, l’intelligence, le refus des jouissances vulgaires et des passions fortes.
Je me souviens en particulier d’un de ses dialogues de jeunesse, Alcibiade, qui me ravissait et que j’ai lu plusieurs fois. J’avais vraiment le sentiment d’avoir trouvé ma famille intellectuelle, d’être chez moi chez ces auteurs. Il me semblait qu’ils me conduiraient tout naturellement vers un avenir radieux, loin des inepties frénétiques du monde moderne.
Il y a beaucoup de points communs entre Voltaire et Schopenhauer. Ce sont deux rentiers qui ont vécu à l’abri des tempêtes du monde, vingt ans à Ferney pour Voltaire, près de trente ans à Francfort pour Schopenhauer, dans des ermitages où ils ont pu polir des œuvres magistrales. Des solitaires, pas de femmes, pas d’enfants, des êtres totalement voués à l’aventure intellectuelle où ils se sont illustrés avec éclat.
L’attirance irrésistible que ces deux auteurs ont exercée sur moi, je pense qu’ils peuvent l’exercer sur tous les êtres avides d’accomplissement intellectuel. Leur séduction est souveraine, et c’est, je te le dis comme je le pense à présent, avec l’expérience de la vie et du monde, c’est la séduction du diable.
L’essence la plus pure du péché se trouve chez Voltaire et Schopenhauer, c’est pourquoi il est si difficile de leur résister.
Il y a tout : le culte de l’intelligence, la volonté de se créer son petit bonheur à part (le fameux « il faut cultiver son jardin »), la déification des œuvres de l’homme (pense au statut des arts chez ces deux auteurs), la prétention de réaliser son salut soi-même, sans aide extérieure.
Il y a tout, et précisément ce que veut par-dessus tout l’homme moderne : se sauver du monde, briller par ses qualités propres. Le péché d’orgueil dans toute sa pureté.
Laisse-moi te lire un passage de Dostoïevski, il avait tout prévu. »
Il se leva, saisit un volume sur sa table de travail et me lut le passage suivant : « À présent, chacun aspire à séparer sa personnalité des autres, chacun veut goûter lui-même la plénitude de la vie… »
Il se tut un instant, et reprit sur un ton soucieux : « Cette influence si forte de Voltaire et Schopenhauer, j’estime qu’elle a été funeste entre toutes.
C’est de Voltaire que viennent en grande partie toutes les horreurs de la Révolution : le massacre des ecclésiastiques, la profanation des lieux de culte et des tombes des rois, tout cela vient du travail de sape de Voltaire qui a tourné la liturgie catholique en ridicule pendant des décennies, sur des milliers de pages.
Toute la substance spirituelle avait été détruite, il ne restait plus qu’à abattre des corps déjà considérés comme morts. Quant à Schopenhauer, tout le nihilisme du début du vingtième siècle en découle : Hitler avait son buste sur son bureau et avait emporté Le Monde comme volonté et comme représentation dans les tranchées de la Première Guerre mondiale.
Quelle valeur accorder à la vie humaine quand on pense que tout n’est qu’illusion, voile de Maya, que notre substance profonde est indestructible ? L’homme voltairien, schopenhauerien, se coupe des autres, méprise la charité chrétienne.
Mais lorsque ces influences s’emparent de peuples entiers, c’est la porte ouverte à toutes les rages destructrices, au nom du Bien évidemment.
Sais-tu ce qui est très révélateur chez ces deux auteurs ? C’est leur haine du juif, de la Bible. C’est plus que de la haine, c’est de l’obsession, chez chacun d’eux. Voltaire y revient sans cesse, sans cesse.
Je te cite quelques phrases, mais tu peux ouvrir le Dictionnaire philosophique ou l’Essai sur les mœurs, cela revient à chaque page, vraiment : « On ne voit au contraire, dans toutes les annales du peuple hébreu, aucune action généreuse. Ils ne connaissent ni l'hospitalité, ni la libéralité, ni la clémence.
Leur souverain bonheur est d'exercer l'usure avec les étrangers ; et cet esprit d'usure, principe de toute lâcheté, est tellement enraciné dans leurs cœurs, que c'est l'objet continuel des figures qu'ils emploient dans l'espèce d'éloquence qui leur est propre.
Leur gloire est de mettre à feu et à sang les petits villages dont ils peuvent s'emparer. Ils égorgent les vieillards et les enfants ; ils ne réservent que les filles nubiles ; ils assassinent leurs maîtres quand ils sont esclaves ; ils ne savent jamais pardonner quand ils sont vainqueurs : ils sont ennemis du genre humain.
Nulle politesse, nulle science, nul art perfectionné dans aucun temps, chez cette nation atroce » (Essai sur les mœurs, VI). « Nous ne croirions pas qu’un peuple si abominable eût pu exister sur la terre : mais, comme cette nation elle-même nous rapporte tous ces faits dans ses livres saints, il faut la croire » (Essai sur les mœurs, introduction).
« Les Juifs seuls sont en horreur à tous les peuples chez lesquels ils sont admis » (Essai sur les mœurs, CII).
Et chez Schopenhauer c’est à peine plus léger, il en parle moins, mais à chaque fois qu’il le fait c’est avec une hargne étonnante : « Un petit peuple de rien du tout, isolé, bizarre, gouverné sacerdotalement c’est-à-dire par la folie, parfaitement méprisé d’ailleurs de toutes les grandes nations de l’Orient et de l’Occident, ses contemporaines, je veux parler du peuple juif » (Le Monde comme volonté et comme représentation, II, 49).
Houellebecq, qui connaît bien Schopenhauer, déclare très justement : « Le monothéisme est le seul sujet qui lui fasse réellement perdre son calme » (entretien au Point, octobre 2016).
Cette haine du juif, ce dégoût pour l’Ancien Testament, est très caractéristique, j’y vois la clé de leur vision du monde. Il faut constater, entre parenthèses, que ce sentiment est très partagé chez les agitateurs intellectuels de notre époque : les écologistes ne pardonnent pas à l’Ancien Testament son anti-panthéisme et la prééminence de l’homme sur la création, les féministes vomissent le patriarcat, les démocrates – la verticalité du pouvoir, l’homme moyen – l’anti-sentimentalisme et le ritualisme, etc.
Mais ce que Voltaire et Schopenhauer n’acceptent pas, ce qui ne passe pas, en fin de compte, c’est la transcendance radicale du Dieu biblique. Yahvé est un Dieu qui intervient dans l’histoire, qui dépouille l’homme de son aspiration à forger son propre destin, à édifier son propre bonheur. Et cela, c’est inacceptable.
L’intelligence se cabre : quand on est Voltaire ou Schopenhauer, on n’accepte pas de voir sa destinée remise entre les mains d’un Dieu qui parle à des bergères, à des gardeurs de moutons.
On tient à ses prérogatives, on se hausse de toute la hauteur de l’intelligence humaine, seule capable d’amener la fin de l’histoire chez Voltaire, de prendre conscience d’elle-même et de déchirer le voile de Maya chez Schopenhauer.
J’ai beaucoup aimé Voltaire et Schopenhauer.
J’avais entrepris des études de lettres, j’avais même commencé la rédaction d’une thèse de doctorat en littérature française et histoire des idées. J’aurais pu continuer dans cette voie, je serais peut-être professeur d’université à l’heure actuelle.
Comme beaucoup, j’ai été sensible au chant des sirènes. Mais j’ai changé de voie, radicalement, le Seigneur ne m’a pas abandonné. Je ne me suis pas enfoncé dans cette solitude orgueilleuse de Voltaire et Schopenhauer, j’ai quitté Ferney, j’ai quitté Francfort.
Je n’ai pas fermé la porte au Dieu de la Bible, je laisse ma vie se faire transformer et féconder par l’imprévu, par le transcendant, par l’autre. J’ai fait des rencontres, j’ai rencontré des trésors d’humanité dissimulés chez les personnes les plus simples, et de chacun j’essaie humblement d’apprendre quelque chose.
Le Dieu de la Bible m’engage à partir sur les routes, à ne pas avoir peur, et même si le monde entier me pousse dans la direction contraire, vers mon confort, mes livres et mes écrans, je veux écouter la voix du Dieu de Jacob, pour ne plus rencontrer seulement l’image de la vie, bien propre, bien nette, bien voltairienne, mais la vie elle-même, enfin. »
Source Agoravox
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