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lundi 26 février 2018

« Un plan efficace contre l’antisémitisme devrait parler aussi diplomatie »


 
Sociologue de renom, Michel Wieviorka est président de la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH) et directeur d’études à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Observateur des mouvements et fractures de notre société, il revient pour Chronik sur la question de l’antisémitisme en France :son histoire, son évolution et les enjeux politiques et sociaux qui s’y attachent.......Interview.......

Chronik : Au moment où certains tentent de relativiser l’histoire de l’antisémitisme en France, incarnée notamment par la figure de Charles Maurras, pourriez-vous nous rappeler les spécificités de cet « antisémitisme historique » ?
Aujourd’hui, la notion de « nouvel antisémitisme », évoquée à l’égard de la population des quartiers populaires et qui serait l’une des sources du terrorisme djihadiste qui a frappé notre pays, vous semble-t-elle pertinente ?
M. W. : La haine des Juifs comme peuple, mais aussi comme religion est un phénomène d’une exceptionnelle longévité et continuité – au moins deux millénaires, peut-être même quelques centaines d’années de plus, diront certains spécialistes de l’antiquité (sans remonter à Moïse et à la sortie d’Égypte, je signale qu’une persécution célèbre des juifs est celle d’Antiochus IV Epiphane, en  -167) !
En France, comme dans toute la chrétienté, elle a longtemps été avant tout une question religieuse, visant le peuple « déicide » qui aurait tué Jésus, et s’en prenant à lui parce qu’il refuse de rallier le christianisme. Il faut parler alors d’antijudaïsme.
Cette haine connaît une métamorphose considérable à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, quand elle devient raciale –visant les « Sémites », elle est donc « antisémite », un qualificatif qui date des années 1880. Charles Maurras appartient à cette époque, entre les deux guerres, où sur fond de nationalisme se conjuguent et d’une certaine façon s’épaulent antijudaïsme et antisémitisme, haine religieuse et haine raciale.

Votre avocate en Israël... 

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’antisémitisme, qui a culminé avec le nazisme, a semblé devoir décliner, et la conscience mondiale, accepter l’idée, pour parler comme Sartre, que l’antisémitisme n’est pas une simple opinion, mais un crime.
L’Église catholique a fait son aggiornamento, avec le Concile Vatican 2, l’image d’Israël est positive, l’espace de l’antisémitisme est réduit.
Puis de nouvelles modalités du phénomène le relancent. C’est d’abord, à la fin des années 1970, la montée en puissance du révisionnisme, avec Faurisson. C’est ensuite l’image d’Israël, dont la dégradation devient continue à partir de 1982 et de son opération militaire au Liban, au cours de laquelle des milices chrétiennes en profitent pour assassiner des centaines, peut-être des milliers de Palestiniens dans les camps de Sabra et Chatila.
Et dans les années 1990, deux éléments notables doivent être pris en compte. Le premier est dans la métamorphose de l’antisémitisme de gauche, qui existe depuis longtemps, associant par exemple les Juifs à l’argent et donc au capitalisme, et qui vient se lester d’une nouvelle dimension : les Juifs, c’est Israël, dont la politique vis-à-vis des Palestiniens va être fortement critiquée, au point de devenir chez certains un antisionisme niant le droit à l’existence même de l’État hébreu, et de là confondant cet antisionisme avec de l’antisémitisme sans que l’on sache très bien ce qui est premier, l’antisionisme ou l’antisémitisme.
 C’est ensuite la mutation des migrants récents, qui constituent, on en prend conscience dans les années 1980, une immigration de peuplement et non plus de travail, ce qui débouche sur des grandes préoccupations au sein de la société française, notamment avec la  crise des « banlieues », et la montée de l’islam, mais aussi du FN dans le même contexte.
Parmi ces migrants, et leur descendance, certains véhiculent une haine des Juifs qui peut avoir une certaine épaisseur historique, dans les pays du Maghreb, mais qui surtout passe par des identifications à la cause palestinienne et à l’islam dans son supposé « choc » avec l’Occident.
C’est là que réside ce que l’on a appelé en fait le « nouvel antisémitisme », défini par la conjonction d’une haine portée par des migrants et leurs descendants, qui s’identifient à la nation palestinienne et, de plus en plus à un islam lui-même se radicalisant ici et là, d’une part, et d’autre part par des individus et des groupes relevant de la gauche de la gauche. J’ajoute qu’il est difficile de montrer l’existence de relations concrètes, réelles, entre acteurs relevant de ces deux composantes.

 Vous avez un business ?  

Ce « nouvel antisémitisme » est-il encore racial ? Je ne le crois pas. Est-il religieux ? Pas tellement non plus. Ile est dominé en fait par un rapport totalement négatif à l’État d’Israël.
Peut-être même le thème de la Shoah, si central dans les années 1980, ne serait-ce qu’avec les progrès des thèses négationnistes, est-il aujourd’hui moins central. Toujours est-il que de bons esprits cherchent à lui donner un autre nom – on parle par exemple de « nouvelle judéophobie ».
Un dernier mot : nous sommes entrés dans une ère nouvelle, où il n’est plus possible de réduire l’antisémitisme aux formes et milieux que je viens d’évoquer. Cette ère nouvelle est numérique, digitale, elle est dominée par une culture que l’on peut associer avant tout à Internet : la liberté d’expression, dans cette culture, ne saurait souffrir aucune limite, aucune restriction, toute opinion doit pouvoir circuler sur le Net, instantanément, et partout, et permettre l’interactivité de ceux qui le souhaitent.
Elle comporte aussi d’autres aspects, non moins importants, que l’on confond trop souvent : la « post-vérité » avec ses « fake news », d’une part, et le complotisme, d’autre part. Les « fake news » sont des mensonges tenus pour vrais, attendus et appréciés par une partie de la population, alors que le complotisme est au contraire sous-tendu par l’idée que les élites, les politiques, les journalistes, etc., cachent la vérité et sont au service de forces obscures, de conspirations.  Et dans les deux cas, les Juifs sont vite au cœur de la dénonciation, ils ne voudraient pas que tout puisse être dit, que l’on puisse par exemple dire que les chambres à gaz n’ont pas existé, ils sont un obstacle à la liberté d’expression sans limites. Ce qui fait que des personnes fort différentes peuvent communier dans la haine des Juifs, comme c’est le cas si l’on considère le public de Dieudonné, où l’on trouve aussi bien Jean-Marie Le Pen que des militants pro-palestiniens parmi les plus radicaux. Il faudrait parler d’un « nouveau nouvel antisémitisme » !

Dans votre dernier essai , »Face au mal », vous questionnez la place de la violence dans notre société. Que pensez-vous de la violence du débat public actuellement en France ? Est-elle de nature selon vous à nourrir un basculement dans la violence physique et dans ce que certains ont annoncé, à savoir une « guerre civile » ?
La radicalité du débat public aujourd’hui tient essentiellement selon moi à l’état de notre système politique. Pour simplifier : nous avons un chef de l’État qui a devant lui un boulevard, qui n’a pas à se soucier vraiment d’une quelconque opposition, ni à gauche, ni à droite, tant les forces classiques d’une telle opposition sont décomposées.
Dès lors, il est celui qui écoute ce qui provient de la société, mais il est aussi arbitre et surtout il lance les réformes qui lui semblent nécessaires, parfois de façon assez dure, parfois aussi, et surtout sur les thèmes dont nous parlons ici, de façon prudente. Ainsi, il ne s’est pas lancé tête baissée dans des propositions relatives à la laïcité, il consulte, écoute, s’informe, et donne l’image d’un président soucieux de ne pas rejoindre un extrême ou un autre.
Certes, l’éducation est capitale. Mais à quoi servent les incantations républicanistes si une partie des élèves ont la conviction que la République ne tient pas pour eux ses promesses de liberté, d’égalité et de fraternité ?

Votre avocate en Israël... 

Dans cette situation, le débat, quand il doit se situer au niveau politique, tend à se radicaliser en dehors du pouvoir de la part d’acteurs qui sinon ne sont guère audibles, puisque le gouvernement a comme le monopole de la parole raisonnable audible. Pour se faire entendre, il faut tenir des propos qui frappent, qui tranchent, et cela débouche sur un extrémisme verbal. Mais cet extrémisme n’est pas violent, je pense même que tant qu’il peut s’exprimer, il contient ou retient d’éventuelles violences. Celles-ci surgiront plutôt le jour où se décomposeront les radicalités politiques du moment, si le FN poursuit sa chute, si La France insoumise verse dans l’impuissance.
Mais il faut prendre en compte un autre point, lié à cette situation. Le pouvoir politique n’ayant pas à se soucier véritablement d’une quelconque opposition politique réaliste, il ne dialogue pas davantage avec le société civile, la vraie, pas celle qui nous a été présentée comme telle avec les candidatures aux législatives de 2017 pour le compte d’En Marche !
Sur certains dossiers, il semble écouter, absorber ce que disent les acteurs ; sur la plupart, il avance de façon peu sensible à ce que pourraient demander ou espérer les associations, les syndicats, les organisations professionnelles, les intellectuels, la « com’ » tenant lieu à bien des égards de relation avec la société. Dès lors, des violences pourraient surgir, ici et là, sociales, bien plus que politiques, et me semble-t-il peu à même de converger et de s’unifier sous une bannière ou un projet politique.

Un nouveau plan gouvernemental de lutte contre l’antisémitisme est annoncé. Qu’est-ce qui vous semble essentiel pour obtenir des résultats tangibles en la matière ?
Mieux vaut un plan que l’inaction, mais je suis très sceptique. L’antisémitisme contemporain, dans ce qu’il présente de plus toxique, et de plus viral, est dominé par des thématiques au cœur desquelles se trouve l’État d’Israël. Il se nourrit même, selon moi, de la façon dont la plus importante organisation juive en France, le CRIF, demande aux Juifs de la diaspora de soutenir le gouvernement israélien quelle que soit son action. Un plan efficace devrait parler aussi diplomatie, relation de la France avec Israël, participation à des efforts renouvelés sur le chemin de la paix et de la justice, et sans avoir peur de susciter une certaine ire du côté des organisations juives.
L’antisémitisme, je viens de le dire, est aujourd’hui numérique et viral, et les Juifs sont vite soupçonnés de vouloir limiter la liberté d’expression. Nous sommes un peu comme dans les années 1870, lorsque la presse écrite a explosé sans que des régulations évitent les dérives – il a fallu attendre la loi du 29  juillet 1881 fixant les responsabilités et les libertés de la presse pour qu’un cadre clarifie les droits et les devoirs des journaux. Il faudrait aujourd’hui que le même type de débat ait lieu, mutatis mutandis, et pas seulement à propos de l’antisémitisme, de façon à ce que soient régulés Internet et les réseaux sociaux dans l’univers globalisé qui est le nôtre.
Les politiques publiques, quand il s’agit du racisme et de l’antisémitisme, sont vite faites d’incantations républicaines, d’odes à la gloire des valeurs de la République, qu’il faudrait mieux enseigner.

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Certes, l’éducation est capitale. Encore faut-il s’interroger sur la façon dont les enseignants sont préparés à parler de thèmes délicats ; dont les équipes pédagogiques sont ou non capables d’ouvrir des débats avec les élèves si nécessaires ; dont celle dont l’École est ou non en relation avec le quartier où habitent les élèves, avec les familles. Évaluer l’impact de certains efforts : à quoi servent par exemple les incantations républicanistes si une partie des élèves ont la conviction que la République ne tient pas pour eux ses promesses de liberté, d’égalité et de fraternité ?

Le consensus politique national en faveur de la lutte contre l’antisémitisme est un signe de bonne santé démocratique au sein de notre République. Toutefois, en tant qu’objet politique, le sujet ne semble pas échapper à une forme d’instrumentalisation ou du moins à une sorte de simplification. On pense notamment à la manière dont le Front national s’est saisi du sujet ou encore à la manière dont Manuel Valls assimile la critique des gouvernements israéliens à de l’antisémitisme. Une dérive qui est l’objet du dernier essai de Pascal Boniface, que vous avez accepté de préfacer. Qu’en pensez-vous ?
Il est bon qu’un consensus politique existe en la matière, cela permet de refouler la haine des Juifs à un niveau infra-politique, de ne pas la laisser se hausser au plan politique. Mais cela ne veut pas dire que le phénomène a régressé : il est simplement plus ou moins étranger au champ proprement politique. Pour autant, il peut n’en être pas moins virulent.
Ce qui présente au moins deux implications.
La première est qu’il me semble toxique d’installer le débat à ce niveau politique, précisément, ou idéologico-politique, alors qu’il en est à peu près exclu.

Votre avocate en Israël... 

Dans la sphère politico-idéologique, il n’y a pas de place en France aujourd’hui pour l’antisémitisme, et les invectives ou le soupçon, qui font un antisémite de telle ou telle personnalité intervenant à ce niveau me semblent déplacées.
Il est ridicule de dire de quelqu’un qui critique la politique du gouvernement israélien qu’il est pour cette raison antisémite. Je pense même qu’il ne faut pas nécessairement confondre antisionisme et antisémitisme, même si le premier véhicule éventuellement une marchandise qui relève du second.
Il existe des courants religieux juifs qui considèrent qu’il ne devrait pas y avoir d’État hébreu comme celui qui existe aujourd’hui. Ils ne sont pas antisémites.
La deuxième implication est que l’action face à l’antisémitisme doit se jouer sur d’autres registres que politiques ; elle implique de construire le cadre de régulation d’Internet, d’éduquer intelligemment la jeunesse, d’exercer une pression constante, judiciaire, juridique, institutionnelle, sur les lieux où peut se diffuser la haine des Juifs.
Et elle appelle une réflexion sur la diplomatie française, notamment au Proche-Orient.

Michel Wieviorka, Face au mal. Le conflit sans la violence, Textuel, février 2018, 160 pages, 17 euros.

Source Chronik
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