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lundi 6 février 2017

Lettre de Simone Weil à Xavier Vallat, Commissaire aux questions juives


Abandonnant provisoirement sa carrière d’enseignante, la philosophe Simone Weil, après avoir été ouvrière chez Renault en 1934-1935, devient ouvrière agricole en 1941… C’est dans ce contexte qu’elle écrit cette incroyable lettre chargée de courage et d’ironie, à Xavier Vallat, Commissaire général aux questions juives, qui vient juste de formaliser le second statut des Juifs et leur recensement, ainsi que la loi du 22 juillet 1941 qui organise la spoliation des biens juifs par l’État Français.....



Simone Weil mettra ses parents à l’abri aux États-Unis en 1942 et se rendra en Grande-Bretagne pour y travailler comme rédactrice dans les services de la France Libre.
Atteinte d’une tuberculose sans doute aggravée par sa période de vie ouvrière, Simone Weil meurt au sanatorium d’Ashford le 24 août 1943.

18 octobre 1941

Monsieur,
Je dois vous considérer, je suppose, comme étant en quelque sorte mon chef ; car, bien que je n’aie pas encore bien compris ce qu’on entend aujourd’hui légalement par Juif, en voyant que le ministère de l’Instruction publique laissait sans réponse, bien que je sois agrégée de philosophie, une demande de poste déposée par moi en juillet 1940 à l’expiration d’un congé de maladie, j’ai dû supposer, comme cause de ce silence, les présomptions d’origine israélite attachée à mon nom.
Il est vrai qu’on s’est abstenu également de me verser l’indemnité prévue en pareil cas par le statut des Juifs ; ce qui me procure la vive satisfaction de n’être pour rien dans les difficultés financières du pays. — Quoi qu’il en soit, je crois devoir vous rendre compte de ce que je fais.
Le gouvernement a fait savoir qu’il voulait que les Juifs entrent dans la pro­duction, et de préférence aillent à la terre.
Bien que je ne me considère pas moi-même comme juive, car je ne suis jamais entrée dans une synagogue, j’ai été élevée sans pratique religieuse d’aucune espèce par des parents libres-penseurs, je n’ai aucune attirance vers la religion juive, aucune attache avec la tradition juive, et ne suis nourrie depuis ma première enfance que de la tradition hellénique, chrétienne et française, néanmoins j’ai obéi.
Je suis en ce moment vendangeuse ; j’ai coupé les raisins, huit heures par jour, tous les jours, pendant quatre semaines, au service d’un viticulteur du Gard. Mon patron me fait l’honneur de me dire que je tiens ma place. Il m’a même fait le plus grand éloge qu’un agriculteur puisse faire à une jeune fille venue de la ville, en me disant que je pourrais épouser un paysan.
Ignoré, il est vrai, que j’ai du seul fait de mon nom une tare originelle qu’il serait inhumain de ma part de transmettre à des enfants.
J’ai encore à faire une semaine de vendange. Ensuite je compte aller travailler comme ouvrière agricole au service d’un maraîcher chez qui des amis m’ont procuré une place.
On ne peut pas, je pense, obéir plus complètement.
Je regarde le statut des Juifs comme étant d’une manière générale injuste et absurde ; car comment croire qu’un agrégé de mathématiques puisse faire du mal aux enfants qui apprennent la géométrie, du seul fait que trois de ses grands-parents allaient à la synagogue ?
Mais, en mon cas particulier, je tiens à vous exprimer la reconnaissance sincère que j’éprouve envers le gouvernement pour m’avoir ôtée de la caté­gorie sociale des intellectuels et m’avoir donné la terre, et avec elle toute la nature. Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sont entrées dans le corps par la souffrance quotidienne des membres rompus de fatigue.
Les jours, les mois, les saisons, la voûte céleste qui tournent sans cesse autour de nous appartiennent à ceux qui doivent franchir l’espace de temps qui sépare chaque jour le lever et le coucher du soleil en allant péni­blement de fatigue en fatigue.
Ceux-là accompagnent le firmament dans sa rotation, ils vivent chaque journée, ils ne la rêvent pas.
Le gouvernement, que vous représentez à mon égard, m’a donné tout cela. Vous et les autres dirigeants actuels du pays, vous m’avez donné ce que vous ne possédez pas.
Vous m’avez fait aussi le don infiniment précieux de la pauvreté, que vous ne possédez pas non plus.
J’aurais hésité à vous écrire, sachant votre temps pris par d’innombrables soucis, mais vous ne recevez certainement pas beaucoup de lettres de remerciements de ceux qui se trouvent dans ma situation.
Cela vaut donc peut-être pour vous les quelques minutes que vous perdrez à me lire.
Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de ma haute considération.

Simone Weil

Ouvrage publié avec le concours de la Fondation La Poste
( Paroles de femmes. La liberté du regard, textes rassemblés par Jean-Pierre Guéno, Paris, Les Arènes, 2007. )
Source Tribune Juive
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