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lundi 23 janvier 2017

Matières premières: comment le déclin de l’Egypte a fait la richesse de la Suisse


 
En à peine 20 ans, la Suisse est devenue une plaque tournante du commerce de matières premières. Mais pourquoi cette industrie très secrète a-t-elle pris racine en Suisse ? Premier épisode de notre enquête historique: l’exode des cotonniers égyptiens vers la région lémanique, en 1956-1962......


Le 12 février, les Suisses votent sur la réforme RIE III. Un big-bang fiscal qui vise, entre autres, à conserver en Suisse le puissant secteur du négoce de matières premières.
Mais pourquoi cette industrie qui pèse 4% du PIB s'est-elle installée dans un pays qui n'a ni accès à la mer, ni ressources dont les traders font commerce ?
Doris Cohen-Dumani n’a gardé qu’un seul souvenir de son exil d’Egypte, un matin de février 1958.
Un nom de navire, qui résonnait comme une promesse et un saut vertigineux dans l’inconnu.
L’Esperia était le paquebot qui allait l’emporter, elle et sa famille, vers l’Europe et sa destination ultime, Lausanne.
Elle y fera, 35 ans plus tard, une belle carrière comme responsable municipale des écoles et de la police.
A l’époque, la future édile n’a que 12 ans et s’appelle Doris de Picciotto. Alexandrie, la ville qui l’a vue naître, est pour elle synonyme d’enfance heureuse, de dimanches à la plage et de soirées au cinéma. Mais après une courte guerre avec Israël et ses alliés franco-britanniques, en 1956, le président Nasser chasse les étrangers et les juifs d’Egypte.
Sa décision va faire le bonheur d’un autre pays: la Suisse, improbable refuge des exilés levantins.
Etablies par dizaines à Genève et Lausanne entre 1952 et 1962, les familles d’Alexandrie, en majorité des négociants juifs en coton, y apportent de précieux contacts chez les producteurs et une pratique affûtée des marchés, doublée d’une solide culture familiale et patriarcale.
Picciotto, Moreno, Mustaki, Schinasi ou Argi à Lausanne; Ephrati, Levy, Benzakein, Harari ou Gaon à Genève: toutes, à plus ou moins grande échelle, vont contribuer au décollage d’une industrie qui compte parmi les plus puissantes de l’économie helvétique.

Le négoce de matières premières, pilier central

Aujourd’hui, le négoce de matières premières pèse plus lourd que les banques ou le tourisme (près de 4% du PIB), et emploie quelque 30 000 personnes, dont au moins 6000 à Genève, selon l’organisation professionnelle STSA. Les négociants en matières premières sont les premiers contributeurs fiscaux du canton du bout du lac.
Et ils apportent des «contributions significatives […] dans la création de valeur au niveau macroéconomique» pour la Suisse entière, notait un rapport du Conseil fédéral paru le 2 décembre.
Mais l’histoire de ce secteur reste mal étudiée, surtout après 1945. Et son implantation en Suisse demeure une énigme. Comment un petit pays enclavé, sans pétrole, minéraux ni exportations de grains, a-t-il pu attirer une industrie dont la vocation est de déplacer, par mer, l’énorme masse de ces denrées?
Avant la Seconde guerre mondiale, la Suisse comptait déjà des entreprises de commerce florissantes, comme Volkart (coton, café, produits coloniaux), André (grains) ou la Société de commerce bâloise (palme, cacao), liée aux églises protestantes.
Toutes ont disparu aujourd’hui. «Il n’y a pas de continuité évidente entre ces acteurs et la période d’après-guerre», note Mathieu Leimgruber, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Zurich. «C’est une histoire asynchrone. Certaines choses disparaissent, d’autres apparaissent, sans solution de continuité.»

«On nous a tout confisqué»

L’industrie suisse du négoce s’est construite au fil des décennies, par additions et disparitions successives, comme un mille-feuille fait de couches dissemblables.
Mais 1956 marque un tournant décisif. Cette année-là, deux colosses américains, Cargill (commerce de céréales) et Philipp Brothers (métaux), s’implantent à Genève et Zoug. Ce sont les ancêtres des acteurs qui dominent le marché aujourd’hui.
Au même moment, chassée par la crise de Suez, la diaspora des cotonniers d’Egypte prend pied en Suisse. Avec un atout maître dans ce secteur volatil: la capacité de lancer, en peu de temps, une affaire qui marche en repartant de zéro.
Comme beaucoup d’autres, la famille de Picciotto est arrivée à Lausanne les mains presque vides.
«Mon père, qui était marchand de coton, avait prévu de vendre les meubles de notre maison d’Alexandrie aux enchères, se remémore Doris Cohen-Dumani. Mais un officier de l’armée est venu chez nous et a tout confisqué, sous prétexte que cela appartenait à l’Egypte.»
Le régime de Nasser fait séquestrer les biens de ceux qu’il soupçonne de collusion avec les anciennes puissances coloniales ou avec Israël. Maisons, meubles, comptes en banques, usines de coton – celui d’Egypte est le meilleur du monde –, tout y passe. Y compris la nationalité égyptienne. «Nasser avait décidé que l’on ne pouvait pas être juif et Egyptien, se souvient Doris Cohen-Dumani. Nous avons été déchus de notre nationalité et nos passeports déchirés.»
Ceux qui arrivent à Lausanne sont le plus souvent apatrides, munis d’un simple sauf-conduit octroyé à condition d’abandonner leur nationalité égyptienne. Ils viennent en Suisse parce qu’ils ont un enfant qui y étudie, un parent, parfois un compte en banque.
D’autres partent en France, en Grande-Bretagne, en Israël. Raymond de Picciotto, le père de Doris, avait d’abord opté pour le Brésil. «Nous avions même commencé à apprendre le portugais alors que nous étions encore à Alexandrie, raconte Doris Cohen-Dumani.
Mais après avoir discuté avec mes oncles, mon père a décidé qu’il valait mieux rester dans un endroit où l’on parlait le français. Les changements étaient déjà suffisamment importants pour la famille.»

Faire des affaires pour survivre

Avec l’exode, Alexandrie la cosmopolite, qui comptait 100 000 étrangers pour 800 000 habitants, change de visage.
Mais après avoir chassé les négociants, l’Etat nassérien a plus que jamais besoin d’exporter du coton. Et à Lausanne, les réfugiés égyptiens, qui s’entassent par familles entières dans de petits appartements doivent recommencer à faire des affaires pour survivre.
Leur ancien commerce reprend donc. Raymond de Picciotto, le père de Doris Cohen-Dumani, crée La Commerciale SA avec deux beaux-frères et un ami. Grâce à son réseau en Egypte, sa connaissance du secteur et sa maîtrise de l’arabe, il continuera à vendre du coton égyptien toute sa vie. «C’est ce qu’il savait faire de mieux et ce qu’il avait toujours fait», conclut sa fille.

«Il était tout le temps à son bureau, du matin au soir. Quand le prix ne lui plaisait pas, il engueulait ses fournisseurs au téléphone, et ça faisait son effet!»
Histoire identique du côté d’Edmond Moreno, réfugié d’Alexandrie qui a créé Silver International à Lausanne. Ses employés se souviennent d’un personnage énergique et dur en affaires, qui négociait âprement les prix des ballots en route vers Rotterdam depuis ses locaux lausannois.
«Il était tout le temps à son bureau, du matin au soir, se souvient un ancien employé. Quand le prix ne lui plaisait pas, il engueulait ses fournisseurs au téléphone, et ça faisait son effet!» Aujourd’hui, son fils Raphaël continue à faire du trading de coton et de viscose depuis Lausanne.
L’apport des familles levantines ne se limite pas au coton. Parasols, cacahuètes, métaux: les commerçants levantins traitent de tout. Certains ont créé en Suisse des empires industriels comme Centrofin, conglomérat fondé à Lausanne par les frères Moreno, qui commerçait avec la Chine (fourrures, textiles, poissons…) avant de disparaître en 1989.
Centrofin, Cogecot, Cottip: parmi les dizaines de maisons de négoce qui ont vu le jour entre Genève et Lausanne après 1956, une grande partie n’existe plus. Mais certaines subsistent, à l’image de Cogetex (Carouge), ou des lausannoises Codefine, créée en 1959 par Ibram Schinasi, et Unitrac, fondée en 1961 par Maurice Argi.
La famille Argi, très discrète, passe aujourd’hui pour l’une des plus prospères de Lausanne, grâce notamment au commerce de sacs de jute.
Quant aux Tamari, des Palestiniens chrétiens, ils ont commencé par exporter des oranges de Jaffa avant de fuir au Liban, puis en Suisse en 1977. Ils y fonderont Sucafina, qui négocie aujourd’hui 4% de la production mondiale de café.
Si les Levantins ont pu se relancer si vite, c’est qu’ils possédaient des atomes crochus avec la Suisse. Beaucoup y passaient leurs vacances avant d’être contraints à l’exil.

Les Suisses d’Alexandrie

Dans les écoles privées d’Alexandrie, les enfants de commerçants juifs côtoyaient l’influente et riche communauté suisse. Forte de près de 700 personnes dans les années 1940, elle disposait de sa propre école, de son club nautique, de sa confiserie et même de son «Journal Suisse d’Egypte et du Proche Orient», rédigé et imprimé sur place.
Ces familles, à l’image des Escher, qui recevaient le roi Farouk pour le premier août dans leur villa-palais de Saba Pacha, étaient souvent actives dans le textile et entretenaient des liens privilégiés avec les cotonniers.
Né en 1953, Christian Bless est un représentant de cette communauté. Sa famille est l’une des dernières à avoir quitté l’Egypte, en 1961.
Rencontré à Lausanne où il vit depuis, il rappelle qu’une fois arrivés en Suisse, les cotonniers ont retrouvé des banques avec lesquelles ils avaient l’habitude de travailler. A commencer par le Crédit Lyonnais très présent à cette époque au Moyen-Orient.
Une langue commune, des relations sociales, une certaine liberté d’entreprendre, des moyens de communication performants pour l’époque, la présence de clients et des banques: en Suisse, les commerçants d’Alexandrie ont trouvé des conditions presque idéales.

Pouvoir de négoce helvétique renforcé

Quel a été le legs durable de cette émigration? En s’implantant en nombre, la communauté levantine a contribué à donner cet effet de masse, de cluster, grâce auquel la place de négoce helvétique a renforcé son pouvoir d’attraction jusqu’à devenir incontournable.
Ce n’est pas un hasard si d’autres négociants de coton, comme la famille Esteve, s’installeront plus tard sur la Riviera vaudoise. Ces Brésiliens fonderont à Pully Econ Agroindustrial, l’un des poids lourds mondiaux du commerce de café, coton, cacao et sucre.
Ce n’est pas un hasard non plus si les banquiers de Paribas, quand ils décideront de développer leur activité de crédits aux négociants depuis Genève, viendront d’abord sonner à la porte des cotonniers égyptiens. «On allait chercher leur nom dans le Registre du commerce, se souvient Gabriel Perahia, jeune loup de Paribas dans les années 1970. On faisait du porte à porte, à la Cotonnière de Distribution, à Lausanne, ou chez Cogecot à Genève.»
Bientôt, Paribas s’est détaché du commerce de coton pour se concentrer sur le pétrole.
En appliquant les mêmes modèles de financement, mais avec des montants dix ou cent fois plus grands. La Suisse était mûre pour passer dans une tout autre dimension.

Chronologie

1941: Alexandrie est menacée par l’avancée des troupes allemandes de l’Afrika Korp. Des tensions se font jour entre musulmans, dont certains sont pro-Allemands, et juifs qui soutiennent le pouvoir colonial britannique.
1952: Le roi d’Egypte Farouk est renversé par une junte militaire nationaliste menée par Mohammed Naguib et Gamal Abdel Nasser.
1956: Israël, la France et la Grande-Bretagne attaquent l’Egypte après la nationalisation du canal de Suez.
1958: La famille De Picciotto quitte Alexandrie. De 1952 à 1962 environ, quelque 100 000 juifs et étrangers doivent quitter la ville sur injonction des autorités égyptiennes.
Aujourd’hui: La majorité du commerce mondial de coton s’opère depuis la Suisse et Londres.
Source Le temps
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