Quelle joie prendre au monde, si ce n’est y trouver refuge ? Franz Kafka. Depuis quelques jours, – et comment n’en avons-nous pas eu plus tôt conscience, devant tant d’évidences passées -, nos pensées ont un goût affreusement amer ; tout au moins de ce qu’il reste de celles qu’en marchant, buvant, déambulant, nous pouvions encore laisser bruisser parmi d’autres flâneurs qui nous avaient valu cette culture du vagabond anarchiste, du poète maudit, du passant génial, de la sournoise absinthe, – du rêve immodeste d’un Paris, capitale de tous les siècles...
Et comme le silence n’est pas le fort des ignorants, il faut désormais également nous farcir leurs emphases, leurs analyses, discours, prédictions, leurs « on vous l’avait bien dit » et les écrits prétendument du désastre (sans la classe d’un Blanchot) pour lesquels, par exemple, le journal Le Monde excelle – Écritures du minable désastre que ce quotidien avait déjà inauguré par une fiction d’une incomparable indécence, sous la plume d’un Salim Bachi qui s’était piqué du créatif désir d’être dans la peau de Merah. Écrire sans trembler ! réitère Le Monde de ces derniers jours (Le Monde des Livres du 20 novembre) ! Sans trembler devant qui ? Je n’ai pas eu le courage d’écouter Despentes sur France « Culture » dans Boomerang, qui a certainement réagi « à chaud » sur les attentats avec autant d’à point, qu’à froid, sur Coulibaly et les frères Kouachi.
Ceux qui profèrent ou professent tant de crétineries vulgaires, trembleraient certainement devant leur ombre. Mais qui, précisément, est leur ombre ?
Qu’un événement soit rendu à son impensable, nous y penchons depuis des décennies, – Israël et les juifs – ayant à cet égard une place de choix, mais comme le dit la chanson en yiddish des partisans, pourvu que ce néant ne soit pas notre dernier chemin.
Les inversions folâtres de nos inlassables bavards nous coûtent, et la dignité et nos minces silhouettes qui se reflètent – quoiqu’avec peine – à la tombée du jour sur les, dès lors, tristes pavés parisiens. Le formidable florilège de trouvailles langagières que des articles définis ou indéfinis adoubent comme des titres de chapitre, « L’esprit du 11 septembre », « Le vivre ensemble », « Les amalgames, « La logique communautaire », avec lesquels se perdent au loin ceux que l’on citait comme « Les loups solitaires », « Une République », « L’enfant perdu »… , nous réduisent, lamentables, à un vaste réel aveuglant – où tant de soleils entêtants masquent la lumière de toutes les lunes qui les ont précédés.
Selon Louis Ginzberg (dans La Légende des Juifs), il est dit dans le Talmud que les démons ne possèdent pas d’ombre, possession des seuls vivants dont c’est là l’écho immatériel du corps – leur âme traînante. Marcher, flâner avec celui qui nous suit, non comme une ombre, mais en ombre. Pour savoir qui l’on est ici.
En 1961, Léo Ferré, en chantant Aragon, refaisait surgir le destin des 23 résistants de la FTP-MOI, connus sous le nom du groupe Manouchian que l’Affiche Rouge immortalisa. Avec le zèle des services de la collaboration française de l’époque, une brochure leur fut aussi consacrée, « L’armée du crime », dont les poncifs sur les « étrangers » ou les « juifs » peinent à se rider. Il y aura d’abord le poème d’Eluard, moins connu, puis celui d’Aragon en 1955, « Strophes pour se souvenir », pour que les visages des fusillés du Mont Valérien à nouveau rappellent ce qu’il est convenu aujourd’hui de nommer Histoire, ou héroïsme, rarement conscience de ce que nous sommes devenus (ou pas)…
À la naissance des années hippies, alors que monte la fièvre des Révolutions rouges ou charnelles, s’avancent soudain avec gravité des jeunes gens, pour certains encore adolescents « morts pour nous », « pour défendre des valeurs de liberté, de tolérance, de courage, sans lesquelles nous ne pourrions vivre ² ». Entre boules à facettes et « communisme à visage humain », des combattants martèlent de leurs pas lointains la frivole futilité dans laquelle toute une génération cherchait à se perdre. Parmi ces revenants, un tout jeune homme, Thomas Elek.
Thomas et son ombre, premier roman de Thomas Stern, publié en janvier dernier, est un ouvrage inclassable. Fiction ? Autobiographie ? Les deux ? Peut-être. Qu’importe en vérité, tant il est difficile de discerner de quelle ombre il s’agit. De la nôtre, très certainement.
Thomas Stern nous relate le destin de Thomas Elek, il lui confère un écho ne partageant rien de ceux qui l’avaient d’abord honni, puis chanté, loué, classé, pour le ranger enfin dans les poches de l’histoire – Silhouette l’un de l’autre, ils nous content ce que leur a coûté de vivre – dans et avec l’Histoire, la leur aussi. N’y cherchez toutefois pas un énième ouvrage sur l’Affiche rouge, n’y attendez pas des dates, des explications et la nostalgie de la Résistance. Thomas Stern n’est pas un historien.
« Personne ne pourra jamais vous dire mieux que moi ce qu’est un héros. Non que j’en sois un moi-même, tant s’en faut. Mais parce que j’en connais un de près, de trop près, presque de l’intérieur. J’ai porté son nom et son prénom à ma naissance en 1946. Certains naissent sous X, moi je suis né sous Thomas Elek »
Ce roman ne pouvait tomber plus à propos entre les rafales meurtrières et les jactances qu’elles produisent en continu.
« Nous ne sommes les enfants ni de Marx ni de Freud, deux auteurs trop profonds, trop tragiques, pour nos vies pusillanimes […] Eclaireurs dans le domaine des arts de vivre, la plupart d’entre nous – du moins ceux qui ne s’étaient pas irréversiblement clochardisés ou à jamais égarés dans les Cévennes – profitèrent de leur léger temps d’avance pour reconvertir vers la fin des années 70 leur marginalité en snobisme fonctionnel, où leur futilité trouva in ex extremis une utilité sociale […] Nous sommes une génération sans courage, cette vertu ne nous a pas été nécessaire, elle s’est atrophiée en nous, comme un organe dont on ne se sert pas. Nous sommes la génération du « Je me demande ce que j’aurais fait à leur place »
Sous cette tornade de mots jetés au hasard des prétentions diverses de ceux que l’on propulse aujourd’hui sur les plateaux, comme des œuvres éphémères d’Andy Warhol, on se prend brusquement à espérer qu’une âme, enfin, ne craint plus rien de ce chahut abrutissant.
« Au sortir d’une seconde guerre mondiale si meurtrière, nous avons choisi avant tout de durer et de faire durer. De là notre relation intime, intemporelle avec la lâcheté : elle est notre seul espoir, elle annule toute espérance risquée, au profit d’un rêve de durée où le temps devenu élastique ne nous met jamais au pied du mur. De là sont nées nos morales dénuées de sens tragique, morales de l’indécision, de l’indétermination, préludes à un monde non conflictuel, où toutes les différences se valent, où plus rien ne tranche ni de s’oppose à rien. »
Étonnant comment d’une plume acérée, la fiction et la réalité mêlées dans un même récit peuvent parler de la vérité humaine, immédiate – et comment cette authenticité, dans l’incommensurable bravoure d’un jeune homme dont on suit le portrait, est simple et sans emphase – si l’on ose se hausser, même sur la pointe des pieds, à la hauteur de sa propre vérité : « Le courage est avec l’amour la plus belle déclaration que le présent s’adresse à lui-même; dans un cas comme dans l’autre on est en place, on est à sa place. On ne saurait être ailleurs. »
Sans doute, parce que la vie, la « vraie » comme on dit, « la véritable », regorge de cet espoir qui donne à l’autre, à autrui, au prochain qui nous perpétue, une dignité qui a de la gueule. À ceux qui nous font passer aujourd’hui leurs verres de bière aux terrasses parisiennes comme des actes de bravoure, à ceux qui chantent, si vite oublieux, Paris sera toujours Paris, on est soulagé qu’un tel roman existe et qu’un Thomas Elek, devant eux, puisse se dresser, géant.
Lisez Thomas et son ombre. Puis, relisez le, d’abord parce qu’il vous évitera d’inutiles lectures. Tout y est impeccablement dit – c’est peut-être l’avantage des fantômes, ils lèvent le voile -; même sur la terreur de l’écrasement de la vie dans son quotidien, même sur la honte de porter bêtement l’avenir, et même sur l’angoisse d’une impossible mais nécessaire responsabilité à laquelle l’ombre du temps passé ou restant, presse aussi. Et c’est peut-être cela, précisément : « Écrire, sans trembler » !
Daniella Pinkstein
Source JewPop