L’ouvrage de Jean-Marc Dreyfus porte sur le traitement des crimes des nazis durant les soixante ans qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Cependant, ce n’est pas, avant tout, un livre sur la mémoire de la Shoah. Le parti-pris de l’auteur a consisté à déplacer la focale et à adopter le point de vue des diplomates et des chancelleries concernées: l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, mais aussi les États-Unis...
Son travail consiste à étudier finement et, pour la première fois, de manière systématique, le règlement à la fois partiel, étalé et différencié dans le temps des réparations des crimes commis par le Troisième Reich après le second conflit mondial en l’absence d’un traité de paix.
La crainte de recommencer Versailles a en effet conduit les diplomates des différents pays à sérier les questions liées aux réparations et à les traiter de manière bilatérale.
Par conséquent, le travail de l’historien a commencé par recenser les différents traités conclus sur cet ensemble de questions. Cette première étape livre déjà une surprise: le dernier traité en date dans ce domaine a été signé en 2001! Ainsi, c’est l’explication de ces textes, de leur négociation, de leur contexte, des pressions internes et extérieures à l’appareil diplomatique qui structure l’ouvrage.
Celui-ci aborde la nébuleuse très vaste des thèmes qui sont concernés par ces traités de règlement de la Seconde Guerre mondiale: réparation des spoliations, recherche des corps des victimes du nazisme –ou des nazis–, jugement des criminels de guerre…
Sans qu’il y ait nécessairement concurrence entre eux, ces sujets sont discutés par les diplomates suivant des chronologies proches.
Le livre est donc avant tout une histoire des relations internationales. Il s’agit pour son auteur d’expliquer comment la mémoire de la guerre portée par les sphères gouvernementales et diplomatiques contribue à façonner la mémoire collective, mais surtout comment, pendant plus d’un demi-siècle, elle constitue un sujet à part entière dans les relations bilatérales, qui évolue selon le contexte diplomatique et qui pèse sur les relations internationales.
Les diplomates constituent ainsi les protagonistes centraux de ce travail. À travers eux, c’est donc également une histoire des différentes administrations des Affaires étrangères qui est écrite dans ces pages.
Prémisses et conséquences
L’auteur commence par montrer qu’à la veille de la guerre les administrations française et allemande des Affaires étrangères considèrent les Juifs avec méfiance.
Le Quai d’Orsay n’emploie que très peu de Juifs et limite l’entrée en France des Juifs fuyant l’Allemagne. Les alertes de l’ambassadeur François-Poncet sur le sort des Juifs rencontrent peu de réponses de la part des dirigeants. De son côté, le ministère des Affaires étrangères allemand a accompagné les décisions antisémites des nazis.
Sans être force d’impulsion et afin de maintenir son influence, il a contribué à mettre en œuvre la politique génocidaire.
À la fin de la guerre, le monde découvre l’ampleur des camps de concentration, mais les questions de réparation n’ont qu’un retentissement limité. Le Quai d’Orsay dispose assez vite d’informations sur ces camps. C’est lui qui est chargé pour la France d’organiser le retour des déportés, tout en veillant à limiter l’influence des Juifs dans le pays.
À Arolsen, un centre de recherche international rassemblant des millions de documents est créé, sans que les différents pays concernés s’entendent pour lui donner un statut pérenne. Peu de diplomates allemands sont jugés et très peu sont condamnés.
La RFA insiste surtout sur le rôle des diplomates résistants et, finalement, il y a une réelle continuité dans les carrières de diplomates ayant servi le IIIe Reich et passés au service d’une Allemagne démocratique.
Dans les années 1950 et 1960, en l’absence de traité de paix réglant les réparations au bénéfice des victimes du régime nazi, les différentes questions sont sériées et réglées de manière bilatérale.
La question des corps des victimes devient ainsi du ressort d’une mission française de recherche des corps, qui opère d’abord dans la zone française d’occupation, avant que la France ne conclue un accord avec la jeune RFA sur cette question en 1954. La question des réparations individuelles fait l’objet de plusieurs négociations dès la fin de la guerre.
L’accord de Londres signé en 1953 prévoit que l’Allemagne ne dédommagera pas les victimes étrangères du nazisme.
Mais la position d’Israël ainsi que des considérations morales font évoluer la question au point que les Alliés parviennent à faire évoluer la RFA, qui cherche par ailleurs à améliorer son image à l’étranger. Enfin, la restitution de l’or pillé par les nazis est confiée à une commission tripartite.
Prise de conscience tardive
C’est dans les années 1960 que différents pays obtiennent de la RFA un traité bilatéral leur permettant de faire bénéficier leurs ressortissants des mesures de réparation financière pour les crimes de la Seconde Guerre mondiale. La période est marquée par un «éveil des consciences» caractérisé par une actualité littéraire concernant la Shoah.
La question des criminels de guerre revient également sur le devant de la scène, notamment grâce aux actions d’éclat des époux Klarsfeld au début des années 1970. La RDA reste à l’écart de cette question: construite sur le mythe d’un État antifasciste, elle n’accorde aucune indemnité aux victimes du nazisme.
Alors que la liste des accords internationaux témoigne d’un coup d’arrêt au cours de la décennie 1980, la question des réparations des crimes commis lors de la Seconde Guerre mondiale redevient prégnante dans les années 1990. Désormais, ce n’est plus seulement l’Allemagne qui est attaquée, mais on critique aussi la position d’autres belligérants comme la France ou encore celle d’un pays neutre comme la Suisse.
Les interrogations émanent des États-Unis, où le Congrès juif mondial est très actif. C’est dans ce contexte qu’est constituée la commission Mattéoli, à laquelle participent des historiens. La remise de son rapport en avril 2000 est suivie par la création de la Commission d’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), qui prend en charge ces questions. Les diplomates français contribuent alors à faire reconnaître le rôle de la CIVS par les États-Unis, ce qui est entériné par un traité signé en 2001.
Un des intérêts notables de ce livre est donc de faire une histoire du temps présent qui ne s’arrête pas aux années 1960 mais qui prend en compte les événements récents et les dernières négociations sur la question des réparations.
Ce choix permet une approche comparée des relations internationales à ce sujet. Elle fait apparaître une périodisation qui oppose les décennies 1950-60 caractérisées par une diplomatie classique aux années 1990. Celles-ci sont marquées d’une part par l’émergence d’une diplomatie des droits de l’homme dans laquelle le souci de bonne gestion des deniers publics n’est plus seul en jeu pour régler cette question et, d’autre part, par l’apparition d’une diplomatie humanitaire dans laquelle les organisations non gouvernementales s’affirment comme des partenaires à part entière des négociations internationales aux côtés des ambassadeurs et des chancelleries.
Le livre est illustré par un cahier central qui montre avant tout les diplomates, les administrations et les documents qui constituent bien le sujet de ce livre.
Les images décrivent à la fois les crimes commis et le travail de négociation autour des réparations mené par les différents acteurs pendant plusieurs décennies.
Le livre comprend également une chronologie de l’ensemble des accords signés, ainsi qu’une riche série de notices biographiques, qui s’avèrent des outils indispensables à la bonne compréhension d’une histoire qui n’est pas linéaire.
La description des sources rend compte d’un travail de dépouillement d’archives considérable, mené dans trois pays différents (Allemagne, France, Royaume-Uni) principalement à partir des fonds des ministères des Affaires étrangères de chaque État.
Ces sources ont été complétées par des témoignages écrits et des entretiens oraux des principaux protagonistes. On peut regretter que la présentation de ces archives soit maladroite et surtout insuffisamment hiérarchisée. De même, l’auteur commet un contresens sur la correspondance politique et commerciale du Quai d’Orsay, qui ne serait pas accessible après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il indique pourtant avoir consulté les différentes tranches chronologiques de la série Europe (qui ne sont d’ailleurs pas toutes présentées de la même manière…).
Ces critiques sont bien mineures et ne s’appliquent pas au corps de l’ouvrage, dont l’écriture claire permet de débrouiller et de rendre limpide le détail des différents accords.
Pierre Chancerel
Source Slate