Mohamed Owedah, résident de Jérusalem-est, admet qu'il s’est figé au milieu de la route lorsque la sirène de deux minutes a retenti à travers le pays pour marquer le début du Jour du Souvenir de l'Holocauste (Yom HaShoah). "Je l’ai fait de manière tout à faire volontaire la semaine dernière", confie le Palestinien de 41 ans...
"Ces personnes qui ont péri étaient innocentes et j’ai voulu leur rendre hommage. C’est très différent de faire la même chose pour la sirène qui marque le Jour du Souvenir des soldats tombés au combat, que l’on va entendre ce soir et demain. Je ne peux pas faire une pause et me tenir au garde-à-vous pour eux à moins de le faire avec des gens qui qui se figent avec moi pour commémorer mes propres morts, qui reconnaissent aussi ma douleur. Alors nous commémorerons donc cela ensemble".
Owedah, travailleur social et militant de longue date, est membre de l'une des organisations politiques les plus controversées en Israël et en Palestine. Pourtant, en 10 ans d’existence, l’organisation "Combattants pour la paix” a non seulement survécu mais a prospéré dans le climat politique actuel: cinquante Israéliens et Palestiniens avaient assisté, il y a 10 ans, à la première cérémonie commémorative pour les victimes des deux camps. L'année dernière, plus de 3000 personnes s’y sont rendues, à la recherche d'une alternative à la cérémonie organisée par l'Etat à la veille de la journée de commémoration. C’est peut-être une erreur de chercher la raison de cet engouement du côté de grands changements politiques. Elle se trouve probablement dans la détresse et dans le besoin désespéré de s’accrocher à quelque chose.
La cérémonie récurrente, année après année, représente la promesse tragique des futures victimes. Encore plus de deuils, de douleur, plus de chagrin. C’est ce qui fait, entre autre, la force de la cérémonie israélo-palestinienne.
Différente et audacieuse, elle représente pour beaucoup un message secret d'espoir.
Comme si, en essayant de partager ensemble ce moment, ce pourrait être le dernier du genre.
Ils se réunissent donc, familles endeuillées des deux côtés, jeunes militants qui ont tout essayé et sont arrivés à la conclusion que seule la coopération pouvait faire la différence, même en ce jour de déchirement. Appréciés par certains, maudits par bien d’autres, ils sont largement incompris par la majorité de leur peuple respectif.
C’est en effet difficile à digérer. Vraiment. Surtout pour les anciennes générations, mais pas seulement.
Dans le calendrier israélien, le Jour du Souvenir a atteint un statut de quasi sainteté, et de crainte. Nous pleurons non seulement les morts, mais aussi ceux qui mourront entre ce jour de l’Indépendance et le suivant par les mains de ceux que les Israéliens considèrent comme étant les auteurs; ceux-là mêmes qui assistent à cette cérémonie binationale.
Du point de vue palestinien, les choses semblent évidemment différentes, car asymétriques: ils ne voient aucune comparaison entre le soldat israélien tué sur un sol qu'ils considèrent comme n’étant pas le leur et l'enfant ou le fermier palestinien tué sur sa propre terre.
Cette année, la dernière guerre à Gaza complique encore plus le problème. 72 Israéliens contre plus de 2000 Palestiniens tués cela ne peut pas passer inaperçu.
“C’est toujours compliqué”, dit Avner Wishnitzer, 38 ans, conférencier sur l'histoire du Moyen-Orient et militant de longue date. "Du côté israélien, on nous critique pour mettre sur le même niveau soldat et terroriste. Certains Palestiniens nous blâment pour cette mascarade avec eux qui présente un visage humain de l'occupation. Vous brouillez les lignes entre occupant et occupé.”
Nous entendons tout cela. Nous entendons, mais nous continuons nos activités avec une parité soigneusement structurée, ce qui en soi est notre manière de défier l'inégalité de l'occupation".
Le malentendu traumatique très élémentaire prévaut malgré tout.
Lors d'une réunion de préparation de la cérémonie cette semaine dans le village palestinien de Beit Sahour, les partenaires palestiniens, traumatisés par la force de l'armée israélienne, avaient du mal à croire que les Israéliens ont effectivement peur d'eux. Pourtant, les Israéliens vivent constamment dans l’angoisse de leur lutte existentielle.
Il n'y a pas de saints dans le groupe. Sa base est littéralement composée de “combattants”: des soldats israéliens, dont certains, comme Wishnitzer, proviennent d’unités d'élite, et de jeunes Palestiniens qui ont été impliqués dans le terrorisme ou dans des activités illégales contre l'occupation et qui ont déjà été en prison, comme Owedah à l'âge de 16 ans.
“N’avons-nous pas combattu, n’avons-nous pas enterré les nôtres?", demande Wishnitzer, de manière rhétorique. ‘C’est à partir de ce point sensible dans notre cérémonie binationale que je peux écouter la souffrance de celui qui m’a combattu il y a seulement quelques années." Owedah présente les choses différemment, dans un hébreu d’ailleurs impeccable: "les enseignements de Gandhi et de Mandela sont importants. Mais si vous êtes un toxicomane, ne devriez-vous pas écouter quelqu'un qui est passé par là pour qu’il vous montre comment vous en sortir? Quelqu'un qui peut dire “j’ai poignardé”, j’ai tué, mais maintenant je sais que cela ne vaut rien et je veux essayer d'une manière différente”? C’est ce que nous faisons".
Owedah a été l'un des principaux intervenants lors des trois dernières cérémonies commémoratives. Il insiste sur le fait qu’il ne faut pas comparer ni essayer de juger ceux qui ont raison et ceux qui ont tort. Pour lui, cette cérémonie alternative est l’occasion de créer un pont pour promouvoir une meilleure compréhension mutuelle.
Mais même là, ce n’est pas facile à accepter par tout le monde. Ce ne sont pas tous les familles israéliennes des participants qui se sentent à l'aise d’y participer, pas davantage pour les Palestiniens. Même les frères d’Owedah n’y participeront pas. Peut être regarderont-ils tout au plus la diffusion en direct sur Internet. Malgré toutes ces réserves, cette cérémonie inhabituelle gagne en reconnaissance.
Cette année, Desmond Tutu leur a envoyé un message vidéo. La cérémonie, organisée au coeur de Tel-Aviv, sera retransmise à Berlin, à Los Angeles et à Beit Jala en Judée-Samarie.
Deux familles endeuillées israéliennes, deux familles endeuillées palestiniennes, des chanteurs et des artistes des deux côtés dialogueront et se produiront sur scène.
Fondamentalement, il s’agit d’une structure très similaire à celle de la cérémonie officielle. “Nous sommes conscients de cela", concède Wishnitzer, "mais le contenu est déjà suffisamment difficile, c’est la raison pour laquelle nous nous en tenons donc au moins au format familier pour faciliter l'accès émotionnel”.
Mais cela reste malgré tout difficile.
Le Jour du Souvenir des Soldats tombés au champ d’honneur, ce moment à la fois si privé et si national, est difficile à partager, même pour ceux qui se sentent las des clichés du jargon habituel.
Année après année, nous comptons les morts, calculons le prix que ces guerres nous coûtent et réfléchissons sur l'année à venir. Combien d’autres encore? Quand? Où?
Pour “Combattants pour la paix”, le partenariat binational est le bon moyen de trouver du réconfort.
Pour beaucoup d'autres, c’est une hérésie d'inclure l '’ennemi’ dans le moment le plus intime de la douleur. Quoi qu’il en soit, les responsables politiques et militaires israéliens n’aiment pas ça; pas plus que le Hamas. Les deux font tout leur possible pour nuire à la cérémonie, notamment pour obtenir les autorisations, pour franchir les points de passage en vue de s’y rendre. Mais étrangement, de plus en plus d’Israéliens et de Palestiniens y assistent néanmoins.
4000 personnes peuvent avoir tort, mais elles expriment certainement un besoin qui n’est pris en charge nulle part ailleurs. “Combattants pour la paix” propose de marquer cette journée tragique de la manière la plus compliquée qui soit. Il y a bien d’autres événements alternatifs qui clament haut et fort que le temps est venu pour un changement, qu’il est temps d'essayer une approche différente.
Cela pourrait commencer par un changement du discours,et s’achever par la mise en œuvre d’un véritable changement. Une dizaine de milliers de personnes, surtout des jeunes, particulièrement ceux qui sont le plus susceptibles de payer un prix personnel, sont en train de transmettre un mesage à leur gouvernement.
Source I24News