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jeudi 2 janvier 2014

En Turquie, les islamistes ne veulent pas perdre le pouvoir


"Cher Maître, revenez au pays, s’il vous plaît !" Cet appel direct au prédicateur Fethullah Gülen, qui vit depuis 1999 en exil volontaire aux Etats-Unis, c’est Mehmet Ali Sahin qui l’a lancé dimanche. Le vice-président du Parti de la Justice et du Développement (AKP) au pouvoir, ancien ministre de la Justice, se dit "attristé" par "l’atmosphère de tension politique" qui prévaut en Turquie, alors que "les élections arrivent à grands pas" . "Nous devons trouver une solution à ce problème" , estime M. Sahin, ajoutant : "Ceux qui regardent dans la même direction s’abreuvent à la même source et ont souffert des mêmes malheurs ne doivent pas se mettre des bâtons dans les roues."



S’il a de quoi surprendre, après trois semaines de conflit ouvert entre les deux grands courants de l’islam politique turc, ce message illustre la volonté d’enterrer la hache de guerre. Son but est clairement de limiter les dégâts dans la perspective de scrutins à répétition qui pourraient coûter cher au parti de gouvernement, sérieusement menacé par les scandales. Il n’a bien sûr pas été lancé sur une initiative personnelle et isolée, d’autant qu’un autre message étrangement similaire, était simultanément envoyé dans la même direction par le chef de la diplomatie Ahmet Davutoglu, dimanche soir sur la chaîne de télévision Kanal 7, et largement repris dans une longue dépêche de l’agence de presse officielle Anatolie.
Le ministre des Affaires étrangères est revenu sur les bénéfices de dix ans d’histoire commune à l’AKP et à la communauté Gülen, après avoir connu la même répression par l’Armée. "Il nous faut construire le dialogue au lieu de barrières physiques entre nous, sinon c’est la population qui sera perdante" , estime M. Davutoglu, revenant aussi sur "le passé commun qui ne doit pas être gaspillé" . "J’appelle mes amis de la Communauté (Gülen), aussi appelée le mouvement Hizmet ("service"), à faire leurs comptes. L’image d’une double autorité serait dommageable pour l’Etat, mais aussi et plus encore pour la société civile et les confréries du pays", conclut le ministre.
"Le gouvernement et la confrérie font-ils la paix ?", interroge l’islamologue Rusen Cakir, estimant que le geste est sans doute tactique et n’a qu’une portée "à court terme" . Mais, explique-t-il, l’AKP traverse "la période la plus difficile de ses douze ans d’histoire" et sort "éreinté" de cette confrontation, moins sans doute que la confrérie. Selon lui, la balle est donc dans le camp du gouvernement et de son chef, Recep Tayyip Erdogan. Car, conclut-il, les partisans des deux mouvements sont "perdus" , affectés par les échanges d’accusations entre les deux camps et "ils ne savent plus à quel saint se vouer" .
Tout le monde s’accorde en effet pour penser que l’AKP risque de perdre une partie non négligeable de son électorat dès les municipales du 30 mars si la guerre est déclarée avec les gülénistes, qui se comptent certainement en millions de voix. A ce rythme en effet, la campagne sera fratricide, et le parti au pouvoir a beaucoup à perdre, alors que le mouvement Gülen, qui n’est pas (pas encore ?) constitué en force politique, n’est pas fondamentalement menacé.
Derrière cette confrontation soudaine, il y a certainement une lutte pour le pouvoir, ou plus exactement pour le contrôle du parti au pouvoir, sous la domination très exclusive de son chef, Recep Tayyip Erdogan, depuis sa création. Mais celui-ci, qui rêve d’être président de la République (le scrutin est prévu en août), devra bientôt lâcher les rênes du parti. Les statuts de l’AKP limitant à trois mandats électifs la vie de ses élus, la fin de sa carrière de Premier ministre est fixée au plus tard à 2015 (élections législatives).
Quand M. Erdogan dénonce "un gang à l’intérieur de l’Etat" qui le cible personnellement, il n’est pas loin de la vérité, mais "ce complot" vise plutôt, outre sans doute de lui couper la route de la présidence, l’hégémonie sur son propre parti. Ses "ennemis" sont dans son propre camp, dans sa propre famille politique. Ils ne se sont pas encore déclarés, mais, si une trêve n’est pas trouvée, ils risquent bien, au fil de cette campagne électorale qui s’annonce sans merci, de sortir du bois.

Source La Libre