Israël offre l’exemple d’un pays dont les ressorts idéologiques se sont profondément transformés en quelques décennies. Longtemps dominé par un État-providence qui a permis de construire le pays, Israël s’est peu à peu ouvert au monde et au libéralisme en s’engageant dans un mouvement de réformes et de privatisations au début des années 1990. L’État est passé du rôle d’acteur direct à celui de régulateur et de facilitateur, à la fois sur le plan économique et social.
Du collectivisme au libéralisme
Dans ses premières années d’existence, le système économique israélien est extrêmement étatisé et le pouvoir politique contrôle l’essentiel de l’allocation des ressources. Avec le temps, cette structure s’est modifiée. Une mutation idéologique s’est opérée sous l’influence de la mondialisation croissante des économies. Pour les gouvernements socialistes qui se sont succédé jusqu’en 1977, l’État devait avoir une place prépondérante dans le développement de l’économie et devait peser dans tous les secteurs d’activité, même si en réalité, son poids a varié d’un extrême à l’autre, du contrôle total dans les services d’utilité publique comme l’eau, l’électricité, le pétrole, à un certain retrait comme dans l’agriculture. Néanmoins l’économie se caractérise alors par un secteur public important, un syndicalisme puissant et une lourde bureaucratie. Une économie de guerre se développe avec son lot de restrictions et de crises, la plus importante étant celle des années 1980 où l’inflation atteint trois chiffres.
Avec l’arrivée au pouvoir de la droite en 1977, une politique libérale est mise en œuvre. Des mesures drastiques sont prises, négociées entre les pouvoirs publics et le principal syndicat du pays, la Histadrout : réduction du déficit budgétaire, suppression de la politique d’indexation des salaires qui nourrissait l’inflation, baisse des taux d’intérêt et établissement d’une parité fixe du shekel par rapport au dollar. Les gouvernements successifs privatisent des dizaines d’entreprises publiques, baissent les charges patronales et prennent des mesures pour favoriser l’innovation. L’essor de l’économie de marché et l’usage des nouvelles technologies permettent à l’État d’assumer un nouveau rôle, à la fois plus distant et plus pragmatique ; un rôle de pilote et non plus d’exécutant.
Guerre et croissance
Si les théoriciens du développement économique soutiennent généralement que la sécurité est un préalable à la croissance économique, la guerre n’a jamais empêché Israël de se doter d’une économie solide. Ce paradoxe s’explique par plusieurs facteurs : l’habitude de la prise de risques dans un environnement hostile, la bonne intégration d’immigrants souvent instruits, l’afflux de capitaux étrangers poussés par des motifs politiques, et le développement d’un complexe militaro-industriel. Les besoins urgents d’Israël en matière de défense ont été un moteur pour la croissance économique, stimulant à la fois le progrès technologique et les exportations.
Avant même la guerre des Six-jours en 1967 et l’embargo sur les armes qui s’en est suivi, les dirigeants israéliens prennent conscience de la nécessité de se doter d’une capacité militaire forte et indépendante. Bénéficiant du lien armée-nation très fort, l’industrie militaire puise sa main d’œuvre et son savoir-faire dans les unités technologiques de Tsahal. L’autre point fort de cette industrie est sa très grande réactivité : les enseignements opérationnels de chaque guerre et les nouveaux besoins exprimés par le haut commandement sont immédiatement pris en compte par les ingénieurs israéliens, dont le rôle dans l’effort de guerre devient essentiel. L’armée joue également un rôle déterminant dans la société israélienne. Les jeunes israéliens sont ainsi souvent amenés à diriger des équipes entières. Par l’expérience du travail en équipe, l’armée les responsabilise et les forme à la vie professionnelle future.
Un écosystème vertueux : investissements et capital-risque
Malgré sa petite taille et ses 7,5 millions d’habitants, Israël tient un rôle pilier dans des domaines à forte valeur ajoutée. Troisième nation en termes d’entreprises de hautes technologies cotées au Nasdaq, premier fabricant mondial de médicaments génériques (la société Teva est leader dans son domaine), grand exportateur de technologies hydriques (dessalement, irrigation, recyclage des eaux usées), et exportateur incontournable de matériel d’armement. Israël conjugue de nombreux atouts en matière d’innovation : le secteur des nouvelles technologies représente les trois quarts des exportations du pays, sa densité de start-ups par habitant est spectaculaire, et un certain nombre d’entre elles sont cotées au Nasdaq. Comme pour la Silion Valley américaine, ce succès technologique résulte d’une histoire et d’un environnement socio-culturel particuliers.
L’État a multiplié les ponts entre les entreprises, les investisseurs privés et le monde universitaire. Les scientifiques sont encouragés à devenir des entrepreneurs. Les entreprises assurent ici la plus grosse partie du financement de la recherche civile : près de 77% du total, soit plus de 3% du PIB, contre 14% par les universités, gérées par ailleurs de façon autonome, et 5% par le gouvernement. Nous sommes loin du système français, où la recherche peine à atteindre les objectifs de Lisbonne (3 % du PIB).
Surtout, l’État n’a pas hésité à mener une politique fiscale très agressive pour attirer le capital-risque. En 1993, le gouvernement a souhaité révolutionné l’attrait d’Israël pour les investisseurs de startups. Il a donc décidé de permettre aux fonds de capital-risque, particulièrement étrangers, le doublement de leurs rendements grâce à un match funding qui laissait l’entièreté des gains aux investisseurs ! Le programme s’appelait Yozma, mot hébreu qui signifie… initiative. Le succès est sensationnel. Les investissements sont multipliés par 60 en dix ans. De nouveaux programmes financent depuis 60 à 85% des démarrages, en laissant à nouveau dans certains cas le gain à l’investisseur. Nous parlons bien ici d’argent public augmentant mécaniquement le rendement d’investisseurs.
Une nouvelle loi passée en novembre 2011 a complété spectaculairement le dispositif : the Angel Law. Un business angel a maintenant trois ans (ce qui est aussi la durée de détention requise) pour déduire jusqu’à 1 million d’euro de son revenu imposable (au taux marginal de 45%) pour un investissement dans une PME technologique. Il peut le répéter pour autant de startups technologiques qu’il le souhaite. Tout gain ultérieur ne sera taxé qu’à un taux sur les plus-values compris entre 20 et 25%.
Résultat : Israël a le plus fort taux d’investissement de capital-risque par habitant au monde.
Déclinaison du tournant libéral sur le plan social
Sur le plan social, l’État a également réduit son action directe, tout en encourageant davantage le développement de solidarités privées. En effet, si l’État-providence avait garanti un revenu minimal aux plus pauvres pendant les premières décennies, les années 1980 ont mis fin à cette pratique. Comme dans tous les pays qui ont connu un développement rapide, les richesses n’ont pas profité à toutes les couches de la population, marginalisant donc certaines de ses franges. La société civile et les associations ont alors pris le relais de l’État pour venir en aide aux plus démunis. Au début des années 2000, le secteur associatif employait 10% de la population active du pays dans des domaines aussi variés que la défense de l’environnement, les services, les droits de l’homme, etc. 200 000 salariés exercent une activité sociale tandis que des milliers de volontaires y dédient une partie de leur temps libre. Le gouvernement israélien finance 3650 associations [1] par l’intermédiaire des subventions inscrites au budget de l’État, et via des commandes de services que l’État passe aux associations.
L’évolution des kibboutz est symptomatique de cette transformation de la société. Dans les premières années des kibboutz, ses membres, les kibboutzniks, travaillent principalement dans l’agriculture. Au lieu de gagner des revenus individuels par leur travail, tout l’argent et les biens du kibboutz sont gérés collectivement. En accord avec l’idéal d’une égalité économique totale, les habitants mangent ensemble dans une salle commune, portent les mêmes vêtements et partagent la responsabilité de l’éducation des enfants, des programmes culturels et autres services sociaux. Les kibboutzniks qui combattent lors de la guerre d’Indépendance bénéficient d’une aura considérable et le mouvement continue à prospérer à la fois économiquement et socialement dans les années 1960 et 1970. Les membres ont le sentiment d’appartenir à une élite. En 1989, la population des kibboutz atteint son apogée avec 129 000 personnes vivant dans les 270 communautés établies, soit environ 2% de la population du pays.
Dans les années 1980, la crise économique affecte ces collectivités et conduit certaines d’entre elles à déclarer faillite tandis que des milliers de membres s’en vont chercher de nouvelles opportunités dans les villes israéliennes. Le processus de privatisation et l’adoption de croyances individualistes par l’ensemble de la société israélienne affectent le moral des kibboutzniks. À l’origine, ces communautés avaient été créées dans le but d’établir un cadre permanent et institutionnalisé, capable de définir un modèle de conduite et de valeurs partagées. Or la société israélienne a commencé à adopter d’autres schémas. Le fossé entre le modèle urbain majoritaire de la société israélienne, pénétrée par la mondialisation, et le modèle collectiviste, annonce déjà le déclin des kibboutz. S’ils ont symbolisé l’esprit pionnier d’Israël, le concept original, fondé dans une large mesure sur le sacrifice de ses membres pour le bien de la collectivité, s’est essoufflé progressivement. Parallèlement, l’effondrement du bloc communiste a entraîné l’affaiblissement des croyances socialistes dans le monde entier.
Pour faire face à cette crise, certaines communautés ont dû opérer des changements majeurs, notamment dans le cadre d’un vaste programme de privatisation des services du kibboutz, comme l’éducation et les systèmes de santé qui, autrefois, étaient considérés comme intouchables. L’argent y circule et ce sont devenus des petits villages qui développent leurs propres spécialités (dattes, miel etc. ).
En se libéralisant et en se mondialisant, l’économie israélienne s’est incontestablement renforcée. La libre circulation des biens et des capitaux a favorisé la croissance du jeune État. Cette mutation économique s’est accompagnée d’un changement de culture au sein de la société, laissant davantage de place aux solidarités privées. L’État a gardé toute sa place, mais en jouant sur des effets de levier (capital-risque, associations) plutôt qu’en actionnant lui-même les leviers de l’économie.
Quelles leçons tirer de ce succès technologique ?
L’exemple israélien pourrait inspirer la France à plusieurs niveaux :
- Par son action pragmatique des pouvoirs publics qui ont su intervenir en fonction du marché, en investissant dans la R&D, en développant des programmes d’incubation rigoureux, en créant des établissements de pointe ;
- Par une fiscalité volontariste en faveur des business angels et des sociétés de capital-risque ;
- Par un cercle vertueux de l’innovation avec un transfert de technologie du militaire vers le civil, le déploiement de pôles technologiques reliant universités, centres de R&D et entreprises ;
- Par le recours à une expertise internationale. Pour faire face aux crises économiques et pour les prévenir, Israël n’a pas hésité à faire appel à des techniciens de la finance à plusieurs reprises pour remettre à plat et assainir l’économie. Ainsi Milton Friedman fut le conseiller de Menachem Begin au moment où l’inflation atteignait trois chiffres dans les années 1980, tandis que quelques décennies plus tard, Stanley Fischer fut appelé à gouverner la Banque d’Israël au moment où la crise touchait durement l’économie mondiale.
Source Contrepoints