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mardi 28 mai 2013

Peut-on prouver scientifiquement que la couverture journalistique du conflit israélo-palestinien en France est biaisée ?



La couverture médiatique française de la Seconde Intifada a été l’objet d’un déchaînement des passions : accusée de partialité, elle a fait couler beaucoup d’encre. Est-il possible, cependant, de traiter des biais de l’écriture de presse sous un angle scientifique et d’y apporter des réponses argumentées fondées sur des preuves ? C’est ce qu’ont tenté de faire deux chercheuses qui ont présenté en mars 2013, lors d’une journée d’étude qui s’est tenue au sein du groupe ADARR (analyse du discours, argumentation, rhétorique) à l’Université de Tel-Aviv, la thèse qu’elles ont respectivement soutenue sur la Deuxième Intifada – l’une, Sandrine Boudana, en communication, et l’autre, Claire Sukiennic, en sciences du langage.

Des critères établis avec le concours des journalistes eux-mêmes
Pour Boudana (département de communication, Université de Tel-Aviv), les journalistes se sont souvent contentés de rejeter les critiques en les assimilant à des pressions politiques ou en les renvoyant dos à dos lorsque les reproches émanaient de groupes ou communautés identifiés comme soutenant Israël ou les Palestiniens. Elle a donc décidé d’interroger les journalistes eux-mêmes et de construire avec eux un modèle d’évaluation de la qualité de leurs articles de presse, puis de mesurer l’écart entre ce que les journalistes disent qu’il faut faire et ce qu’ils ont effectivement fait dans le cas de la couverture de la seconde Intifada. Ses entretiens avec 13 correspondants de guerre français ont fait émerger deux valeurs fondamentales synthétisées dans l’expression « être juste » : la justesse et la justice, ou plus précisément l’équité, qui ne signifie pas que le journaliste ne doit pas prendre position, mais seulement que cette prise de position doit être justifiée par le contexte d’action qui est rapporté. Boudana a traduit, avec les journalistes, ces deux valeurs, en critères concrets d’évaluation de performance, puis a déterminé des outils méthodologiques permettant de mesurer cette performance. La justesse s’évalue en fonction de trois critères : la véracité des faits rapportés ;  l’évidentialité, c’est-à-dire le fait de soutenir ses assertions par des éléments de preuve ; et le caractère complet de l’information rapportée. L’équité se mesure également à l’aide de trois critères : la caractérisation juste des protagonistes mentionnés dans l’histoire ; le traitement juste des voix qui s’expriment ; et le cadrage de l’événement.


Biais anti-israélien et cadrage anticolonialiste du conflit
Boudana a appliqué ce modèle à un corpus de 167 articles de presse, couvrant 4 événements marquants de la seconde Intifada ainsi qu’une période creuse. Ses analyses concluent à un biais anti-israélien, les Israéliens étant réduits à de froides entités militaristes recourant systématiquement à une violence disproportionnée. De façon plus surprenante, elle observe que ce biais ne s’accompagne pas d’un parti-pris pro-palestinien. En effet, les Palestiniens sont généralement infantilisés et privés de rationalité et même de voix : Les Occidentaux ou les leaders du monde arabe se chargent de parler en leur nom. Ce traitement s’explique par un cadrage colonialiste du conflit, à l’exclusion de toute autre grille de lecture possible : les colonisateurs comme les colonisés sont déshumanisés.
Claire Sukiennik (groupe ADARR, Université de Tel Aviv et Université Bar Ilan), quant à elle, a étudié l’usage des émotions – le pathos rhétorique -  dans la mise en mots de l’Intifada al-Aqsa par quelques journaux représentatifs de la presse écrite nationale en France. Il s’agit d’un corpus composé des quotidiens Le Monde, Libération, Le Figaro, les hebdomadaires L’Express, Le Point, le Nouvel Observateur, du mensuel Le Monde diplomatique, couvrant la seconde Intifada, comprenant 140 reportages, 10 éditoriaux et une quinzaine d’articles appartenant au genre débats-opinions (Le Monde/Horizons, Libération/Rebonds, Le Monde diplomatique). Les reportages étant de loin les plus nombreux, ils ont été privilégiés afin de vérifier s’ils rapportent les faits de façon neutre et objective comme on le soutient souvent. Sukiennik a examiné des articles qui présentaient des cas flagrants de pathos, mais aussi des énoncés aux apparences neutres qui ne comportaient apparemment pas de signes notoires d’émotion et qui néanmoins s’adressaient aux affects. Par l’analyse linguistique minutieuse d’une série d’exemples, elle a montré comment de nombreux journalistes utilisent l’instrument de la compassion en tant que procédé argumentatif alors qu’ils pratiquent en apparence un discours rationnel. Or, le recours à l’émotion n’est pas destiné uniquement à montrer la souffrance d’autrui pour faire naître la pitié tout en suscitant la réflexion : il travaille à déposséder le lecteur de sa liberté de penser, l’empêchant ainsi de comprendre la complexité du conflit israélo-palestinien.

Victimisation des uns et diabolisation des autres
C’est ce que Sukiennik dévoile de façon très concrète en montrant l’usage argumentatif des descriptions et des chiffres, celui de la dépersonnalisation des Israéliens face à la présentation personnalisée des Palestiniens, la façon dont sont rapportés les propos des uns et des autres, les effets du sensationnalisme et de l’horreur, le recours à des thèmes comme ceux de l’enfance, la mise en intrigue qui se présente comme un récit factuel et objectif mais permet en fait au locuteur d’inscrire ses jugements de valeur dans son texte. Ainsi se mettent en place des articles qui victimisent les Uns (les Palestiniens) et diabolisent les Autres (les Israéliens). Si donc l’information journalistique a pour fin de préparer le lecteur au débat public et remplit de ce fait une fonction cruciale dans un espace pluraliste de délibération et de négociation publiques entre représentants de points de vue divergents, on peut se demander dans quelle mesure la systématisation de la présentation émotionnelle est compatible avec cette visée.
Deux thèses relevant de disciplines différentes et réalisées selon des méthodologies distinctes sont donc arrivées à des conclusions, sinon identiques, du moins similaires sur un point : la couverture médiatique de la seconde Intifada dans la presse française a souffert d’un biais en défaveur d’Israël. Elle a abouti à la construction de deux images antithétiques, celle, lénifiante, des victimes palestiniennes, personnalisées – quoique infantilisées- susceptible de provoquer l’identification du lecteur, face à une représentation déshumanisée et diabolisée du soldat israélien recourant systématiquement à une violence disproportionnée. La couverture de presse n’a donc pas été, en l’occurrence, à la hauteur de l’idéal d’objectivité des journalistes, que cela soit parce que les textes ont fait appel à l’émotion ou parce qu’ils ont manqué de justesse (information incomplète, sources mal exploitées), et de justice. Ces deux thèses réalisées par des chercheuses de Tel-Aviv montrent qu’une critique mesurée et scientifique du texte de la presse, fondée sur des preuves argumentées, est possible, et au moins aussi convaincante qu’une approche militante même si est reste plus limitée.

Source JerusalemPlus