Ce ne sont « que » 86 victimes, statistiquement perdues parmi les millions de juifs exterminés par les nazis au cours de la seconde guerre mondiale. Un « petit nombre », note l’historien Robert Steegmann, mais dont le sort « dépasse complètement le cadre de la raison », tant il fut « significatif de l’absolu idéologique » du national-socialisme, cette « science de mort », selon l’expression de son collègue Yves Ternon.
Nulle folie meurtrière dans cette quintessence de l’abjection, mais un plan mûrement réfléchi pendant deux ans, auquel furent associées les plus hautes personnalités du Reich. L’objectif ? Tenter de définir une pseudo- « race » juive et en garder trace, puisqu’elle était vouée à disparaître.
« Investissement de la politique par la science, ou de la science par la politique« , comme le souligne l’historien Johann Chapoutot, l’expérience fut une perversion absolue de ces deux termes. Le résultat : « Un crime commis au nom de la science ; une science au service du mal », résument Sonia Rolley, Axel et Tancrède Ramonet, dans le documentaire très précis qu’ils lui ont consacré.
Parce qu’il fallut des hommes à la hauteur – si l’on peut dire – d’un tel programme, l’anatomiste August Hirt en fut la cheville ouvrière. Engagé puis réformé à la suite d’une blessure au cours de la première guerre mondiale, il fut « soldat avant d’être médecin ». Traumatisé par la défaite, membre de la SS dès 1933, il fut « fanatique avant d’être scientifique, raciste avant d’être praticien ». Affecté à l’Institut d’anatomie de l’université du Reich de Strasbourg ( voir photo ), c’est lui qui convainc (indirectement) le chef de la SS, Heinrich Himmler, de la pertinence de son projet.
Une mission est envoyée à Auschwitz pour y choisir 115 personnes. Leurs caractéristiques sont adressées à Hirt, qui en retient 87. Parce que des cadavres risqueraient d’être endommagés lors du transport, les juifs sélectionnés sont convoyés vivants jusqu’au bloc 13 du camp de Struthof, en Alsace. Afin de leur rendre une apparence physique convenable, ils y sont correctement nourris. Pendant ce temps, une petite chambre à gaz est aménagée dans une ancienne salle des fêtes, située à 800 mètres de là. Un soir d’août 1943, tous y sont conduits, en quatre groupes distincts. Une femme se révolte, elle est abattue ; son corps sera écarté de la « collection ».
Le 1er décembre 1944, ce sont donc 86 corps – 16 cadavres restés entiers, les autres mutilés et méconnaissables – qui sont découverts par les Alliés dans des cuves d’alcool, au sous-sol de l’Institut d’anatomie de l’université du Reich de Strasbourg. Pour des raisons restées mystérieuses, Hirt n’a rien fait de sa « collection » une fois qu’elle fut constituée. Sauf tenter de maquiller le crime, pour ensuite le nier.
Source Lemonde