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lundi 21 janvier 2013

Le Gourou et le Hassid

Le Gourou et le Hassid

Un jour torride de l'été 2008, une scène incongrue se déroula près de Haridwar en Inde, ville de pèlerinage à la source du Gange : Au milieu d’une foule vêtue de dhotis pour les hommes et de saris pour les femmes, deux hommes, peyot et kippas noires, se hâtent à travers les rues bondées ; ce sont des Hassidim venus d'Israël. Leur destination : l'ashram de Anandamayi-ma, la sainte la plus adulée du 20ème siècle. Parvenus au ashram, ils hésitent debout sur le seuil : des statues idolâtres parsèment la cour. Juifs religieux, ils s’interrogent, sont-ils autorisés à entrer dans ce lieu ?

Tandis qu’ils se tiennent à l’entrée, incertains de la conduite à adopter, ils aperçoivent le gourou, Swami Vijayananda, vêtu de la robe ocre des moines, sortir de l'un des bâtiments. Il prend place sur un banc de pierre afin de recevoir la longue file d'attente des fidèles. Un par un, ceux-ci s’approchent du gourou âgé de 93 ans, s'agenouillent devant lui et enlèvent la poussière de ses pieds – geste honorifique pour un Hindou, qui après avoir touché les pieds du gourou avec la main, touche ensuite son propre front. Chaque fidèle a tout juste une minute de l'attention du gourou pour faire part d’une requête ou lui dire quelques mots. Puis, toujours à genoux, le fidèle va trouver une place sur le sol un peu plus loin pour continuer de bénéficier de l’aura du gourou.

Anandamayi-ma, la sainte la plus adulée du 20ème siècle


Les deux Hassidim sont Eliezer Botzer et son ami Natti, responsables de Bayit Yehudi, la Maison Juive, un réseau de centres juifs répartis partout en Inde dans des endroits tels que Hardwar et Goa, où des milliers d’Israéliens se rassemblent une fois leurs services militaires terminés. Bien qu’Eliezer et Natti aient passé beaucoup de temps en Inde, les voir debout à l'entrée de l'ashram Anandamayi-ma, est aussi incongru que d’entendre le son d’une clarinette Klezmer lors d’un concert de sitar.
Après quelques minutes, le gourou remarque la présence des deux juifs religieux. Le prochain fidèle dans la file est sur le point de s'approcher à son tour lorsque le gourou l’arrête de la main. Il signale d’un geste à ses deux assistants qui l’encadrent de chaque coté de bloquer la file. Puis le gourou fait signe aux deux juifs religieux de venir à lui. Sous le regard étonné de ceux se trouvant dans la file d’attente, parmi eux de nombreux Européens, Eliezer et Natti approchent sans hésitation le gourou. Aucun salut, aucune révérence, aucun nettoyage des pieds, aucun agenouillement d’aucune sorte. Le gourou leur indique de prendre place à côté de lui sur le banc.

Swami Vijayananda en compagnie de fidèles.

La question qu’est sur le point de lui poser Eliezer diffère de celle que lui posent généralement les fidèles : on demande plutôt à Swami Vijayananda quel est le but de la vie ou le chemin de la conscience supérieure. Or, Eliezer demande au gourou, le regardant droit dans les yeux: « J'ai entendu dire que vous êtes juif. Est-ce vrai ? »
Le gourou sourit. Oui, c’est vrai. Il est né dans une famille hassidique en France. Ses grands-parents étaient des Hassidim Lubliner mais ses parents étaient toutefois plus modernes, bien que toujours fidèles aux préceptes juifs. Il était ainsi allé au Héder (Talmud Torah) et avait été élevé avec tous les signes extérieurs de piété du Judaïsme. Il raconte à Eliezer et Natti comment il en vint, lorsqu’il eut une vingtaine d’années, a abandonné toute observance du Judaïsme. Il devint médecin. C’est alors que l'Holocauste vint s’abattre sur eux. Il leur parle de ce qu’il a vécu durant la Shoah et comment il donna ses tefillin à un Juif religieux puisque de toute façon, il ne s’en servait plus.
« Pourquoi êtes-vous venu en Inde? » veut savoir Eliezer. Le gourou raconte qu’après la guerre, alors qu’il se trouvait sur un bateau pour rejoindre le futur Etat d'Israël, une femme lui demanda pourquoi il quittait une guerre pour en trouver une autre. « Où pourrais-je donc aller ? » lui répondit-il. Elle lui suggéra alors de se rendre en Inde, un lieu paisible, sans antisémitisme et dans lequel régnait la paix.


C’est ainsi qu’en Inde, en 1951, âgé de 36 ans, il fit la connaissance de Anandamayi-ma. Elle était déjà à l’époque vénérée par des centaines de milliers d'Indiens qui la considéraient non seulement comme une âme éclairée mais également comme une incarnation de la Mère Divine. Il devint son fidèle disciple et adopta un nouveau nom, plus monastique, Swami Vijayananda. Après son décès en 1982, de nombreux Indiens et des Occidentaux se tournèrent vers lui, le considérant comme leur nouveau gourou.
Puis il déclare en regardant Eliezer et Natti : « Il existe deux niveaux de spiritualité: un niveau inférieur et un niveau supérieur. La religion est le niveau inférieur tandis que reconnaître que tout est un est le niveau supérieur. »
Eliezer soutenant son regard, rajoute: « Il existe deux niveaux de l'amour: un niveau supérieur et un niveau inférieur. Il y a l'amour ressenti envers chaque personne sur terre et il y a l'amour pour son épouse et ses proches. Si vous êtes incapable d'aimer votre famille, votre amour envers le monde entier est un leurre ».
« Je suis d'accord » acquiesce le gourou.
« Donc, poursuit Eliezer, vous êtes juif. Avant de partir aimer le monde entier, vous devriez vous exercer en aimant ceux qui sont le plus près de vous, le peuple juif. »
Le gourou éclate de rire, et de là, s’engage une discussion animée. Sous les regards nerveux de ses aides et devant la foule nombreuse dans la file d’attente qui s’agite et s’impatiente, la joute verbale entre le gourou et les Hassidim se poursuit durant un long moment. « Il essayait de démontrer que nous avions tort, se souvient Eliezer, de nous faire admettre que la religion n'est pas la Vérité. »
Aucun des deux camps n’est prêt à s’avouer vaincu, aussi Eliezer décide soudain de passer à la vitesse supérieure. Il demande au gourou: « Comment vous appelait votre mère lorsque vous étiez petit? »
Les yeux du gourou se remplissent de larmes : «Avrimka » répond-il dans un murmure « Mon nom était Avraham Yitzhak. Ma mère m'appelait Avrimka. »
Eliezer continue à l’interroger: « Vous souvenez-vous d'une table de Chabbat lorsque vous étiez enfant? »

Le gourou ferme les yeux. Puis, émergeant des brumes profondes dans lesquelles il sommeillait depuis 70 ans, il commence à chanter Echet Hayil, Une Femme Vertueuse, le chant chanté avant le Kiddouch chaque Chabbat au diner. Des larmes coulant de ses yeux clos, il chante ce chant dans sa totalité, du début à la fin. L’atmosphère dans la cour du ashram se charge d’électricité, atteignant une intensité qui puise sa source dans le temps et l’espace, ceux d’un passé lointain et du céleste réunis.
Les deux assistants du gourou s’effrayent de le voir pleurer. Cela ne s’est produit auparavant. Ils s’élancent vers les deux étrangers, pour les renvoyer, leur dire que leur temps d’audience est écoulé. Le gourou ouvre les yeux, brusquement revenu au présent, et fait signe à ses deux aides de s’éloigner.
Eliezer sort de son sac à dos une Bible en hébreu et la présente au gourou.
Un sourire mélancolique apparait sur le visage du gourou: « J'en ai déjà une, et je vais vous dire d'où elle vient. » Il commence son histoire à la manière d’un conte hassidique, lorsque dans les années 1980, un Israélien vint le trouver ici à l'ashram pour lui exposer son problème. L'Israélien avait été soldat pendant la première guerre du Liban. Traumatisé par la guerre et le spectre incessant de nouvelles guerres en Israël, cet ancien soldat, non-pratiquant avait décidé de rompre tout lien avec Israël et le Judaïsme. Il se convertit au Christianisme mais il restait insatisfait et rempli de doutes. Il vint alors en Inde et commença à pratiquer l'Hindouisme. Mais, là encore, il ne put ressentir aucune satisfaction. Il vint trouver Swami Vijayananda et lui confia son tourment: « Peut-être la raison pour laquelle je n’arrive pas à trouver qui je suis en Inde ni à me débarrasser de mon identité juive, se plaignit-il, est que j’ai conservé sur moi cette Bible qu’ils m'ont donnée quand je suis rentré à l’armée. Est-ce qu’il m’est permis de tout simplement la jeter ? » Voulut-il savoir.
« Non, répondit le gourou, tu ne dois pas la jeter. Donne-la-moi. » Il continua à parler à l’ancien soldat et lui raconta l'histoire de Rabbi Akiva, qui récita le Shema tandis qu’il était écorché vif par les Romains. Ses élèves, bouleversés et terriblement angoissés de le voir ainsi souffrir, lui demandèrent comment il lui était possible d’accomplir la Mitzvah du Shema, tout en étant torturé de la sorte. Rabbi Akiva leur répondit que toute sa vie il avait aspiré se trouver un jour dans la position de servir Dieu en Lui faisant don de sa propre vie. « Je lui ai dit, poursuivit le gourou, sais-tu la différence qui existe entre Rabbi Akiva et nous ? Après tout ce que nous avons du, nous, traverser [l'Holocauste et la guerre du Liban], nous demandons: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-Tu abandonné ? » Le gourou leur raconte cette histoire en Anglais mais il cite ce passage du Psaume 22 dans sa version originale en hébreu. Puis il reprend de nouveau en anglais: « Mais Rabbi Akiva" dis-je à cet israélien, comprit que sa souffrance n'était pas une punition, mais plutôt un moyen d’atteindre l’état spirituel le plus haut qu’il puisse exister pour avoir une complète unité avec Dieu. » Le gourou lance un regard pénétrant à Eliezer et Natti. « Je ne sais pas où il est maintenant, mais il est fort possible qu’il soit revenu au Judaïsme après ce que je lui ai dit. »
C’est l'ouverture qu’attendait Eliézer. « Peut-être qu'il est temps de revenir, vous aussi. Vous n'êtes plus tout jeune. Voulez-vous vraiment être incinéré, vos cendres jetées dans le Gange? Il est temps pour vous de revenir au Judaïsme. »

Les assistants du gourou se mettent alors en colère et lancent d’un ton accusateur aux visiteurs juifs: « Vous essayez de nous prendre notre gourou. »
Eliezer fait une dernière tentative : « Dieu aime tous les Juifs, et Il veut que chaque Juif retourne au Judaïsme. »
C’est en trop pour les assistants. Furieux, ils expulsent les deux Hassidim.
En Avril 2010, Swami Vijayananda mourut à l'ashram de Hardwar.

Qui sont vos assistants?

Chaque Juif a en lui ce qu'on appelle en Yiddish un pintele Yid, une étincelle d’âme juive qui ne peut jamais tout à fait s’éteindre. Qu’importe la distance dont s’éloigne le Juif, la véhémence avec laquelle il rejette son Judaïsme, la violence avec laquelle il veut arracher ses racines, le manque d’assurance qui lui fait ignorer son âme juive ou combien de décennies il a passé immergé dans une autre religion, l'étincelle juive est toujours là, prête à s’enflammer de nouveau.
Chaque Juif toutefois est également flanqué par des « assistants » qui travaillent assidûment pour empêcher le pintele Yid d'être ravivé. Cet assistant peut être la peur, la distraction, l'égoïsme ou encore aussi la complaisance.
Dieu envoie sans cesse des messagers dans nos vies. Ils viennent sous divers déguisements: parfois sous la forme d’un inconnu qui emet une vérité majeure, une déclaration troublante, parfois d’une prise de conscience, d’un réveil sous la forme d'une tragédie ou d’un frôlement d’une tragédie, parfois encore d’une bénédiction si grande et généreuse que l'on ne peut douter de Sa source, ou encore d’une improbable rencontre avec un rabbin ou une rabbanite dans un avion, dans la rue, dans le magasin du coin. Dans une ville reculée au fin fonds de l'Inde, j'ai rencontré en 1968 un médecin juif du Pays de Galles qui changea ma vie. Je connais un Juif, également médecin, qui vécut une vie si peu juive sur une île du Pacifique mais qui un jour, reçut par courrier une invitation à une conférence médicale qui devait se dérouler, devinez où, en Israël. Tous ces messagers avaient pour mission de rallumer la flamme.

Mais les assistants agitent leurs bras en tous sens, avec des mines effrayées ou sarcastiques et tentent de nous détourner des messagers, espérant nous voir les ignorer. Les assistants poussent des cris aigus censés nous mettre en garde: « Tu n’as pas le temps d'aller à des cours » - « N’accepte pas leur invitation pour Shabbat, ils vont te faire un vrai lavage de cerveau » - « Tu es trop vieux / bien établi / trop confortable pour commencer à changer maintenant » - « Ce que tu fais religieusement est bien suffisant comme cela, tu ne vas pas devenir fanatique ! » - « Si tu te mets à observer les Mitzvot, tu ne vas plus rien pouvoir faire » - « Ils essaient de te faire quitter tout ce qui t’est familier. »
Cela demande du courage de chasser les assistants, de réaliser et d’admettre que plutôt que de nous protéger, ils ne font qu’éloigner ce facteur qui tente de nous apporter la lettre porteuse de la bonne nouvelle d'un héritage surprise.
L'étincelle juive, ce pintele Yid, qui sommeille en chacun de nous, n’attend qu’une chose, de devenir un vrai brasier, un feu de joie, d'amour et d'épanouissement.


Source Aish.fr