dimanche 8 mars 2020

Serge Moscovici: de la Shoah à la psychologie sociale


La publication posthume du second volume des mémoires de Serge Moscovici nous invite à redécouvrir son destin, de la Roumanie antisémite au Paris intellectuel de l'après-guerre.......Détails........


Serge Moscovici, philosophe et anthropologue des sciences, disparu en 2014, fut directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. 
Il enseigna également la psychologie sociale à la New School for Social Research à New York. 
Auteur d’un grand nombre d’ouvrages théoriques, il développe dans sa trilogie Essai sur l’histoire humaine de la nature (1968), La société contre nature (1972), Hommes domestiques et hommes sauvages (1974), l’idée selon laquelle l’histoire de la nature ne s’oppose pas à celle des hommes.
Cependant, son talent d’écrivain est resté longtemps méconnu. Il avait publié en 1997 sa Chronique des années égarées, le premier volume de son autobiographie. 
Ce très beau récit, en forme d’Odyssée, prend fin alors que le jeune homme, âgé de vingt-trois ans, né à Braïla en Roumanie, est sur le point de réaliser son rêve, s’établir à Paris. 
Ce livre totalement épuisé, ne peut s’acheter qu’en mauvais état sur des sites de vente en ligne. Aussi est-il important d’en examiner le contenu, en espérant sa réédition.
Le second volume, intitulé Mon après-guerre à Paris, Chronique des années retrouvées, paru en novembre 2019, nous est donnée à lire post-mortem. On regrette beaucoup que Grasset n’ait pas choisi de rééditer le premier volume à cette occasion. 
Car, comment comprendre le second sans avoir lu le premier, saisir la fin sans connaître le commencement ?
Cela dit, la publication de ce deuxième volume est en elle-même un miracle puisque le livre que nous pouvons lire aujourd’hui n’a pas existé à l’état de manuscrit. 
Nous le devons à l’extraordinaire travail d’Alexandra Laignel-Lavastine, qui a connu Moscovici. Elle l’a élaboré comme une mosaïque à partir de deux cents chemises bourrées de fragments, de notes et de manuscrits épars, rédigés en roumain, français, anglais, hébreu et yiddish, retrouvés par ses fils Denis et Pierre, dans une petite armoire, un an après la disparition de leur père le 15 novembre 2014.

La France, terre d'étude

Dans les premiers jours de janvier 1948, Serge Moscovici, de son vrai nom Srul Hersz Moscovici, dévale les sentiers de la montagne qui domine Vintimille. Le passeur lui a recommandé de se dissimuler derrière les buissons au cas où il apercevrait des gardes-frontière. 
Il n’est porteur d’aucun papier d’identité lui permettant de séjourner en France. Arrivé à Menton, il doit immédiatement prendre un autocar à destination de Nice.
L’existence de ce jeune survivant de la Shoah est aventureuse, miraculeuse à bien des égards. Pendant les cinq années sanglantes de la guerre en Roumanie, il a décidé que s’il lui était donné de survivre, il serait un jour « un homme d’étude ». 
Tel Baudelaire, il a plus de souvenirs que s’il avait vécu mille ans. Il écrit : « Ce que j’ai vu a brouillé pour toujours la vision que j’avais des hommes. »
Deux jours avant de mettre le pied sur la terre française, il était encore à Gênes en compagnie de Freddy, son ami de Bucarest. Ensemble, ils avaient franchi clandestinement nombre de frontières depuis la fin de la guerre, et s’étaient promis, avant de se séparer, d’aller en Italie. 
Ils avaient séjourné quelques mois à Nonantola dans la belle Villa Emma parmi les réfugiés arrivés de toute l’Europe. Cette noble demeure où 70 enfants Juifs avaient été cachés, puis évacués, lorsque les nazis ont envahi le nord de l’Italie. Mosco et Freddy avaient ensuite trouvé le gîte et le couvert dans un autre camp de « personnes déplacées » à Soriano Nel Cimino.
Freddy avait décidé de partir en Amérique du Sud. Serge Moscovici avait cessé de croire au paradis soviétique. Renonçant à Moscou, après avoir été discrètement dissuadé de s’y rendre par Il y a Ehrenbourg de passage à Bucarest, il s’imaginait à présent ne vivre qu’à Paris. 
A la veille de se quitter, les deux amis, vierges de tout savoir sur Rome, avaient longuement parcouru, exaltés, les ruines et les rues de la ville. Puis ils avaient pris le train pour Livourne et Gênes, où Freddy faisait quelques affaires avec un « mécène » qui les invita au restaurant : leur premier véritable repas depuis bien des années. 
Le mécène remit à Moscovici les adresses de deux personnes dignes de confiance à Milan et glissa dans sa poche une montre-bracelet qui pourrait lui être utile. Après quoi, Freddy et Serge se rendirent à la gare pour monter dans un train à destination de Milan. 
Ils s’installèrent sur un banc. Serge s’endormit dans la salle d’attente et se réveillant un moment plus tard, se retrouva seul. Freddy avait choisi de disparaître afin d’échapper aux adieux déchirants. « Mosco » le chercha en vain dans les hôtels, les camps de réfugiés, les cafés du port. Il ne sut jamais ce qu’il était advenu de lui. Histoire de guerre, de destins bouleversés, de vies en miettes.
Des centaines de milliers de survivants de la Seconde Guerre mondiale erraient en quête d’une nouvelle vie dans l’Europe dévastée. 
A Gênes, à Marseille, les Juifs embarquaient pour la Palestine, sous mandat britannique, à bord de rafiots qui prenaient l’eau Les Anglais les interceptaient pour les interner dans des camps cernés de barbelés et de miradors sur l’île de Chypre. 
D’autres obtenaient des visas pour l’Argentine, le Brésil ou New York. D’autres encore affluaient clandestinement à Paris, comme Moscovici. Comme Isaac Chiva et Paul Celan qui de la Roumanie, avaient suivi le même chemin sans se rencontrer.
La France représentait pour Serge Moscovici, ce jeune autodidacte l’épilogue de son Bildungsroman et la promesse d’une vie nouvelle : quoi qu’il advienne, il deviendrait « un homme d’étude ».
Qui aurait pensé que ce grand garçon aux yeux verts et au visage énigmatique, mal vêtu et sans un sou qui passa sa première nuit à Paris dans un asile de vieillards à Montmartre, deviendrait un historien des sciences, un théoricien de l’écologie politique de réputation internationale. 
Le futur directeur de l’Ecole des Hautes Études en Sciences sociales a connu à Paris des débuts terriblement difficiles. 
Il était persuadé que, sans la guerre, il serait devenu négociant en grains sur les rives du Danube, comme son grand-père et son père.

En Valachie, Moldavie et en Bessarabie

Les premières années de sa vie et de sa jeunesse furent une cruelle épopée.
Serge Moscovici naquit le 14 juin 1925 dans le modeste port de Braïla, sur le Danube, au sein d’une famille de hassidim, le courant mystique qui célèbre Dieu dans la joie. On racontait que son arrière-grand-père, originaire de la région d’Odessa, avait calligraphié un rouleau de la Thora. 
Moscovici a passé sa petite enfance chez ce grand-père qui fréquentait la cour du rabbin de la célèbre dynastie de Belz. 
Il avait cependant fait donner à sa fille Ana une éducation moderne dans un collège où, outre les bonnes manières, elle avait étudié le grec et le français. Tandis que le père de Moscovici, trop gâté par ses parents, n’avait rien appris du tout, si ce n’est à gagner sa vie en succédant à son père dans le commerce des grains, métier fréquent chez les Juifs aisés de l’empire Russe. 
Les parents de sa mère, prospères commerçants en vin, vivaient à Galatzi, sur la rive opposée du Danube. 
Serge Moscovici écrit que son grand-père maternel ne lui accorda jamais un regard, comme s’il avait été « de naissance illégitime ».
Le mariage de ses jeunes parents avait rapidement tourné au désastre à cause des infidélités de son père, bel homme de haute stature, aux yeux bleus et aux mains fines et soignées, auquel les femmes ne résistaient pas.
Relatant sa petite enfance, Moscovici ne se souvient pas d’une seule marque d’amour venue de son père ou de sa mère dont il ne conserve qu’une seule image nette où il se voit marchant entre eux.
Après la dissolution du couple, le petit garçon, abandonné par sa mère est confié à la garde de ses grands-parents. 
Il accompagne chaque jour son grand-père à la maison de prières et partage avec eux le repas de shabbat. « Quand j’arrivais, déjà lavé et ayant revêtu du linge propre, ma grand-mère finissait d’astiquer et de frotter la maison, tâches qui ressemblaient à un rituel de purification. 
Ou bien elle s’affairait à la cuisine pour préparer la soupe dorée au poulet, avec des pâtes déroulées à la main et finement découpées, la carpe farcie et quelque autre plat. Puis elle mettait la table, y posait un tendre pain doré à l’œuf et fixait les bougies, en faisant fondre un peu de leur cire, sur deux petits chandeliers, comme Dieu sait combien de générations l’avaient fait avant elle, et j’étais ému en suivant ses gestes. 
C’est ainsi que je la vois après si longtemps. A mesure que le jour baissait, calme et silence emplissaient la maison, dans l’attente du Shabbat qui allait commencer dans une atmosphère sacrée, comme si la terre s’approchait du ciel d’un mouvement solennel. »
Serge accompagnait son grand-père au temple, vêtu de son costume de Shabbat. 
« Du pouce qu’il humectait d’une manière particulière, il tournait la page écornée pour entamer la suivante, sans arrêter de se battre la poitrine. Sans le vouloir, j’imitais le balancement de son corps en avant et en arrière, du côté gauche et du côté droit, qui rythmait la prière à demi chantée et à demi murmurée.
Et lorsque parfois sa voix s’élevait dans une longue plainte chantée, puis baissait de nouveau, je m’efforçais de faire comme lui du mieux je pouvais. » Parfois, le vieil homme l’emmenait assister au troisième repas du Shabbat chez le rabbin. A la fin de la soirée, chacun se levait et disait gaiment à ses voisins « Le Saint Shabbat s’en va ». 
Le souvenir du troisième repas ne s’est jamais effacé dans la mémoire de Serge Moscovici ni la lecture de la Bible, bien que ni dans ses écrits ni au cours de sa vie publique, il n’ait fait état de son enfance pieuse et de l’importance qu’elle occupait encore dans son cœur d’adulte.
Il ne reverra sa mère que de rares fois et ne vivra que de courtes périodes avec son père dont les deux remariages seront aussi un échec, une source de souffrance pour l’enfant. 
Sa première belle-mère se pique de l’éduquer. Dans sa maison, tout est parfait, il y a même une gouvernante, que Serge surprend au lit avec son père, à présent lancé dans le commerce des grains. 
Serge fréquente une école juive (Tarbouth) où on enseigne les matières traditionnelles et l’hébreu. 
Il se souvient du traineau tiré par les chevaux harnachés de clochettes, glissant sur la neige. Il est assis entre son père et la gouvernante. L’été, il va avec un copain épier les couples qui font l’amour dans les prés. Une jeune paysanne vient secrètement l’initier dans sa chambre. 
Comme Aharon Appelfeld, il prend feu au seuil de l’adolescence, dans les bras d’une fille de Bessarabie.
Un jour, la mère de Serge tente de revivre avec son ex-mari, mais il n’en sort rien de bon. 
Elle verse quelques larmes en les quittant. Solitude et errance. Chaque fois que son père change de vie et de femme, tous deux déménagent. Ils débarquent en 1935 dans une bourgade désolée. Moscovici père exploite un entrepôt de grains, près de la gare. 
Il a décidé que son fils apprendrait un métier. Il irait au lycée, puis entrerait dans une école qui le préparerait à devenir ingénieur naval.
Son père se maria pour la deuxième fois avec une femme qu’il avait connue dans sa jeunesse. 
Gousta, la nouvelle belle-mère, gère son impeccable maison d’une main de fer. Il y a un piano et un énorme poste de radio dans le salon. Serge dispose pour la première fois de sa propre chambre. Il écoute les discours hystériques d’Hitler, et la foule qui hurle « Heil,Heil, Sieg Heil ! Tous les malheurs du monde viennent des Juden. »
Le père de Moscovici travaille à présent dans le magasin de chaussures de ses nouveaux beaux-parents. 
Gusta est une marâtre. Elle gifle et frappe Serge. Le père laisse faire jusqu’au jour où l’enfant tente de s’enfuir. La police l’intercepte à la gare. Le couple se défaisant, père et fils retournent à Galatzi.
Serge est finalement confié aux bons soins de sa tante Anna, qui vit dans un grand et confortable appartement. Serge qui pensait y séjourner seulement quelques mois, y vivra pendant onze ans et traversera avec elle les pires épreuves jusqu’à la fin de la guerre.
Serge vêtu, de l’uniforme kaki, avec numéro matricule, fréquente le lycée juif. Étudiant les matières profanes, il s’éloigne, sans la rejeter, de l’atmosphère pieuse qui avait baigné ses années d’enfance. 
Mais, écrit-il, « Je ne pouvais concevoir notre peuple sans les Tables de la Loi reçues sur le Sinaï. » [...] « ce n’est pas parce qu’on devient athée que l’on devient agnostique. 
Il reste un certain lien essentiel avec ce qu’on a tenu pour sacré et béni. » […] « Somme toute, celui qui a cru une fois dans sa vie n’en finit jamais avec cette question du croire. » Il fait sa barmitzva, joue au football avec les garçons du port et accompagne ses condisciples chez les prostituées, sans accepter de céder à l’amour vénal. 
Il découvre l’antisémitisme quand, poursuivi par une bande d’adolescents, ces derniers le traitent de « Sale youpin » et lui lancent des pierres. Une autre fois, il est sérieusement blessé en rendant les coups. En 1937, il se passionne pour la guerre d’Espagne, mais lit surtout des romans. Karl May, Sadoveano, Walter Scott, Zola.
Devenu courtier en tissus, le père de Serge fait de rares apparitions chez sa sœur, sans toutefois lui payer sa pension.

Guerre civile et bruits de bottes

La guerre civile se répandait en Roumanie qui, après la Première Guerre mondiale, avait reçu de la France et de l’Angleterre la Bessarabie prise sur la Russie, la Bukovine sur l’Autriche et la Transylvanie sur la Hongrie.
Dans les journaux, on désignait le communisme et les Juifs comme les ennemis de la nation. 
Le pays était riche, arriéré et extraordinairement désorganisé. Les légionnaires de la Garde de fer, fondée en 1927, envahissaient les rues en uniforme noir. Codreano son théoricien, appelait à régénérer la nation, à restaurer son unité supposée originelle. 
Mircea Eliade écrivait : « Si nous introduisons des hautes écoles, des bibliothèques, des milieux culturels, Dieu sait ce qui adviendra de notre être roumain. » En 1938, une législation antisémite fut instaurée qui priva de leur nationalité plus de la moitié des Juifs de Roumanie, devenus des parias. Lui succédèrent la spoliation économique et l’exclusion des Juifs du système éducatif.

A Bucarest

La Seconde Guerre mondiale avait commencé.
En juin 1940, Serge et son père déménagèrent à Bucarest, espérant y trouver de meilleures conditions de survie. Serge habitait chez sa tante dans une rue obscure du quartier juif. 
Il découvrit la grande ville, avec ses quartiers élégants et ses taudis, dignes des slums de Dickens. Serge qui avait quatorze ans aurait voulu poursuivre ses études. Son père l’inscrivit en 1939 dans un lycée industriel où il fut le troisième Juif de sa classe, méprisé par ses professeurs et ses condisciples. Le père volage avait une maîtresse épisodique à Bucarest. 
C’est dans son lit que Serge fut initié à la sexualité. Comme son père, il était aimé des femmes qui allaient jouer une place importante dans sa vie.
En 1939, désespéré par la défaite des Républicains lors de la fin de la guerre d’Espagne, il tient son journal, dans lequel il insère sa revue de presse. Il commence un roman intitulé La Mer Rouge. 
Il écrit : « Le moment de périr n’est pas encore venu, il faut montrer que l’on est. » Moscovici choisit ce titre parce que, écrit-il encore le 23 octobre 1978, lors de son séjour à Jérusalem à l’invitation de l’Institut Van Leer, « Tout Juif doit ajouter cinq mille ans à son âge, par souci d’exactitude. » 
Puis, songeant à « Massada où les défenseurs se sont jetés dans la fournaise de la mort […] Je ne sais si ces miens ancêtres ont songé aux conséquences de leur acte, s’ils ont pressenti que leur sang laisserait une tache indélébile. » Les récits de la Bible resteront une part inséparable de sa propre histoire.
En 1940, Serge Moscovici est publiquement exclu du lycée industriel, en vertu des lois antisémites. 
Il ressent une profonde perte de confiance en soi, qu’il ne retrouvera jamais complètement. Il rencontre chez des amis de son père Esther, une jeune fille blonde aux yeux violets.
Elle chante avec ses amis des chansons russes et yiddish. « A chacun sa nostalgie. La mienne, la plus lancinante, la plus irrésistible, est une chanson yiddish. 
N’importe laquelle, pourvu qu’elle ait suffisamment de poésie amère pour m’arracher les larmes du cœur. Tout le malheur et la gravité d’une douleur sans horizon, sans espoir, s’y montrent dans une nudité extrême. » Esther lui apprend à danser le tango, fredonne à son oreille le refrain du Cantique des Cantiques : 
« Je vous en prie, filles de Jérusalem, ne réveillez pas la bien-aimée avant qu’elle ne se réveille. » Un an plus tard, elle sera assassinée avec ses parents par les troupes roumaines et allemandes.
Le régime national-légionnaire fait régner la terreur. Les Juifs de Roumanie sont victimes de perquisitions, arrestations, viols, tortures et pillages. Magasins et synagogues incendiés. Les lois scélérates ont fait d’eux des parias.
A Bucarest, Moscovici intègre un groupe de jeunes communistes qui tous se révoltent contre leurs parents, tournés en dérision pour leur fidélité à un monde qui disparaitra bientôt dans la fournaise de la Shoah. 
Tanti Anna inscrit Serge dans une école professionnelle juive dont il sortira avec un diplôme de tourneur-ajusteur. Il se lie d’amitié avec un garçon Isidore Goldstein, qui sera bientôt connu à Paris sous le nom d’Isidore Isou, fondateur du lettrisme.
Alors que Tanti Anna n’a plus d’argent, Serge rencontre fortuitement son père un jour de froid glacial. Il porte une toque et un manteau de fourrure, et semble ne pas remarquer que son fils claque des dents, sans manteau d’hiver.
Alors que la Roumanie n’avait été jusqu’ici attaquée sur aucun front, à l’automne 1941, les soldats allemands entrent à Bucarest.
Le 20 janvier 1941, un gigantesque pogrom qui va durer soixante-dix heures, éclate à Bucarest. 
Serge Moscovici en est le témoin, car sa tante Anna, persuadée qu’il n’a pas l’air juif et ne mesurant pas l’ampleur du phénomène, l’envoie acheter de la nourriture.
Les rues sont envahies par des bandes de tueurs et de pilleurs. 
Moscovici échappe au massacre, mais voit les fascistes, parmi les lesquels des bourgeois, des ouvriers et des lycéens, incendier maisons et magasins, hurler « Mort aux Juifs », les torturer, les trainer jusqu’à la forêt de Jilava où ils sont abattus ou brûlés vifs. 
Tout le quartier semble soufflé par une explosion, des cadavres ensanglantés gisent dans les rues, parmi les décombres et les verres brisés des vitrines. Dans les abattoirs, les légionnaires ont pendu à des crochets de boucher des enfants décapités sur le corps desquels ils ont apposé l’inscription « viande casher ». Hannah Arendt écrit : « ce fut un pogrom qui par l’horreur absolue, n’a pas son pareil dans tout ce qu’on a rapporté d’atrocités. »
Depuis l’automne 1940, Serge et son cousin sont astreints au travail forcé, supervisé par l’armée. 
Chaque matin à six heures, par un froid insoutenable, il se retrouve jusqu’au soir à la tête d’une quarantaine de garçons faméliques de douze à dix-sept ans, pour creuser des abris contre les bombardements et déneiger les rues. Ce travail sauvera cependant la vie de Moscovici : il ne sera pas déporté dans un ghetto, échappera aux « marches de la mort » vers la Transnistrie. Le soir, après le travail, il lit la Guerre des Juifs qui lui inspire l’idée d’une chronique sur les épreuves que les Juifs subissent.
Moscovici apprendra qu’un nouveau pogrom, ordonné par le maréchal Antonesco, a eu lieu à Iassy les 28 et 29 juin 1941. 13622 Juifs ont été assassinés, au cours de cet épisode, qualifié par le « conducator » de « purification ethnique ». 
Les atrocités sauvages des Roumains choquent les Allemands, qui leur opposent « leur mode civilisé » d’exterminer. 
En 1978, à Jérusalem, Moscovici écrit : « Plusieurs fois, pendant les années de guerre, je me souviens d’avoir pensé : si je survis, ce sera parce que mon pays n’a pu décider dans quel sens tomber vers le mal. J’étais frappé par le fait que, dans une civilisation comme la nôtre, qui a pris l’habitude de massacrer les êtres humains, il a occupé un rang honorable, compte tenu de ses moyens. »
Au lendemain du pogrom de Bucarest, Tanti Anna et Serge déménagent dans un nouvel appartement.

1942 : victoire de l’Armée rouge à Stalingrad

L’année 1942 est marquée par la promulgation des lois raciales, le froid, la faim et toujours, le travail forcé. 
Pendant la demi-journée de congé que le lieutenant supervisant son groupe d’adolescents leur a accordée, Serge fréquente le lycée juif Cultura qui dispense un enseignement de fortune.
Une rumeur se répand selon laquelle les Juifs de Bucarest vont être envoyés sur la ligne Fosacani-Galatzi pour effectuer des travaux forcés. 
Jusqu’en 1944, Moscovici ignorera les déportations de masse en Transnistrie. Son père se procure des faux papiers afin d’obtenir un visa pour l’Amérique latine et lui achète un certificat de baptême catholique.
Après six mois de siège devant Stalingrad, le maréchal Paulus se rend à l’Armée rouge, avec 24 généraux, qui a capturé 100 000 prisonniers.
A Bucarest, Isidore Isou, persuadé de son génie, écrit des pièces de théâtre et un roman. 
A son contact, Moscovici commence à rêver de Paris et apprend le français en lisant les grands auteurs. « Mon initiation alla vite, sans que je le cherche. » Il se promet, s’il en réchappe, de devenir un « homme d’étude ».
Il lit Le Discours de la méthode, se passionne pour Maupassant - « Nommez moi un meilleur conteur que lui », s’enthousiasme pour Le Grand Meaulnes, et découvre les surréalistes. Bouvard et Pécuchet l’enchante. 
Il dévore tout ce qui lui tombe sous la main en français : Valéry, Balzac, Martin du Gard, Giraudoux, Morand, Cocteau. « Une partie de moi-même s’identifiait aux sophistes misogynes des romans français, où j’inclus La Chute et L’Étranger. » 
Proust lui inspirera bien des années plus tard ses réflexions dans un article publié à New York dans le Social Research. La lecture de Zarathoustra change, écrit-il, le cours de sa vie. 
Le spectre de ses lectures est vaste et dénué de tout préjugé. « Les Pensées de Pascal s’étaient retrouvées tout à fait par hasard sur ma table. La première fois que je les ai lues, je me suis dit : “ Quelle ambition démesurée de vouloir tout penser, tout embrasser, tout exprimer.” 
Ma lecture se fit par à-coups. Bientôt, le charme de ce petit livre fragile me retint. Il a des surprises, des inspirations, des expressions qui se suivent comme un récit perpétuel. »
Moscovici se lance dans l’écriture d’un essai. Cette idée née dans la chambre obscure d’un jeune homme de dix-huit ans cheminera pendant des décennies, jusqu’à la publication de L’histoire humaine de la nature, publié en 1977 chez Flammarion. 
« L’histoire devient donc celle de l’homme, non seulement parce que rien ne peut se faire ni se comprendre sans lui, mais en outre parce qu’il se peut que l’histoire de notre planète soit unique. »
La Kabbale l’inspire parce que, selon la tradition, « les outils de Dieu lorsqu’il créa l’univers furent ces lettres mêmes, et non les mots qu’elles forment. Enfin, comme chacun sait, l’hébreu distingue dans l’écriture les consonnes des voyelles qui ne sont pas des lettres, au sens plein. 
Comme une armée derrière le roi, dit le Zohar, les mélodies et les accents des voyelles font cortège aux consonnes. Sans quoi, elles seraient imprononçables. »
Au mois de janvier 1944, les troupes soviétiques approchent de la Bessarabie, mais montrent peu d’empressement à avancer. Dans les plaines russes, les soldats du « Pharaon d’Allemagne » meurent par milliers de froid. Moscovici écrit : « Mané, Théquel, Phares. 
Comptés sont les jours de ton règne. Tu as été pesé sur la balance et trouvé trop léger. Ton empire sera partagé et donné aux Médes et aux Perses. » Moscovici admire le peuple russe qui s’est montré grand pendant l’épreuve. « Il n’est pas difficile de deviner ce qu’il serait advenu de nous si les Russes n’avaient pas tenu bon. »
Dans les rues de Bucarest, suivant une jeune femme, sa démarche lui inspire l’émotion érotique. Il est timide mais constant dans le désir qu’elle lui inspire. Il prend son temps. 
« Ensuite, tout était parfaitement naturel dans les circonstances. Elle oubliait que je ne lui avais pas fait la cour à proprement parler, ni adressé des déclarations. Puisque j’avais agi en sorte que la jeune femme soit marquée de mon empreinte, désirant qu’elle-même fût telle que j’imaginais qu’elle devait être : non pas l’objet de mon désir, mais mon œuvre, en quelque sorte. »
A l’automne 1944, une nouvelle vie commence pour Serge Moscovici. Sa tante qui a tenu bon pendant toutes ces années, est épuisée. 
Il doit gagner sa vie et est engagé dans une usine métallurgique à Bucarest comme ouvrier ajusteur, soudeur, fraiseur. Finalement, son itinéraire d’autodidacte, qui le contraint à travailler de ses mains, ressemble à celui de nombre d’intellectuels et artistes juifs d’Europe orientale au XXème siècle.
Cependant sa tante constate qu’il lui coûte plus d’argent qu’il n’en gagne, et l’exhorte à passer son baccalauréat. Il obtient la note maximum dans presque toutes les matières. Le premier bachelier de sa famille s’inscrit à l’université, mais son destin l’appelle ailleurs.
Il fonde avec Isou et deux amis une revue littéraire de quatre pages, qui n’aura qu’un numéro.
A la fin de l’hiver 1944, Bucarest est bombardée par les Américains. Les habitants passent la nuit dans les abris. Les Russes qui approchent, n’arrivent toujours pas.
Alors que son père s’apprête à se marier pour la troisième fois, Serge demeurera chez sa tante jusqu’au mois d’août 1947, à la veille de quitter la Roumanie.
Le maréchal Antonesco, malgré la débâcle de l’armée allemande, reste l’allié d’Hitler. Le 23 août, le roi Carol proclame l’armistice avec les Russes. Les Stukas allemands pilonnent Bucarest. Paul Celan qui deviendra l’ami de Moscovici à Paris, écrit : « der Tod ist ein Meister aus Deustchland sein Auge ist blau. […] er trifft dich genau. » (« La mort est un maître d’Allemagne, son œil est bleu […] Il habite notre maison et ne te rate pas »).
Moscovici est bouleversé quand il voit enfin les premiers soldats soviétiques avancer sur la chaussée « gravement massés, en chantant, le pas lourd de fatigue. »
Lors d’une fête, il rencontre Gigi, une jeune fille qu’il compare à une héroïne de Colette. 
Elle sera sa compagne jusqu’à son départ de Roumanie. Il dit d’elle qu’elle fut « la femme des amours, tant elle préférait les angoisses qui lui mettaient de la couleur aux joues, de la jalousie au cœur, entravée, bien sûr, par sa générosité, l’amenant à capituler devant les infidélités supposées. » 
Comme son père, Moscovici sera l’homme « d’une chaude sensualité ».
Il accepte une mission pour le parti communiste sorti de la clandestinité dont les cadres viennent d’Union soviétique. On lui demande d’observer les sociaux-démocrates et d’informer le parti. Il n’a aucune envie de faire une carrière politique et ne rêve plus d’aller à Moscou.
Il persévère en revanche dans son être juif. 
Il écrit : « Il est aisé de comprendre que l’antisémite est un jaloux qui espère pouvoir forcer la main à cette petite part de la communauté pour l’obliger tôt ou tard à renoncer, ou à lui livrer le secret de sa permanence, voire à lui céder son privilège. 
Le privilège non pas d’être un peuple élu mais de persévérer dans son être, lequel, dans la perspective historique, est un rapport à l’éternité. »
Un mouvement sioniste prend contact avec Moscovici, son ami Freddy Morgenstern et Isou, afin de les inviter à rallier d’autres jeunes à l’idée de quitter la Roumanie pour la Palestine mandataire. 
Ses missions sont un succès. Il voyage avec Freddy, débarque dans des petites villes où, ils rencontrent des jeunes dans une salle louée. Après les discours, ils chantent et dansent la hora. 
Tous feront à leur tour du prosélytisme dans une trentaine de villes et de villages. Puis les amis se dispersent. Isou part à Paris le premier. Moscovici reste à Bucarest. Il continue à se rendre aux soirées du parti, qui ne lui apportent aucun plaisir. 
Il mène une vie politique et mondaine, tout en continuant à travailler pour le mouvement de jeunesse sioniste. Il découvre les idées de Borochov qui voulait renverser la pyramide de la société juive : trop d’artisans et d’intellectuels, pas assez de paysans. La religion restait cependant au cœur de leur dilemme. « Une fois qu’on y renonce, une fois la Bible abandonnée, qu’est-ce qui justifie le retour à la Terre promise ? 
Tout cela signifiait que, même si nous nous voulions marxistes, d’extrême gauche et athées, nous gardions la foi en l’ancien Testament ; sans elle, le sionisme serait illégitime, ou stérile. »
Serge Moscovici réussit non sans mal à rencontrer Ilya Ehrenbourg, lors de son séjour à Budapest. En fin équilibriste, ce dernier lui déconseilla avec tact et une grande prudence de renoncer à obtenir un visa pour Moscou.

Le passage des frontières

Commence alors une vie nouvelle, celle des voyages clandestins, du passage nocturne des frontières. Avec ses camarades, Serge convoie des survivants de la Shoah en provenance de l’Est de l’Europe, qui espèrent gagner la Palestine, via l’Italie ou la France. 
Il a rencontré Itzhak Zuckerman et Zivia Lubetkin, deux des 34 survivants de l’insurrection du ghetto de Varsovie de passage à Bucarest. Il découvre au cours de l’entretien ce que fut la Shoah. 
« Je m’aperçus qu’il y avait eu un côté Auschwitz et un côté Babi Yar - les balles dans la nuque, la chasse à l’homme dans les ghettos, les enterrés vivants -, disons un esprit d’industrie et un esprit d’artisanat, dans la barbarie nazie. »
Le premier franchissement à pied de la frontière entre la Roumanie et la Hongrie a lieu à l’aube. 
Le groupe arrive en train à Budapest. Dans une noble demeure, une belle chambre attend Moscovici, avec un vrai lit, des oreillers, une courtepointe. Il s’entretient en yiddish, en allemand, en hébreu avec deux survivants d’Auschwitz. « Allongé sur le lit, je fixais ce nom dans l’obscurité. Sans en pénétrer le sens, je devinais qu’il était terrible. » 
Une partie de Budapest est en ruine, mais il assiste à une représentation d’opéra pour la première fois de sa vie. Le lendemain, il passe en camion et à pied avec un autre groupe la frontière entre la Hongrie et l’Autriche. Il se trouve enfin à l’Occident.
Il visite Vienne. « Elle surgit devant moi, ses grands immeubles aux larges portes d’entrée, ses magasins aux vitrines vivement éclairées, le flot des véhicules bruyants et surchargés, les trottoirs envahis de foule, de soldats, de police militaire, le tohu-bohu d’hommes qui vendaient des objets à la sauvette, de femmes et d’enfants pressés. »
« La cathédrale Saint-Etienne était tellement plus imposante au milieu des décombres des immeubles voisins que, plus tard, restaurée. 
Le plus mort d’entre les morts était le Ring, nébuleuse de palais des grandes familles, tous ces Estherazy, Starhemberg, Caprara, Liechtenstein, survivants d’une culture aristocratique, qui suggéraient moins la déchéance que le dépaysement silencieux de ceux qui ont manqué leur histoire. »
Moscovivi décrit dans de longues et belles pages, cette Vienne de l’année 1945-46 qui évoque Le Troisième Homme de Carol Reed, avec Orson Wells.
De retour à Bucarest, Moscovici, « Illettré musical », assiste à son premier concert réunissant Enesco et Menuhin. En sortant du théâtre, il apprend l’exécution du général Anotonesco.
Après Vienne, il se rend au camp de « personnes déplacées » de Salzbourg. Un quartier de baraquements édifiés à la hâte, humides, à peine meublés et pas chauffés. 
Moscovici vit auprès de milliers d’hommes et de femmes, souvent seuls survivants de toute leur famille. Ils sont mal nourris et traités comme « non-personnes ». 
Ils attendent pour la plupart de s’embarquer pour la Palestine, même au prix d’être internés à Chypre par les Anglais. « Certains savaient, d’autres devinaient qu’il n’y avait pas d’autre façon d’expier la faute de vivre, de se réconcilier avec les absents, et peut-être de hâter la fin de l’exil avec dignité. »
Les confidences des rescapés volent le sommeil de Moscovici. Certains récits sont insoutenables. 
Notamment le massacre des enfants. « Se pouvait-il qu’on ait donné l’ordre de supprimer les enfants ? »
« Non, je n’étais pas taillé pour écouter une mère me dire ce qu’elle ressentait devant son enfant mort, le corps fracassé et ensanglanté. »
Dans l’urgence, les jeunes femmes et les jeunes hommes cherchent à réaliser « un mariage de désespoir pour avoir des enfants ».

En Allemagne

Enfin, Moscovici arrive en Allemagne et s’étonne de devoir dormir « à côté des Allemands ». 
A chaque étape, le gîte et le couvert l’attendent. « Tout le monde paraissait affairé et circulait d’un pays à l’autre, ou plus exactement dans la vaste zone d’occupation américaine. J’empruntais, la plupart du temps, un des camions transportant réfugiés, nourriture ou vêtements. 
On imagine mal, près d’un demi-siècle plus tard, l’étendue de la pauvreté dans l’immédiat après-guerre, le cœur de l’Europe divisé, non pas en pays, qui s’étaient écroulés, mais en quatre zones d’occupation, américaine, russe, britannique et française, et les millions d’hommes et de femmes jetés sur les routes, parmi lesquels deux cent cinquante mille étaient des rescapés. »
Ce sont ces rescapés errant d’un camp à l’autre et assistés par les organisations caritatives militaires et civiles, que Moscovici est chargé de rencontrer. Ils attendent un visa, ou l’opportunité qui leur permettra de quitter légalement ou clandestinement l’Europe. 
Ce que lui racontent les survivants hante ses nuits. « Aux premières heures de l’aube, je buvais un café à petites gorgées, pensant que le génocide a ceci de commun avec le soleil : nul ne peut le regarder en face. » 
Un soir, son hôtesse, lui parle de l’existence des jeunes filles et des femmes dans les camps. Elle lui raconte comment elles durent se dénuder devant les SS avec leurs chiens qui braquaient leurs armes sur elles. « Les nazis avaient commis un crime d’eunuques. […] C’est de cette façon que j’appris ce que fut la solution finale. » 
Moscovici écrit que ce meurtre froid et asexué, « ce plaisir cinéraire » fut « au-delà de la barbarie ».
Il passe par Dachau, et s’aperçoit que, depuis leurs fenêtres, les Allemands voyaient parfaitement ce qui s’y passait. Après Dachau, il arrive à Munich, « berceau de l’apocalypse allemande, envahie de ruines ». 
La nuit, la ville change d’aspect, une étrange odeur de Sodome et Gomorrhe se répand dans les rues. Beaucoup de soldats. Les femmes se vendant au plus offrant. Jeeps, dollars, cigarettes américaines, alcool, nylon et Coca-Cola.
Moscovici arpentant les rues, entrant dans un café, une brasserie, examine les Allemands et se demande comment ils peuvent vivre avec eux-mêmes. C’est la conspiration du silence. « Les aveux ne viennent pas. »
C’est cela, pense-t-il, le mal radical. 
Ce sont les jours et les nuits passés à Munich qui inspireront son livre La Machine à faire des dieux. Il écrit cette phrase lumineuse : « La survivance du nazisme en Allemagne, ce sont les Allemands. » Paradoxalement, ceux qui souvent se sentent coupables, sont les rescapés. Survivant, rescapé, des mots que Moscovici n’aime pas. 
Ils sont à ses yeux « deux fois nés » et leur réserve « une place éminente dans le monde humain. »
Ayant achevé sa mission, il tente de franchir la frontière hongroise avec Freddy. C’est un échec qui s’achève par leur arrestation, une nuit en prison et la comparution devant un tribunal militaire, qui les acquitte. Croisant un groupe de Juifs qui franchissait la frontière avec un passeur, ce dernier leur indique comment rejoindre en train Budapest.
Trois jours plus tard, il arrive à Vienne, avec une seule idée en tête : A Paris ! A Paris ! Où il deviendra, se promet-il, « un homme d’étude ».
Mais avant Paris, Moscovici et Freddy veulent voir l’Italie, comme il sied dans un bon Bildungsroman.
Cette extraordinaire épopée, s’achève donc sur le quai d’une gare italienne, au moment où Moscovici est à la veille d’arriver à Paris.

 A Paris !

Grâce à Alexandra Lavastine Laignel, nous pouvons lire la suite posthume de son enfance roumaine. L’élaboration, la reconstitution de ce texte, magnifiquement assemblé à partir des milliers de fragments épars, lui a demandé deux longues années de labeur. Dans Mon Après-Guere à Paris, Chronique des années retrouvées, il n’y a pas un mot qui ne soit de Serge Moscovici.
Alexandra Lavastine connaissait bien Moscovici, et avait collaboré avec lui. Par ailleurs, elle était non seulement proche d’Isaac Chiva, son ami intime qui allait fonder l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, mais aussi de Paul Celan, le plus grand poète de langue allemande de la deuxième moitié du XX° siècle, avec lesquels Moscovici traversa les cinq premières années, si terribles, de sa vie d’émigrant à Paris. Paul Celan s’est suicidé en se jetant du pont Mirabeau, le 20 avril 1970.
Il écrit de belles pages sur son amitié avec Celan. Ils se sont revus souvent dans les années 1960. 
« Il ne me parlait ni de son instabilité mentale qui s’aggravait et sur laquelle il était clair qu’il ne voulait pas être questionné, ni de son affaire de plagiat. [Il avait été à tort accusé par Claire, la veuve du poète Yvan Goll, d’avoir plagié les poèmes de son mari, après les avoir traduits de l’allemand.] 
Il s’efforçait de sourire à demi, mais je le voyais nerveux, fiévreux et torturé. Lui-même m’avouait ne plus se sentir intact, il dormait peu et évoquait son découragement chronique, même s’il était capable, une semaine auparavant, de dissimuler sa détresse et de lire des poèmes en public, comme si de rien n’était. »
Leur ultime promenade eut lieu à l’automne 1969 au Jardin du Luxembourg. Serge remarqua les cernes profonds sous les yeux de Celan. 
Sans parler, ils ont déambulé dans les librairies du quartier latin qui n’existent plus aujourd’hui. 
« Je ne soupçonnais rien de ce qu’il allait faire et je me suis toujours demandé s’il se vivait déjà comme un homme se préparant au suicide. […] En le regardant s’éloigner, je me souviens m’être dit : “ Voilà le plus grand poète de notre époque.” »
Travailler dans les ateliers du Sentier et de la République : une vie qu’ont connue, au lendemain de la guerre, nombre d’artistes, écrivains, peintres et hommes de théâtre juifs, tels Robert Bober, Sami Frey, Marcel Bluwal, Gabriel Garran, pour n’en citer que quelques-uns.
Isaac Chiva (1925-2012), Paul Celan (1920-1970) et Serge Moscovici « trois métèques roumains sans existence plausible » se sont rencontrés à Paris. Tous trois sont arrivés clandestinement, après avoir transité par Vienne et Budapest.
Avant de devenir un homme d’études, un professeur, Moscovici doit gagner sa vie. 
Il va travailler de ses mains comme coupeur dans un atelier de confection, magasinier au Comptoir des petits fabricants de chaussures, rue Rambuteau, pour des salaires de misère. 
« Je jouissais désormais d’un nouveau statut : mi-étudiant car ne pouvant guère assister aux cours, mi-magasinier car le patron, Monsieur Albert, m’avait affecté à la manutention. Le lieu était constitué d’une immense salle presque lumineuse, bordée de bureaux et d’entrepôts où s’agitaient une vingtaine de blouses bleues avec, au centre, un vaste comptoir. […] Le soir venu, j’étais fatigué, mais je n’y pensais plus : j’avais envie de Paris et l’esprit libre. Au fond, la Kabbale avait raison : “ Il n’existe pas de jour sans lumière.” 
Le “ châtiment” n’en était pas moins rude, affecté que j’étais aux corvées les plus pénibles : porter, traîner, soulever et déplacer des fardeaux, puis déballer, transporter et entasser. Qu’avais-je fait au ciel ? »
Il habitera des galetas sans chauffage, sans toilettes, sans douche. Il connaîtra la faim, le froid, la solitude.
Le trio croise dans des cantines d’autres intellectuels Juifs qui ne fréquentent pas les cafés et les caves de Saint-Germain-des-Prés. Notamment André-Schwartz Bart, auteur du Dernier des Justes, qui obtiendra le prix Goncourt en 1959.
En dépit de cette précarité qui dure cinq d’années, Moscovici s’inscrit à l’université et obtient d’abord une licence de psychologie, avec la mention « passable ». Il étudie avec Daniel Lagache, Alexandre Koyré, dont il suit les séminaires.
Malgré une vie acétique, Moscovici n’imagine pas l’existence sans l’amour, sans les femmes, qui sont nombreuses à céder à son charme.
Il sera l’homme d’études qu’il s’était promis de devenir. Il est devenu comme l’écrit Alexandra Lavastine-Laignel dans sa préface, un « monstre sacré » dans le domaine de la psychologie sociale. 
Ses livres Psychologie des minorités actives (1979) et L’Age des foules (1981) sont devenus des classiques.
Serge Moscovici a enseigné à la New School for Social Research de New York, à Cambridge, à l’Institut Jean-Jacques Rousseau de l’Université de Genève, à l’Université de Louvain, au Brésil et au Mexique. Il a été, de 1974 à 1980, le premier président de l’Association européenne de psychologie sociale expérimentale, puis du Social Social Science Research Council.
Il fut nommé commandeur de la Légion d’honneur et docteur honoris causa d’une quinzaine d’universités. 
Nombre de distinctions lui furent remises, dont le prix Media Res de la Fondation Burda en 1980, le prix Wilhelm Wundt-Willial James en 2007. Enfin, en 2010, le prix Nonino, « Master of His Time », dont le jury était présidé par le prix Nobel de littérature V.S. Naipaul.
Dire que le père Krauze, son patron qui l’employait à couper des manteaux à la République, lui hurlait, jour après jour, « tu n’arriveras jamais à rien ! »
Sans cesse, alors qu’il n’en faisait jamais état ni dans ses écrits ni dans sa vie publique, Moscovici s’est demandé à l’instar de Franz Kafka, « Qu’ai-je donc de commun avec les Juifs ? Je ne sais même pas ce que j’ai de commun avec moi-même. »
« La notion où je me reconnais le mieux reste celle de communauté ou de solidarité de destin : les Juifs forment une communauté dans la mesure où leur sort est interdépendant, où ils partagent, qu’ils le veuillent ou non, un destin commun. Et de ce commun, je dois dire que j’ai toujours nourri une vision assez morale. »

Par Myriam Anissimov


Source Non Fiction
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