mercredi 27 novembre 2019

"Du crime à l’enquête": L’identification des 86 victimes d’un crime nazi....


En 1943, 86 Juifs étaient assassinés dans le camp de Natzweiler-Struthof en Alsace, à des fins d’expérience « médicale ». Dans une enquête au long cours, Hans-Joachim Lang leur a donné un nom et une identité.......Détails.......


Hans-Joachim Lang est un journaliste et historien allemand, professeur honoraire à l’université de Tübingen. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la « médecine » nazie. 
Surtout, il a élucidé l’un des crimes les plus étranges du Troisième Reich – mais qui n’est pas inconnu des historiens : l’assassinat, en août 1943, de 29 femmes et de 57 hommes, tous juifs, dans la chambre à gaz du camp de Natzweiler-Struthof. 
C’est le récit de cet épisode de la Shoah que propose l’ouvrage, d’une facture originale et d’une lecture abordable, Des noms derrière des numéros.

Les noms des victimes

Ces 86 victimes avaient été sélectionnées à Auschwitz et transportées en Alsace à la demande du professeur August Hirt, anatomiste à l’université allemande de Strasbourg. 
Il y eut à la Libération une large publicité donnée à ce crime, lorsque les cadavres en partie découpés et conservés dans le formol furent trouvés par les Forces Françaises Libres dans les sous-sol de l’Institut d’anatomie des Hospices civils de Strasbourg. L’affaire fut longuement évoquée au procès des médecins nazis à Nuremberg.
Les restes humains furent enterrés en 1945 dans une fosse commune du cimetière municipal de Strasbourg-Neudorf, puis exhumés et réinhumés en 1951 dans le cimetière israélite de Strasbourg-Cronenbourg, où ils se trouvent toujours, sous une stèle. 
Il y eut des procès, des témoignages ; le cas fut cité par de nombreux historiens du nazisme. Serge Klarsfeld redécouvrit l’affaire en 1985, publiant même un album des photos faites lors de la libération de Strasbourg, montrant – images atroces – ces corps en partie découpés.
Mais les noms de ces victimes demeuraient pour la plupart inconnus. « Cette lacune ne m’a plus laissé en paix », écrit Hans-Joachim Lang, décrivant cette quête entamée en 1995. 
En 1997, le psychiatre et militant strasbourgeois – et préfacier du livre – Georges Yoram Federmann créa le cercle Menahem-Taffel, du nom de la seule victime alors identifiée. Son objectif était de faire connaître ces crimes qui tombaient dans l’oubli. 
Il organisa des cérémonies devant le bâtiment de l’Institut d’anatomie, malgré l’opposition de l’establishment universitaire et médical strasbourgeois, opposition qui s’estompa avec le temps, alors qu’une nouvelle génération arrivait aux commandes.
En 2011 seulement, un quai strasbourgeois fut rebaptisé du nom de Menahem-Taffel. En 2004, Hans-Joachim Lang put donner dans son livre, publié en allemand sous le titre Die Namen der Nummern (Les Noms des chiffres), la liste complète des victimes. 
Depuis lors, la nécessité de traduire en français, et de publier en Alsace, ce livre si important pour l’histoire de la région avait été sans cesse réaffirmée. Mais aucun projet n’avait abouti, signe sûrement de la difficulté pour l’Alsace (encore aujourd’hui) de considérer son passé compliqué pendant la Seconde Guerre mondiale, la nazification brutale, ainsi que les réactions multiples et complexes des Alsaciens demeurés sur place.

Une polémique mémorielle

Nul doute que ces 86 cadavres mal enterrés et si tardivement nommés travaillaient au corps la société alsacienne. L’université de Strasbourg et la faculté de médecine n’acceptèrent que très lentement de considérer l’importance de cette mémoire et la nécessité de marquer physiquement les lieux de ce crime.
Elles s’abritaient derrière le fait que l’institution où avait officié Hirt était l’université allemande recréée de toutes pièces en 1940, la Reichsuniversität, alors que l’université de Strasbourg avait été repliée à Clermont-Ferrand en 1939, avec ses professeurs et ses étudiants, dont beaucoup s’illustrèrent dans la Résistance et furent déportés. 
Cela est exact, et l’université actuelle n’est pas l’héritière directe de la Reichsuniversität. 
Cependant, au-delà d’une unité des lieux, l’université allemande avait formé de nombreux étudiants alsaciens, qui poursuivirent leurs études et devinrent des professionnels dans l’Alsace française d’après 1945.
La chambre à gaz avait été classée à l’inventaire des monuments historiques dans les années 1950, non sans avoir été réutilisée pendant quelques années comme salle annexe du restaurant de l’hôtel du Struthof ! 
Il fallut une polémique d’ampleur nationale – polémique bien mal embouchée pourtant – pour que l’hôtel lui-même fût enfin racheté par l’État et intégré au Mémorial du Struthof. 
Elle fut provoquée par la publication, en 2015, du livre du médecin de la télévision Michel Cymes sur les médecins nazis, dans lequel il affirmait que des restes des victimes juives d’August Hirt se trouvaient encore à la faculté de médecine.
Or le chercheur et médecin strasbourgeois Raphaël Toledano trouva un petit flacon contenant un tissu humain portant une étiquette « Juif ». Le flacon fut enterré dans le cimetière juif de Cronenbourg, lors d’une curieuse cérémonie dirigée par le grand-rabbin René Gutman. 
Une commission de chercheurs fut créée au sein de l’université de Strasbourg, dont le rapport est annoncé pour 2020.

Bella Alaluf ou Walter Wollinski

Le livre d’Hans-Joachim Lang se déploie en trois volets, très bien articulés (que je ne décris pas ici dans leur ordre de lecture). Il raconte la terrible initiative de Hirt, sous l’égide fumeuse de l’Ahnenerbe, l’organisme de recherche en archéologie et en anthropologie de la SS. 
Il détaille le choix des victimes à Auschwitz, pour la plupart choisies à l’infirmerie où elles se trouvaient déjà, et soumises à des mesures anthropométriques.
Il retrace leur assassinat : les victimes, isolées du reste des détenus du Struthof, remarqués aussi par la présence inédite de femmes, furent conduits par petits groupes en camion découvert jusqu’à l’hôtel occupé par les gardes SS, jusqu’à la chambre à gaz. 
Ils furent assassinés probablement par acide cyanhydrique (composant du Zyklon B) envoyé depuis Auschwitz avec les 86 détenus.
Joseph Kramer, le commandant du camp, qui avait fait aménager la chambre à gaz avec un entonnoir pour faire entrer le produit létal, raconta lors de son procès avoir placé lui-même les cristaux. 
À l’aube, un camion emmena le premier lot de cadavres à l’Institut d’anatomie de Strasbourg. Les assassinats se poursuivirent sur plusieurs jours, les dates exactes n’étant pas connues. 
La chambre à gaz ne fut pas réutilisée. Le camp de Natzweiler et ses dizaines de kommandos annexes virent le décès de dizaines de milliers de détenus, morts d’épuisement, à la suite de maladies, de sous-nutrition ou de mauvais traitements.
Dans le deuxième volet, Lang raconte l’enquête elle-même, celle qui lui permit d’identifier les victimes. 
Elle apparaît simple dans son déroulement, mais elle a réclamé une fine connaissance et des événements, et des documents conservés, alors que Hirt et son équipe (et les hommes de l’Ahnenerbe dans leur ensemble) s’efforcèrent d’effacer les traces de leurs crimes. 
Hirt s’enfuit de Strasbourg en novembre 1944 et se cacha en Forêt-Noire, se faisant passer pour un paysan, avant de se donner la mort en juin 1945.
Le document déterminant fut la liste des matricules tatoués sur les corps – tatouages imposés à tous les concentrationnaires d’Auschwitz-Birkenau, et de ce camp seulement. 
Cette liste de numéros avait été dressée par Henri Henripierre, un Alsacien qui avait travaillé comme assistant de laboratoire pour August Hirt et qui, en novembre 1944, avait guidé les soldats français jusqu’aux cuves de l’Institut d’anatomie. 
Cette liste contenait bien le numéro de matricule de Menahem Taffel, qui avait été identifié grâce à des documents d’Auschwitz dès 1970 par Herman Langbein, survivant et historien.
Cette liste avait été versée au dossier judiciaire du procès du Struthof, mais elle avait disparu des archives. Lang parvint à en trouver une copie, conservée par le Mémorial de l’Holocauste à Washington. 
Avec les numéros de matricules retrouvés, Lang interrogea diverses bases de données, dont celle du musée d’Auschwitz et celle du Service international de recherches d’Arolsen. 71 matricules étaient corrects, 15 étaient erronés, sans que Lang pût déterminer l’origine des erreurs. 
Enfin, dernier volet qui n’est pas de moindre importance, l’historien retrace en détail quelques-uns de ces destins de juifs condamnés à l’extermination, venus de toute l’Europe.
Le livre de Hans-Joachim Lang témoigne donc d’une large ambition : celle de déployer, à travers le temps et l’espace de toute l’Europe, les fils ayant mené à l’assassinat des 86 juifs, mais aussi de faire œuvre de mémoire. 
Les biographies retrouvées des victimes montrent que celles-ci venaient de toute l’Europe. 
Le 26 avril 2015, François Hollande, président de la République, inaugura une plaque devant la chambre à gaz du Struthof, portant les 86 noms. De Bella Alaluf, née en 1923 à Thessalonique, à Walter Wollinski, né en 1925 à Züllichau en Pologne.

Hans-Joachim Lang, Des noms derrière des numéros. L’identification des 86 victimes d’un crime nazi. Une enquête, préface de Johann Chapoutot, préface de Georges Yoram Federmann, traduit de l’allemand par Valentine Meunier, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2018, 25 €.

Source La vie des idees
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