mercredi 11 septembre 2019

Affaire des faux « Le Drian » : démasque-moi si tu peux !


C’est l’histoire d’une incroyable arnaque. Depuis quelques années, des escrocs de haut vol (dont certains viennent d’être arrêtés) ont réussi à se faire passer pour le patron du quai d’Orsay afin de carotter de richissimes personnalités. Leur technique : usurper l’identité du ministre dans des vidéos grâce à des masques en silicone.......Détails.........



Dans les couloirs du pôle financier du tribunal de grande instance de Paris, l’affaire occupe les conversations depuis des mois. 
Et pour cause. Comment une bande d’escrocs a-t-elle pu aussi facilement usurper l’identité d’un ministre d’État et celle de ses plus proches collaborateurs, puis s’en servir pour soutirer des millions d’euros à de riches particuliers et hommes d’affaires ? 
Le dossier, politique par définition, plombe le cabinet du juge d’instruction, Clément Herbo. Depuis le printemps 2016, ce magistrat a été ­destinataire de dizaines de signalements de victimes. 
Les dernières en date se nomment Didier Deschamps, le sélectionneur à succès des Bleus, champions du monde de football, le puissant homme d’affaires libanais Samir Traboulsi, et ­Dominique Desseigne, PDG du florissant groupe des casinos Barrière. 
Le scénario est bien rodé : le ministre Jean-Yves Le Drian en personne a tenté de les joindre, par l’intermédiaire de Jean-Claude ­Mallet, son conseiller spécial, afin d’assurer le paiement d’une rançon pour faire libérer des journalistes français retenus en otage par des terroristes en Syrie ou au Mali.
Ni Deschamps ni les autres ne se sont, contrairement à des dizaines de victimes, laissé abuser par l’escroquerie dite au « faux Le Drian ». 
Les tentatives se chiffrent en centaine et la majorité des auteurs – plusieurs gangs d’escrocs opérant depuis l’étranger et notamment Israël – restent à interpeller. 
Pour autant, les policiers lancés à la poursuite de ces aigrefins sans frontière viennent de connaître une embellie.
Des mois d’investigations et de longues négociations avec les autorités judiciaires israéliennes ont récemment permis d’aboutir à l’arrestation de suspects, agissant depuis l’État hébreu. En février, trois Franco-­Israéliens, âgés de 37 à 47 ans, ont été surpris par les enquêteurs de l’unité anti­criminelle Lahav 433, à Netanya dans la banlieue sud de Tel-Aviv. 
Ces derniers agissaient à la demande de la justice française. C’est la première arrestation en flagrant délit, en Israël, d’escrocs présumés sévissant au préjudice de la France.
Yves E., Freddy J. et Samuel B. sont soupçonnés d’avoir abusé de la crédulité de Gilbert Chagoury, un richissime homme d’affaires libano-nigérian. 
Dans un document confidentiel du ministère des ­Affaires étrangères, daté du mois de janvier et adressé au procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, on peut lire que le cabinet du ministre ­Jean-Yves Le Drian « a été avisé par l’intermédiaire du directeur de la sécurité de la société Total qu’un interlocuteur régulier du groupe, M. ­Gilbert Chagoury, avait été approché et sollicité financièrement par téléphone, pour les besoins d’une opération, par un ou plusieurs individus se faisant passer pour M. Jean-Claude Mallet (conseiller spécial auprès de Jean-Yves Le Drian, ndlr) ». 
Le rédacteur du même document précise : « M. Chagoury a (...) opéré, le 25 octobre 2018, un virement bancaire d’un montant de 7.900.000 dollars (un peu plus de sept millions d’euros) sur un compte ouvert à la Bank of communications à Shanghai (Chine). 
M. Jean-Claude Mallet n’a jamais été à l’origine de ces sollicitations. » Les trois auteurs présumés ont été arrêtés alors qu’ils s’apprêtaient encore à empocher près de deux millions d’euros ­soutirés à une autre victime.

Les premiers « harponnés »

Les premiers signalements de cette arnaque hors norme remontent à l’été 2015. Dans la torpeur estivale, un haut fonctionnaire porte plainte pour « une usurpation de la qualité de ministre des ­Affaires étrangères et de ministre de la Défense », Laurent Fabius et Jean-Yves Le Drian. 
C’est la panique. Le Quai ­d’Orsay « est particulièrement préoccupé ». Les services du ministère tunisien de la Défense ont reçu un contrat lié à la vente d’hélicoptères Airbus avec ordre de payer. 
Mais le document est un faux assez grossier et l’arnaque capote. 
À la rentrée 2015, le scénario évolue (avec la fameuse rançon demandée pour libérer des otages français) et cible les plus grosses entreprises du CAC 40 : Thales, Sanofi, Vinci, Total. 
Là encore, les escrocs font chou blanc.
Mais les toutes premières victimes ne vont pas tarder à apparaître. Elles sont riches, voire très riches, et célèbres. Il faut remonter au mois de mars 2016 à Chantilly, dans l’Oise. 
Le château et les écuries de chevaux de course de ce joyau du patrimoine français ont été largement entretenus grâce à la générosité du prince Karim Aga Khan IV. 
Ce ­milliardaire, membre de la jet-set, chef spirituel des Ismaéliens (un courant minoritaire de l’islam chiite), est le premier à mordre à l’hameçon. 
Persuadé d’avoir été contacté par Jean-Yves Le Drian en personne, alors ministre de la Défense, dans le cadre d’une prétendue opération « ­classée secret-défense », il transfère près de 20 millions d’euros vers la Pologne et la Chine. 
Dans la foulée, ­Corinne Mentzelopoulos, 65 ans, 147e fortune de France en 2018 et propriétaire du vignoble Château Margaux, est, à son tour, « harponnée ». 
Cette dernière se déleste de près de six millions d’euros vers un compte ouvert en Slovaquie. Un homme d’affaires turc du nom de Inan Kiraç est également victime du même stratagème. Il y laisse près de 48 millions de dollars, soit 43 millions d’euros…

« On est des patrons ! »

Derrière le masque de Jean-Yves Le Drian, porté par un des auteurs de cette escroquerie (qui apparaît au fil d’une brève conversation, toujours de mauvaise qualité, via Skype, avec ses victimes), les policiers devinent les traits d’un homme connu de leur service et de la justice : Gilbert Chikli. 
À 54 ans, ce père de six enfants n’en est pas à son coup d’essai. Au milieu des années 2000, il était parvenu à détourner près de huit millions d’euros des caisses de banques et de sociétés françaises après s’être fait passer pour l’un de leurs dirigeants ou Lionel Jospin... 
Pour cette affaire, il avait écopé, en mai 2015, d’une peine de sept ans de prison ferme, assortie d’une amende d’un million d’euros. 
L’homme est facétieux : quelques années plus tôt, alors que l’Élysée venait d’être ciblée par une tentative d’arnaque, au mode opératoire similaire, Gilbert Chikli s’était fendu d’un appel à la police pour assurer qu’il n’y était pour rien ! Le ou les auteurs n’ont finalement jamais été identifiés. 
Mais, à l’évidence, les méthodes de Chikli font déjà école.
Recherché par la police, Chikli, surnommé Billy et dont l’histoire a été narrée au cinéma dans le film Je compte sur vous (avec Vincent Elbaz, 2015), trouve refuge en Israël. 
Après plusieurs recoupements et des expertises de voix, les policiers pensent établir que le faux Jean-Yves Le Drian est « incarné » par le vrai Gilbert Chikli. Sous le coup d’un mandat d’arrêt européen, il est interpellé à l’été 2017 en Ukraine en compagnie d’un autre Français, Anthony Lasarevitsch, 34 ans. Les deux comparses sont incarcérés à Kiev dans une prison où tout semble accessible à celui capable de monnayer ses envies. 
Dans une vidéo, extraite d’un téléphone d’un des deux détenus français, on y voit Gilbert Chikli se féliciter de son « achat du jour » devant plusieurs hommes en train de décharger un colis d’un camion. 
« J’ai pris un frigidaire pour qu’on puisse avoir des entrecôtes, se réjouit-il. Fuck you pour ceux qui disaient qu’on était mal, on est des patrons et on restera des patrons ! » 
Dans une autre vidéo, toujours en détention, le même se montre particulièrement « explicite » à l’égard de la justice française. Un verre de vodka à la main, en compagnie de son acolyte Lasarevitsch, il porte un toast en s’exclamant : 
« À notre sortie et à nos millions ! J’emmerde la justice française, je vous b**** et je ne viendrai pas ici (en France). Et si je viens, je vous b**** quand même ! » Fermez le ban.

De nombreux imitateurs ?

Toujours dans les mêmes portables, décidément bien encombrants, les policiers ont aussi découvert l’intérêt des deux protagonistes pour des « masques en silicone de personnalités politiques françaises » telles que François Hollande, Emmanuel Macron, François Fillon, Nicolas Sarkozy, Marine Le Pen mais aussi le prince Albert II de Monaco... 
De quoi endosser de nouveaux rôles pour de nouvelles arnaques ? 
Les deux hommes ont réfuté toute implication. Pour autant, les échanges enregistrés entre Anthony Lasarevitsch et sa compagne à l’occasion d’un parloir en prison laissent entrevoir l’aisance financière du couple. 
Il y est question de bijoux « à remonter » et notamment d’une « Rolex Daytona ». « Les gens, ils vont en prison pour train de vie, prévient l’épouse du jeune complice de Chikli. 
Il faut rien mettre (...) Si tu veux qu’on se barre vite, fais pas ton beau à Paris. » Son compagnon réplique qu’avant de « partir en Israël », il veut s’acheter « une petite villa »...
Placé sur écoute, en décembre 2018, alors qu’il est en détention à la prison de Villepinte, Gilbert Chikli se confie à un aumônier sur l’épisode des photos de masques. 
« C’est son portable (à Anthony Lasarevitsch), mais pas moi, c’est quoi mon problème, moi, je peux pas dire j’ai été en Ukraine en vue de commettre... » Il s’arrête là dans ses déclarations. 
Plus tard, il évoque, de manière sibylline, sa connaissance des faits : « Je suis comme un fou, l’autre (dont il ne donne pas le nom), il a fait 20 millions, l’autre il fait 40 millions, l’autre il fait 150 millions, c’est quoi ces moutons et pourquoi c’est... parce que tu as vu ce qu’on me reproche, voilà ça continue, exactement la même chose, y’a je crois 200 ou 300 millions d’euros de comment on appelle ça, de préjudice (...) Dans leur tête, je suis à la tête de tout ça, ils ont pas compris que c’est plusieurs groupes qui n’ont absolument rien à voir avec moi. » En clair, Chikli semble constater que d’autres groupes recopient son arnaque, et ça l’agace.
Dans cette affaire à la « faux Le Drian », les avocats des deux comparses, mis en examen avec trois autres suspects, ont déposé « une requête en annulation qui a été plaidée devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, précise Me Jean-Marc Fédida, l’un des avocats de Gilbert Chikli. Nous attendons le délibéré ». 
Sollicités, les avocats ­d’Anthony Lasarevitsch n’ont pas donné suite. En attendant que la justice se prononce, les deux hommes restent détenus et l’arnaque continue de ­prospérer. 
Certes, le coup de filet déclenché au mois de mai en Israël semble avoir calmé les ardeurs des « imitateurs » présumés de la « méthode Chikli ». Définitivement ? Rien n’est moins sûr.
« Beaucoup de victimes n’ont sûrement pas encore porté plainte »

Interview de Me Delphine Meillet, avocate de Jean-Yves Le Drian et de quatre de ses proches collaborateurs. Par Paul Fournier.

Pourquoi ces escrocs ont-ils choisi d’usurper le nom et la qualité de Jean-Yves Le Drian ?
« Cette affaire a démarré en 2015 avec une tentative d’escroquerie liée à une vente fictive d’hélicoptères de combat Tigre au gouvernement tunisien. 
À l’époque, mon client, M. Jean-Yves Le Drian, est ministre de la Défense. Ensuite, le scénario de ces escrocs a évolué vers le paiement d’une rançon pour libérer des otages détenus par l’État islamique. 
Là encore, si cela avait été la réalité, le ministre de la Défense se serait retrouvé directement concerné par cette affaire. Il était donc logique pour ces escrocs de se focaliser sur mon client. »

Les récentes interpellations en Israël sont-elles significatives pour vous ?
« Totalement. C’est même une avancée extraordinaire. Les faits reprochés à ces trois suspects interpellés en Israël n’ont pas été joints à l’instruction en cours en France. Mais nous savons déjà que depuis ces interpellations, plus aucun nouveau fait n’a été signalé. 
C’est aussi le signe que même si les auteurs de ces escroqueries agissent depuis l’étranger, ils ne sont pas à l’abri pour autant. 
La justice française a déployé d’importants moyens, notamment en matière de coopération internationale, pour les appréhender et récupérer l’argent détourné. »

Selon vous, comment les victimes ont-elles été ciblées ?
« Difficile à dire. Les auteurs présumés de ces faits ont tenté leur coup avec la plupart des ambassades de France à l’étranger et des dizaines de sociétés françaises. 
Ils ont tout essayé, aussi bien avec la banque du Vatican qu’avec un célèbre marchand d’art, un ancien sénateur, un patron d’un club-phare de rugby du Top 14 ou bien encore un magnat de l’industrie. 
Et il y a, sans doute, beaucoup plus de victimes que la quinzaine qui a saisi la justice. Beaucoup d’autres personnes physiques ou des sociétés n’ont, sans doute, pas osé porter plainte par honte et par peur de voir leur nom apparaître sur la place publique. 
C’est terrible car cette escroquerie joue aussi sur le ressort de la culpabilité ressentie par la victime de s’être laissé ainsi embobiner. »

Source GQ Magazine
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