mardi 5 juin 2018

"Les enfants du 209 rue Saint-Maur": Entre Perec et Modiano, un documentaire bouleversant


A quoi ressemblait la vie dans un immeuble du Nord-Est parisien sous l'Occupation avant la déportation des juifs ? Ruth Zylberman a retrouvé certains de ses anciens habitants et renoué les fils du présent à ceux d'un passé enfoui......Détails.......

TéléObs. Qu'est-ce qui vous a amenée, pour paraphraser Georges Perec, à "épuiser ce lieu parisien" (1) : l'immeuble du 209 rue Saint-Maur ?
Ruth Zylberman. Je suis une promeneuse, la ville m'inspire et j'avais depuis longtemps l'envie de retracer sur le long cours l'histoire d'un immeuble parisien en m'interrogeant sur la manière dont le temps se dépose dans un lieu. Comment occupe-t-on l'espace de génération en génération ?
A l'origine, mon projet embrassait un arc temporel plus large, et puis la question de la guerre et de l'Occupation étant cruciales pour moi, l'enquête s'est recentrée au fil de l'écriture sur ces années pendant lesquelles l'immeuble s'est transformé en refuge pour certains, en piège pour d'autres.

Vous parlez de "micro-histoire"…
Depuis quelques années, beaucoup de recherches "micro-historiques" autour de la Shoah montrent, comme d'ailleurs le livre "les Disparus", de Daniel Mendelsohn (2), que cette échelle microscopique n'est finalement pas que familiale et individuelle mais également collective.
Elle constitue un point d'approche très intéressant pour se confronter à des questions dont on n'a pas idée lors d'une approche macro-historique. J'ai été épaulée dans ce travail par Claire Zalc, spécialiste de la micro-histoire de l'Holocauste, et par l'historien Alexandre Doulut.

Pourquoi avoir choisi cet immeuble ?
J'ai d'abord énormément marché dans les rues en me demandant : "Que s'est-il passé ici ?" Je savais que le Nord-Est parisien avait été une terre d'immigration pour de nombreux juifs d'Europe centrale entre les deux guerres et je m'étais contrainte, par ailleurs, à trouver un lieu qui me soit totalement inconnu.
Je suis entrée au 209 par hasard et j'ai choisi cet immeuble parce qu'il m'a semblé beau, qu'il avait une cour et quatre bâtiments, ce qui me permettrait de multiplier les points de vue et d'espérer faire émerger d'autant plus de choses.

De quelle manière avez-vous mené votre enquête ?
En découvrant le recensement de 1936 aux archives municipales, j'ai constaté qu'un tiers des 300 habitants du 209 étaient juifs. Depuis 1926, les recensements nominaux informaient sur la sociologie de l'immeuble. Comme ils étaient déclaratifs, que certains noms étaient écorchés et que ces recensements ont été interrompus entre 1936 et 1946, il a fallu les croiser avec d'autres données.
J'ai fait des croquis pour comprendre qui avait habité où dans cet immeuble et combien de temps.
Cela a été une vraie enquête d'archiviste et de détective puisqu'il a fallu ensuite retrouver les anciens occupants qui avaient survécu.

Comment avez-vous retrouvé ces anciens habitants ?
Pour certains, dans l'annuaire. Pour d'autres, cela a été plus compliqué. Mais la chance a parfois joué. Ce fut le cas pour une ex-locataire partie vivre en Australie : j'ai trouvé un papier des années 1950 qui indiquait qu'elle avait pris un bateau pour Melbourne.
J'ai passé des annonces dans des journaux locaux et un jour, un historien m'a répondu : il avait fait l'enquête de son côté et m'a donné le numéro de la fille de cette personne. En France, le hasard nous a aidés aussi. Je désespérais de retrouver Jeanine Dinanceau, dont le père avait recueilli une famille juive pendant la guerre mais dont le frère s'était engagé dans la Légion des Volontaires français (LVF), car les femmes changent souvent de nom en se mariant.
Et puis, un jour, une chargée de production chez Zadig a vu ce nom et m'a dit : "C'est étrange, il y a une femme qui s'appelle comme ça dans le village de mes parents, à côté de Nantes." On a tenté le coup, on lui a écrit et, quelques semaines plus tard, cette femme a appelé. C'était elle !

Vous avez également fait office de médiatrice.
Cette enquête a été un vrai truc de fou, quelque chose de quasi obsessionnel. Parmi les gens retrouvés, il y avait ceux qui étaient adolescents à l'époque et avaient des souvenirs, et les autres, trop jeunes pour en avoir ou pour qui l'absence de souvenirs avait été une réponse au traumatisme. Arriver vers eux avec la connaissance de l'immeuble a agi comme un aiguillon.

Cela a été le cas avec Henry, cet Américain qui découvre l'immeuble sous vos yeux…
Ce processus de "co-mémoire" a abouti à la question à la fois absurde et magnifique de Henry : "Est-ce que vous pensez que mes parents ont été heureux ici ?"
Sa question est aussi naïve que tragique. J'aime beaucoup le passage où ses souvenirs remontent : quand j'ai tourné la séquence, c'était comme si je filmais la trajectoire du souvenir dans son corps.
Un souvenir tactile, celui d'avoir été touché par ses parents qui l'emmenaient aux bains-douches.
C'est en s'étonnant du fait que les toilettes avaient été sur le palier et qu'il n'y avait pas forcément de point d'eau dans ces appartements sommaires que Henry a relié ce fait réel à une image mentale qu'il ne comprenait pas. Il s'est passé quelque chose de miraculeux, comme si l'esprit du lieu était avec nous. C'était d'un coup comme si mon hypothèse initiale - le passé est autour de nous à l'état de présence et le lieu fait le lien - prenait forme : cet homme ne vient pas de nulle part, il est né ici, y a vécu et, de fait, il existe vraiment…
C'était très bouleversant de filmer le sourire enfantin sur ce visage de vieil homme en train de reprendre possession de son passé. Une vraie reconquête !

Vous avez relevé d'autres coïncidences étonnantes pendant le tournage…
Les lieux et la place des choses ne sont pas des anecdotes. On pense et on se souvient en géographie, Modiano ou Perec l'ont dit avant moi. D'ailleurs, chez Jacques et René, deux frères que j'ai retrouvés, j'ai remarqué "la Vie mode d'emploi", de Perec, dans leur bibliothèque. Pendant le tournage, on était en pleine "mémoire mode d'emploi".
Odette, qui vit à Tel-Aviv, m'a raconté que, chez elle, il y avait des matriochkas, une figure métaphorique qui me semble très forte : on a beau grandir, on reste au fond de nous la petite poupée initiale, intacte et durcie dans le silence ou la douleur.
J'ai eu l'impression de retrouver l'enfant dans ce corps de femme âgée. Or il existe une séquence filmée que je n'ai pas montée : lorsque Odette revient voir son ancien appartement, qu'a-t-elle trouvé chez les locataires actuels ? Une matriochka !

Ces histoires de familles exilées résonnent avec l'actualité…
Bien sûr ! Sans faire d'analogie stricte, je crois que ce qui nous amène à penser cette période doit nous amener à penser le contemporain, sinon, ça n'a pas de sens.
Quand Albert, d'origine polonaise, dit "On est venus en France parce que c'était le pays des droits de l'homme", et quand j'écris un commentaire sur les raisons de leur exil, c'est bien entendu polysémique…

(1) "Tentative d'épuisement d'un lieu parisien", par Georges Perec (Christian Bourgois Editeur, 2008).
(2) Prix Médicis étranger (Flammarion, 2017).

Mardi 5 juin à 22h20 sur Arte.
Documentaire de Ruth Zylberman (2017) 1h45.
(Disponible en replay sur Arte+7).

Source L'Obs
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