mercredi 25 avril 2018

Israël converti au «judo»-ïsme

 
Depuis les JO de Rio, le judo est la discipline patriotique par excellence pour les Israéliens. Les nouvelles stars comptent briller aux championnats d’Europe, qui se déroulent à Tel-Aviv de jeudi à samedi......Détails.......

C’est quoi le judo à l’israélienne ? C’est peut-être, d’abord, arriver en slip sur le tatami, kimono sous le bras.
Qui a besoin de vestiaire dans un pays où la moitié de la population passe neuf mois par an dépoitraillée ?
L’étiquette japonaise est un lointain souvenir mais la technique est là : sur le tapis, ça voltige - de belles attaques en cercle, des «action-réaction»…
A quelques jours des championnats d’Europe se tenant pour la première fois à Tel-Aviv de jeudi à samedi, on s’est pointé à l’Institut Wingate, le centre d’excellence sportive du pays («l’Insep version hébreu» en référence à la maison-mère du sport français, comme on nous l’a présenté), pour tenter de comprendre comment l’art martial japonais est devenu, au pays du falafel et du krav-maga, le sport numéro 1 en termes de résultats sportifs.
Bien sûr, en ce qui concerne la popularité, le foot et le basket restent devant. Ceci dit, sur les neuf médailles obtenues aux Jeux olympiques par Israël dans toute son histoire, cinq ont été arrachées sur les tatamis.
Les autres dans l’eau, en canoë et en voile, d’où la blague circulant dans le pays : «Les Israéliens cartonnent à la bagarre et aux loisirs de plagistes, dommage qu’il n’y ait pas le "matkot" [les raquettes en bois, ndlr] au programme.»
L’Institut Wingate offre un concentré de topographie israélienne : en sandwich entre la mer et un terrain d’entraînement militaire (l’armée n’est jamais loin), au bord d’une autoroute et avec les hideuses tours beiges de Netanya à l’horizon.
Pelouse manucurée, palmiers, voiturettes de golf, studios minuscules de plain-pied pour les athlètes, qu’on pourrait confondre avec des cabines de plage : l’Institut est à mi-chemin entre le centre de vacances et le kibboutz.

«Le gouvernement est à fond derrière nous»

Au sous-sol d’un bâtiment grisâtre sans charme, typique du brutal pragmatisme de l’architecture israélienne des années 60, une salle de musculation et deux dojos.
Sur le tapis, la crème du judo local, voire mondial. Six combattants, quatre hommes et deux femmes, figurent ici dans le top 10 de leurs catégories de poids respectives (depuis une décennie, le judo fonctionne selon un classement fondé sur les résultats en tournois, à l’image de l’ATP au tennis).
On y croise Sagi Muki, flamboyant champion d’Europe en 2015 chez les moins de 73 kilos.
Et surtout Or Sasson, avec son nom biblique et sa carrure de déménageur. L’homme qui, en demi-finale des lourds aux Jeux de Rio en 2016, était à un bout de manche d’envoyer Teddy Riner dans le décor.
Mené au score, le Français, une seule défaite depuis 2008, finira par marquer sur le gong et effacer les rêves de l’Israélien, finalement en bronze.
Depuis, Sasson est une célébrité au pays.
Il passe ses vacances au bord de la piscine du Hilton et donne des conférences au TEDx de Tel-Aviv («start-up nation» oblige…) avec, pour pitch, quelque chose comme : «Tout a commencé par une banane quand j’avais 10 ans.» Au milieu des observations profondes, type «le judo c’est comme la jungle, la minute où tu montres ta peur, tu es foutu», il donne sa recette du succès : écrire sur un bout de papier «je ne serai plus un loser» après une défaite douloureuse.
Disons que l’explication peut laisser ceux qui l’écoutent sur leur faim.
Shay-Oren Smadja, le coach de l’équipe nationale, en a une autre : l’architecte de cette réussite, c’est lui.
A 47 ans, gel dans les cheveux en toutes circonstances et condition physique digne de ses 20 ans, Smadja exsude l’ego par tous les pores. Mais ce n’est pas un rigolo.
Il pointe une photo au mur du dojo. On l’y voit sur la deuxième marche du podium des Mondiaux en 1995, entre le légendaire Toshihiko Koga (le Maradona des tatamis, champion olympique à Barcelone) et le Français Djamel Bouras (en or à Atlanta en 1996) : «Je me suis frité avec tous ces mecs.»
Lui-même a obtenu la première médaille olympique masculine de l’histoire d’Israël, le bronze à Barcelone, en 1992, vingt ans après le massacre de Munich. «A l’époque, j’étais tout seul. Il n’y avait que moi.»
Il oublie la judoka Yael Arad, en argent à Barcelone un jour avant lui. Et qui lui a volé la lumière dans la psyché israélienne.
Dans la «fresque des pionniers» qui s’étale sur les murs de l’aéroport Ben Gourion, c’est le portrait d’Arad que l’on voit, pas lui. Smadja n’en est pas moins une figure centrale du judo israélien.

Votre avocate en Israël... 

Son père, venu de Tunis, fut l’un des premiers à importer la discipline en Israël dans les années 60. Quant aux gloires récentes, elles lui doivent beaucoup. Car après la percée de 1992 et quelques succès épars, ce sport a peiné. Dans les années 2000, la fédération a sombré, jusqu’à la faillite, entre comptes trafiqués et lutte d’influence.
En 2010, Moshe Ponte, le coach de Shay-Oren Smadja aux JO de Barcelone et lui-même un élève de Smadja senior, hérite du balagan (le «bordel», en hébreu). Il va voir son ancien protégé.
«Je lui ai dit : "Oren, j’ai pas un shekel à te donner, mais, si tu le veux, on peut tout reconstruire"» raconte Ponte.
Il vire les entraîneurs personnels, centralise les décisions et promet de ramener de l’argent si les résultats suivent.
Et c’est ce qui se passe. Graduellement, à partir de 2015, les judokas israéliens grimpent dans les palmarès, jusqu’aux Jeux de Rio, avec le bronze de Sasson et celui de Yarden Gerbi chez les femmes de moins de 63 kilos.
Aujourd’hui, le pôle d’excellence judo compte 150 combattants, des cadets aux seniors, disposant d’un budget annuel de 10 millions de shekels (5 millions d’euros).
Seulement 5 000 licenciés en règle pour 60 000 pratiquants puisqu’en Israël, n’importe qui peut dispenser des cours de judo : du coup, faute de fédération solide, l’argent, nerf de la guerre, dépend de la bonne volonté du gouvernement.
«Maintenant, ils sont à fond derrière nous, assure Ponte. Miri Regev [la très nationaliste ministre de la Culture et des Sports, ndlr] est une fan depuis Rio !» Pour l’élite, Israël a suivi le modèle à la japonaise : tous les athlètes sont officiellement des étudiants, bénéficiant de bourses universitaires auxquelles s’ajoutent les sponsors, dont Adidas.
Sur le bord du tapis, il y a un psychologue, des kinés. La diététique est assurée par une start-up qui concocte des régimes en fonction du biotope de l’intestin des sportifs.
«Aujourd’hui, ils ont tout sauf des excuses. Niveau installation, c’est aussi bien ici qu’au Japon ou à Paris», souligne Smadja. Qui veille au grain : «Je connais tout d’eux, les filles, les fêtes… C’est fusionnel. On a tenté de ramener des coachs étrangers, mais ça n’a jamais marché. Le judo israélien, ça se passe dans le cœur, il faut être d’ici. On est comme une unité spéciale de l’armée, on sait tout de l’autre et on pense tout le temps à la patrie.»
C’est l’autre particularité du judo israélien : cette sensation d’être seul contre tous, le fameux «syndrome de Massada» (la forteresse assiégée), alimentée par de réguliers accrochages diplomatiques sur un des circuits sportifs les plus mondialisés.
Tout y passe : judokas de pays ne reconnaissant pas l’Etat hébreu qui refusent de saluer, de combattre ou même de partager les salles d’échauffement, problème de visa pour l’équipe nationale, excursions encadrées par le Shabak (le service de sécurité intérieure)…
Deux exemples parmi tant d’autres. Le plus emblématique : en 2004 à Athènes, le champion du monde en titre des légers, Arash Miresmaeili, porte-drapeau de l’Iran, tombe sur un Israélien au premier tour. Il refuse de combattre. Ordre de Téhéran, qui le déclare ensuite «champion olympique du peuple» et lui signe le chèque prévu en cas de médaille d’or. Le plus récent : en octobre 2017, lors du tournoi d’Abu Dhabi.
L’Emirat accepte la venue de la délégation israélienne, mais leur dénie le droit d’afficher leurs couleurs ou de jouer leur hymne sur les podiums. Résultat, l’équipe se dépasse : les Israéliens repartent avec cinq médailles et les excuses contrites des organisateurs et de la Fédération internationale.

«Une musique d’ascenseur à la place de notre hymne»

Miri Regev exulte : «Avec ces médailles, on a mis le doigt dans l’œil d’Abu Dhabi qui voulait nous cacher dans l’obscurité.» Dans les journaux, les éditorialistes débattent : à l’avenir, faut-il boycotter ces tournois ou accepter l’indignité, sous couvert de pragmatisme car il faut bien engranger des points pour aller aux Jeux ?
«Si on entend les patriotes, écouter cette musique d’ascenseur à la place de notre hymne est une honte, mais pour une fois qu’on peut rétamer des goys sans que l’ONU ne passe une résolution, pourquoi se priver d’une telle opportunité ?» tranche Itzik Shaso, le Pierre Ménès local du tabloïd Yediot Aharonot.
A l’inverse, Yaniv Tuchman, du site Walla Sport, se désole de voir une nouvelle fois Israël jouer les victimes au lieu de savourer la victoire. Mais ces avanies peuvent-elles être une motivation ?
«Franchement, on n’aime pas du tout ces conditions, on s’en passerait volontiers, répond Elad Pazi, le psy de l’équipe. Mais on a mis en place des mécanismes pour les ignorer et il est vrai que le patriotisme motive. Le sport a cet avantage : il transcende la politique, il apporte de la lumière positive sur le pays. Les athlètes ont bien ça en tête.»
Finalement, quand on interroge Shay-Oren Smadja sur l’ethos du judo israélien, il répond en un mot, quasi intraduisible : «hutspa» (qui donne le fameux «chutzpah» en yiddish), quelque part entre le culot et les couilles.
«C’est comme ça qu’on place des "sode" à une main [projection spectaculaire par-dessus l’épaule, ndlr] à des Japonais», rigole le coach national, vidéo YouTube sur son téléphone à l’appui. Entre l’insolence et le courage.

Source Liberation
Suivez-nous sur FaceBook ici:
Suivez nous sur Facebook... 
Sommaire
 Vous avez un business ?