dimanche 30 octobre 2016

Israël, la « startup nation » atteint ses limites






Poids lourd de l'innovation mondiale depuis plus de cinquante ans, Israël jouit d'une culture entrepreneuriale unique et d'une densité exceptionnelle de startups et d'investisseurs, sur un territoire plus petit que celui de la Bretagne. Mais l'ascension des "nouveaux innovateurs" asiatiques et européens menace la suprématie de la "startup nation", confrontée aux limites de son modèle....  


Parfois, la taille importe peu. Israël, petit pays de moins de 22.000 kilomètres carrés, soit moins que la Bretagne, le prouve depuis plus d'un demi-siècle en s'imposant comme la deuxième référence mondiale de l'innovation, derrière la Silicon Valley.
Mais à l'image du village gaulois d'Astérix qui résiste encore et toujours à l'envahisseur grâce à sa potion magique, la recette unique du miracle israélien peut-elle lui permettre de conserver son leadership, alors que les concurrents se réveillent et se font plus menaçants ?
C'est la grande question qui agite en ce moment les milieux économiques et politiques israéliens. "Nous ralentissons, il faut le reconnaître", a lâché Adi Soffer-Teeni, la directrice de Facebook Israël, au DLD Innovation Festival, qui s'est tenu à Tel-Aviv fin septembre. Lors d'un panel, la serial entrepreneure, qui a figuré au conseil d'administration de nombreuses startups locales, a fini par dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas :
"Nous sommes toujours à la deuxième place, derrière la Silicon Valley. Mais l'écart se creuse. Parallèlement, d'autres écosystèmes nous rattrapent. Nous devons être humbles par rapport à ça".

Le diagnostic est le suivant : Israël reste un pays extraordinairement dynamique, mais il se confronte aux limites de son modèle d'innovation. "La réalité est qu'on a de moins en moins de chances de faire émerger un géant israélien", s'enflammait Shlomo Waxe, début octobre, dans le magazine Globes, juste avant de quitter la direction de l'Association israélienne de l'électronique et des logiciels (IAESI).
Cette prise de conscience est récente. Jusqu'au début des années 2010, il y avait la Silicon Valley, puis Israël, puis le reste du monde. Désormais, il y a aussi la Chine, l'Inde, le Royaume-Uni, l'Allemagne, la Corée du Sud, le Brésil et même la France.
Ces "nouveaux innovateurs" mettent les bouchées doubles et rattrapent vite leur retard. Pour François Matraire, le directeur de Business France Israël, ce nouvel ordre mondial crée des remous en Israël.
"Il y a un an et demi, on était encore dans l'euphorie autour du dynamisme israélien. Aujourd'hui, le sentiment dominant est qu'il va falloir faire face à des défis inédits", résume-t-il.
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Un écosystème exceptionnel arrivé à maturité


À l'heure où la révolution numérique pousse les gouvernements du monde entier à développer la course à l'innovation, Israël se retrouve prisonnière de sa taille.
"Tout le monde accélère, ce qui veut dire qu'Israël doit croître au même rythme s'il veut conserver son avance. Or, ce n'est plus le cas", explique François Matraire.

Entre 1998 et 2012, le secteur de la high-tech israélienne a connu un taux de croissance de 9% en moyenne, soit le double de la progression du PIB. Mais depuis six ans, c'est l'inverse. La haute technologie, qui représente pourtant l'avenir du pays d'après ses dirigeants, progresse moins que les autres secteurs...
L'une des raisons de ce ralentissement est que, contrairement aux pays asiatiques et européens, l'écosystème d'innovation israélien est déjà mature. Selon certaines mauvaises langues, il aurait même déjà atteint un plafond. Le pays accueille 7.000 startups pour seulement 8,5 millions d'habitants. Soit le meilleur ratio au monde, et de loin.
En 2015, plus de 3 milliards d'euros ont été levés en capital-risque, quasiment le double du montant levé par les startups françaises (1,8 milliard d'euros).
Cybersécurité, informatique, logiciels, fintech, santé, agriculture, industries mécaniques de pointe : les technologies israéliennes se déploient dans tous les domaines.
Grâce à l'armée, formidable catalyseur d'innovations, à des universités parmi les plus renommées au monde (le Technion, l'Institut Weizmann...), et à trois générations d'entrepreneurs et d'investisseurs, l'écosystème d'innovation israélien dispose d'une profondeur unique, seulement comparable à celle de la Silicon Valley.
"Innover fait partie de la culture, de l'état d'esprit, de l'histoire d'Israël", estime Patricia Lahy-Engel, la directrice de l'incubateur TheHive. "Les Israéliens ont l'innovation dans le sang, parce que le pays est lui-même une startup", aime répéter Yossi Vardi, le président du DLD et l'un des meilleurs ambassadeurs de la high-tech israélienne.
La nécessité d'assurer la survie et la prospérité des citoyens face à des voisins hostiles a poussé les gouvernements à miser gros sur l'innovation dès la création de l'État, en 1947. Pour preuve, Israël a toujours fait partie des pays champions de la recherche et développement (R&D).
Le poids des dépenses allouées à la recherche représente toujours 4,1% du PIB, selon l'Unesco. Seule la Corée du Sud faisait mieux en 2015 (4,3%), alors que les États-Unis sont dixième (2,7%) et la France treizième (2,3%).


La culture handicapante de "l'Exit"


Ce dynamisme, presque palpable dès qu'on pose le pied à Tel-Aviv, l'épicentre de l'innovation israélienne, bluffe le monde entier. Selon l'Israel Central Bureau of Statistics, 270 centres de R & D pour des sociétés étrangères sont implantés sur ce petit bout de terre.
Tous les géants de la tech sont présents, de Facebook à Huawei, en passant par Google, Microsoft, Apple, Philips, IBM, eBay, HP, Samsung ou encore Intel. Ce succès témoigne, certes, de la formidable capacité d'attraction d'Israël. Mais il révèle aussi sa dépendance envers les compagnies étrangères, qui compensent l'acquisition de sociétés israéliennes par l'installation d'une partie de leur R&D dans le pays.
Cette situation tend à devenir un problème. Depuis les débuts du virage high-tech, dans les années 1990, la plupart des entrepreneurs développent leur startup avec l'idée de se faire racheter pour réaliser une juteuse plus-value. Une stratégie d'exit valorisée par la société.
"Nous sommes excellents pour développer des startups, moins pour les faire grandir, car nous n'avons pas la culture du management à grande échelle", expliquait à La Tribune, en avril dernier, Avi Hasson, directeur de l'innovation (chief scientist) au ministère de l'Économie et de l'Industrie israélien.
Conséquence : on trouve des technologies israéliennes dans tous les ordinateurs, dans tous les téléphones portables, mais ce sont les grandes multinationales - souvent américaines, de plus en plus chinoises - qui en profitent.
Qui se souvient que Waze, l'outil de navigation de Google, est israélien ? Que la technologie de la clé USB vient de la startup M-Systems ? Ou encore que la messagerie instantanée, qui a révolutionné la manière de communiquer sur Internet, a été inventée par Mirabilis, cédée en 1998 à AOL pour 407 millions de dollars ?
Or, puisque les startups fleurissent désormais partout (le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France, en cinq ans à peine, ont dépassé Israël en nombre de startups), la nouvelle génération d'entrepreneurs craint que cette nouvelle concurrence marginalise le pays. Beaucoup souhaitent donc transformer la "startup nation" en "scale up nation".
Faire naître davantage de licornes - ces startups valorisées au moins 1 milliard de dollars -pour dynamiser l'écosystème de l'intérieur. La vente de Waze à Google en 2013, pour 1,15 milliard de dollars, a fait office de détonateur.
"Pourquoi donne-t-on notre valeur à d'autres pays, alors qu'on pourrait créer des géants israéliens ?

Comment inciter les potentielles licornes à ne plus céder à la tentation de l'exit ?", se demande Shahar Waiser, le PDG de Gett, le rival israélien d'Uber et l'une des 11 licornes du pays.
Ce contre-discours, que le gouvernement lui-même commence à promouvoir, se heurte toutefois à la réalité du financement des "gros" tours de table. "Il n'y a clairement pas assez d'investissements dans le late stage pour créer de nouvelles licornes", déplorait au DLD Innovation Festival Dov Moran, du fonds Grove Ventures.
L'inventeur de la clé USB sait de quoi il parle : il a cédé M-Systems en 2006 à SanDisk pour 1,6 milliard de dollars. "C'était une grave erreur, regrette-t-il. C'était trop tôt, l'entreprise vaudrait beaucoup plus cher aujourd'hui".
Voilà pourquoi quelques startups-vitrines, comme les licornes Gett, Taboola ou Outbrain, militent auprès des jeunes entrepreneurs pour les encourager à voir plus grand.
Mais il reste très difficile de résister à la tentation du rachat... Et pas une semaine ne se passe sans l'annonce d'une acquisition. Le 12 octobre, le quotidien israélien Haaretz révélait que la plus grosse entreprise du secteur Internet du pays, IronSource, connue pour son logiciel InstallCore qui équipe un grand nombre d'ordinateurs dans le monde, s'apprêtait à se vendre à une firme chinoise.
"Dans certains secteurs comme l'informatique ou les services en ligne, rester en Israël n'est pas pertinent en raison de l'étroitesse du marché, nuance François Matraire, de Business France Israël. Mais dans des secteurs comme la cybersécurité, l'automobile, les technologies agricoles, la chimie, la plasturgie ou la mécanique de haute précision, Israël a une carte à jouer", estime-t-il.

Le gouvernement veut d'ailleurs créer un énorme centre de cybersécurité près de Beer-Sheva, dans le désert du Néguev.
"Une opération de communication plus qu'autre chose, car l'écosystème est déjà sur place, mais il faut le faire savoir pour l'inscrire dans les esprits", juge le dirigeant d'une startup du secteur.Qui ajoute : "Un peu comme le fait la France avec la French Tech".
Intégrer les arabes et les ultraorthodoxes
L'autre défi de l'écosystème d'innovation israélien est de trouver les ressources humaines nécessaires à sa croissance. Car le pays fait face à une grosse pénurie de talents.
"Les startups qui veulent grandir ont un mal fou à recruter, d'autant plus qu'il est difficile de lutter contre les salaires des géants américains" explique Eldad Maniv, le PDG de la licorne Taboola, qui s'illustre dans le secteur de la publicité en ligne.

Pour y remédier, le gouvernement réfléchit à la création d'un "Visa startup", pour faciliter l'immigration de travailleurs qualifiés en Israël. Il voudrait également faire revenir 20.000 expatriés israéliens disséminés partout dans le monde.
Mais sa principale marge de manoeuvre est interne, auprès des deux seules catégories de la population qui restent sous représentées dans la high-tech : les Arabes israéliens et les Juifs ultraorthodoxes. Selon des statistiques officielles, la minorité arabe représente 21 % de la population du pays (5% pour les ultraorthodoxes), mais seulement 5,7 % des employés du secteur technologique...
"Israël n'a pas réussi à reproduire le miracle russe des années 1990, où un million d'immigrants issus des pays de l'ex-Union soviétique avait été absorbé dans l'économie et la société, notamment grâce à la high-tech", regrette un entrepreneur israélien.

Pour les industriels du secteur comme pour le gouvernement, l'enjeu est aussi sociétal. Dans un contexte géopolitique tendu, encourager l'entrepreneuriat des Arabes permettrait de surmonter la pénurie de talents tout en intégrant une minorité marginalisée dans l'ensemble de l'économie.
"C'est un fait, il est plus difficile pour les Arabes israéliens de lever de l'argent pour monter une startup", admet Avi Hasson, le chief scientist du pays.
Depuis quelques années, le gouvernement multiplie donc les initiatives pour dresser des passerelles.
Ouvert en 2014, l'incubateur Naztech, fruit d'un partenariat entre Cisco et l'État, fut le premier accélérateur destiné aux entrepreneurs arabes israéliens. Depuis, l'État a mis sur pied des aides au financement et des programmes de conseil. Des ONG, à l'image de Tsofen ("code" en hébreu) ou de la Fondation Citi, s'activent afin de réduire les inégalités.
Mais ces initiatives isolées - et modestes - peinent à produire des effets significatifs. "Il reste encore beaucoup de chemin à faire du côté des employeurs pour changer les mentalités", estime Avi Hasson.
Si le gouvernement a acté les défis de l'écosystème d'innovation israélien, il ne donne pas le sentiment d'adopter une stratégie claire pour les dépasser.
"L'État dit qu'il faut aider les startups à grandir en Israël, mais il valorise les exit et ouvre grand les portes aux investissements chinois, qui adoptent la même démarche que les Américains avant eux, à savoir prendre la technologie", constate le gérant d'une filiale d'une entreprise française en Israël.
En 2015, les Chinois ont investi 2,7 milliards d'euros dans le pays, dont au moins 500 millions en investissements directs dans les startups, sans passer par des fonds locaux.

Cette situation réjouit ceux qui y voient un afflux de liquidités et l'opportunité d'accéder à l'immense marché asiatique. En revanche, elle inquiète ceux qui craignent que la puissance technologique d'Israël continue de se diluer dans la mondialisation.


Source La Tribune


Source Tribune Juive


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