lundi 18 avril 2016

Le journal lucide et poignant d'un adolescent du ghetto de Vilnius, exécuté en 1943 par les nazis





Dès juin 1941, au lendemain de l’invasion de l’Union soviétique, le Reichsführer SS Himmler fut chargé de «tâches spéciales». Il s’agissait de réaliser le stade ultime de la «solution finale de la question juive» (die Endlösung der Judenfrage). Après avoir saisi leurs biens et les avoir concentrés dans des ghettos, le Führer avait décidé de mettre en œuvre l’extermination des Juifs dans tous les territoires conquis par le Reich....







L’anéantissement  fut mené en deux étapes: d’abord des petites unités de SS et de la police tuaient toute la population juive à mesure que l’armée avançait et occupait les territoires de l’URSS.
La deuxième opération consista à déporter les Juifs d’Europe dans des centres d’anéantissement équipés de chambres à gaz.
Dans les États baltes et en Biélorussie, les Einsatzgruppen («groupes d'intervention»), unités mobiles de tuerie, exterminèrent en un an et demi la presque totalité de la population juive, soit un million et demi de personnes. Ces territoires furent proclamés Judenfrei–«libres de Juifs».
Les unités mobiles de tuerie étaient formées de quatre Sonderkommandos et Einsatzgruppen–au total 3000 hommes– qui opéraient sur les arrières des groupes d’armées et des armées, ainsi que sur le front même. Les Einsatzgruppen, qui n’étaient pas des formations permanentes, étaient crées à chaque nouvelle invasion.
Les Einsatzgruppen reçurent une directive qui définissait leur modalité d’action:
«Les Sonderkommandos sont autorisés, dans le cadre de leur mission et sous leur propre responsabilité, à prendre des mesures exécutives contre la population civile.»

Ils recevaient «leurs directives fonctionnelles» du chef de la police de sécurité du Reich et du SD, ou Service de sécurité (Sicherheitsdienst). Chaque Einsatzgruppe avait l’effectif d’un bataillon, divisé en unités opérationnelles, les Einsatzkommandos et les Sonderkommandos.
À la tête des Einsatzgruppen, on trouvait un docteur en jurisprudence, un pasteur, des membres des professions libérales, des artistes, d’autres juristes. Leurs membres avaient en moyenne de trente à quarante ans, et n’étaient pas des délinquants sexuels ou des criminels de droit commun. 
On étoffa l’effectif par un bataillon de la Police d’ordre et des Waffen-SS. Des Lituaniens, des Estoniens, des Lettons, des Ukrainiens furent aussi recrutés sur place. Reinhard Heydrich, qui présida la conférence de Wannsee le 20 janvier 1942, confirma à un membre de la Gestapo qui lui posait la question qu’il fallait «évidemment!» (selbstverständlich) fusiller tous les Juifs.
Cinq millions de Juifs vivaient alors en Union soviétique. Quand les Einsatzgruppen franchirent la frontière, un million et demi de Juifs des Pays baltes, de Pologne, d’Ukraine, de Biélorussie, de Crimée, de Bukovine et de Bessarabie avaient réussi à s’enfuir en URSS.
Les Juifs vivaient essentiellement dans les villes. À Wilno (aujourd’hui Vilnius), il y avait 55.000 Juifs, qui représentaient 28,2% de la population. C’était une des capitales intellectuelles du judaïsme d’Europe orientale. On l’appelait «la Jérusalem de Lituanie».
En Lituanie, l’Einsaztkommando 3 réussit sa mission: massacres de masse répétés plusieurs fois par jour. Quand il n’y eut plus de Juifs à assassiner, le commandant de l’Einsatzgruppe A considéra que «tout s’était très bien passé», en collaboration cordiale avec le Groupe d’armées Nord qui lui avait prêté main forte.
 
La stratégie d’un massacre


Dans les États baltes, et notamment à Wilno, une police supplétive fut vite mise sur pied pour participer à la liquidation de la population juive. En dépit du fait que des dizaines de milliers de Juifs s’enfuirent ou furent évacués, un grand nombre resta sur place. Pourquoi ?
Beaucoup se souvenaient que pendant la Première Guerre mondiale, les soldats allemands n’avaient pas commis d’exactions contre les Juifs. Les vieux Juifs, se souvenant des pogroms, redoutaient plus les Russes que les Allemands. Par ailleurs, la radio et la presse soviétiques ne disaient rien de ce qui se passait en Europe occupée par l’Allemagne nazie.
En tout état de cause, il était difficile de fuir et surtout de se cacher parmi une population hostile. Les Lituaniens étaient par exemple tout à fait motivés pour traquer les Juifs, dans l’espoir de s’approprier leurs logements et leurs biens. Les services de renseignements allemands en Biélorussie écrivirent en juillet 1942:
«Les Juifs sont étonnamment mal informés de notre attitude envers eux. Ils ne savent pas comment on traite les Juifs en Allemagne, ni non plus à Varsovie, qui après tout, n’est pas tellement éloignée».

Les Allemands procédèrent aussi par la ruse pour regrouper et liquider les ghettos qu’ils avaient établis. Les nazis produisirent une terminologie pour désigner les massacres de masse: «liquidation de la juiverie, action spéciale, nettoyage, réinstallation, activité d’exécution des ordres, mesure exécutive, traité conformément, apurement de la question juive, libérée de Juifs, solution de la question juive, etc.»
Après avoir assisté à une Aktion à Minsk, Himmler nerveux, demanda de «se creuser la tête» pour trouver une autre méthode que la fusillade de masse.


Les ghettos de Wilno


À Wilno, la population juive fut concentrée dans deux ghettos qui comportaient trois rues. On accorda des permis de travail à des «spécialistes» tout en procédant à la liquidation de la population par étapes au terme de sélections qui décimaient en premier lieu les vieillards et les enfants. La liquidation commença en juillet 1941 pour s’achever en septembre 1943.
Les victimes étaient conduites à pied à huit kilomètres du ghetto, dans la forêt de Ponary (en yiddish Ponar), pour y être fusillées dans de vastes fosses circulaires creusées par les premières victimes. Entre le 31 août et le 12 septembre 1941, les SS, assistés de leurs supplétifs lituaniens, assassinèrent d’abord les hommes par groupes de dix, puis les femmes et les enfants, préalablement dévêtus.
Après ces massacres, le Judenrat, l’administration juive du ghetto mise en place par les Allemands, fut informé que trois mille personnes devaient se regrouper en vue de leur transfert dans le petit ghetto, qui fut à son tour liquidé du 15 septembre au 21 octobre 1941.
On regroupa les victimes d’abord à la prison Lukiszki, dans la Strashun Gas, où se trouvait l’Institut scientifique juif, le YIVO, dont les archives, partiellement sauvées, se trouvent aujourd’hui dans un magnifique Institut à New York. Ses fonds sont les plus considérables sur le monde et la civilisation yiddish exterminés.
Une nouvelle Aktion d’extermination fut organisée à l’occasion du Yom Kippour, le 1er octobre 1941.
Les Allemands avaient coupé les lignes de téléphone et interdit toute distribution de courrier. Les deux ghettos furent ceints d’une palissade, les entrées munies de porte gardées par des SS et les fenêtres donnant sur le quartier non juif murées.
Les Juifs étaient traînés hors de leurs logements ou de leurs cachettes –les malines– avec la plus grande brutalité. Les travailleurs considérés comme indispensables furent renvoyés dans le ghetto et porteurs d’un nouveau permis de travail.
Les nazis achevèrent la liquidation du ghetto du 3 au 21 octobre, après avoir, une fois encore, pris leurs victimes par traîtrise en leur faisant croire qu’elles allaient être transférées dans un troisième ghetto.
Le petit ghetto était vide, les neuf mille derniers Juifs de Wilno, auxquels vinrent s’ajouter quelques clandestins du grand ghetto qui avaient réussi à se cacher dans les caves, les greniers et des bunkers furent officiellement installés dans le petit ghetto, qui fut à son tour liquidé du 22 octobre au 22 décembre 1941. Les trois mille ouvriers des usines Kailis, dont les fourreurs travaillaient pour la Wehrmacht, furent préservés jusqu’au 23 septembre 1943.
Après avoir séparé les hommes de leurs femmes et de leurs enfants, ils furent rassemblés sous la pluie pendant toute une nuit, puis conduits pour être fusillés à Ponar.
L’herbe était sanglante. Les arbres portaient, accrochés à leurs branches, des fragments de chair, de cervelle humaines, des membres d’enfants. Puis vint le tour des policiers juifs et de leurs familles, auxquels on avait promis la vie sauve.
Ils furent transférés au camp de Klooga dans des conditions atroces, où les deux mille cinq cents survivants furent arrosés d’essence et brûlés vifs sur des bûchers lorsque l’Armée rouge ne fut plus qu’à une dizaine de kilomètres.


Mots d’un adolescent


Yitskhok Rudashevski avait quinze ans lorsqu’il fut assassiné avec ses parents à Ponar le 1er octobre 1943. Il avait été enfermé dans le ghetto depuis son établissement en juillet 1941.
Cet adolescent entreprit d’écrire son journal et décrivit, avec une maturité étonnante ce que fut sa vie et celle des siens jusqu’en avril 1943. Lors de la liquidation du ghetto, Yitskhok, ses parents, ainsi que la sœur de sa cousine Sore (Sarah) Voloshin, se cachèrent dans une maline qui fut découverte. Ainsi furent-ils tous conduits à Ponar et exécutés.
Sore, qui était membre du FPO, organisation secrète de résistance dont un certain nombre de membres réussirent à fuir par les égouts et à rejoindre les partisans, fut la seule survivante de la famille. C’est elle qui retrouva ce manuscrit extraordinaire dans la boue et les ruines du ghetto au mois de  juillet 1944.
Elle avait participé à la libération de la ville. Elle retourna  sur les lieux où Yitskhok, dont elle était très proche, avait vécu ses derniers jours. Le 13 juillet 1944, elle rédigea son témoignage, qui fut déposé aux archives du Ghetto Fighter’s House Museum (Bet Lohamei Haguetahot), en Israël, près de Haïfa:
«Le soir. Je m’éclipse de la rue Wiwulski où notre brigade est cantonnée. Après un certain temps, je me retrouve dans les rues de la ville. Je regarde autour de moi.
Les lieux me sont familiers. Je m’y suis trouvée de nombreuses fois. Je poursuis et mes battements de cœur s’accélèrent: je m’approche du ghetto. Je parviens jusqu’à la rue Strashun. Une étrange sensation s’empare de moi. Chaque bâtiment, chaque centimètre carré me rappelle tant de choses. Tous les jours, des flots humains emplissaient les rues, le bruit et le tumulte y prévalaient, et à présent… rien que le silence.
Pas âme qui vive. De temps à autre, une femme non juive fait crisser le verre brisé sous ses pas. Je parcours les ruelles, ayant du mal à respirer. Voici notre courée. J’hésite un moment avant de me risquer dans le bâtiment éventré, au bord de l’effondrement. J’entre dans la cour. On dirait que notre appartement est intact. A pas hésitants, je gravis l’escalier et j’arrive à notre pièce. Je suis à bout de souffle. Je scrute les quatre murs vides et je monte immédiatement au grenier.
L’échelle a disparu. Je parviens difficilement à me hisser jusqu’à notre maline. Je suis prise d’un tremblement. Car ma famille a vécu ici pendant la liquidation du ghetto et c’est de là qu’ils sont partis pour Ponar. Je creuse dans le sable. Peut-être quelque chose va-t-il resurgir. Et je retrouve des photographies de nous. Je poursuis mes recherches. Dans un coin, couvert de poussière, gît un cahier. 
Mon chagrin me fait chanceler et mes yeux s’emplissent de larmes. Ce sont les notes de mon ami, son journal du ghetto. Je le ramasse. Il est couvert de poussière, tout sale. Que de souffrances ce garçon portait en lui. Il l’avait toujours sur lui, il le cachait. Il ne le montrait à personne.»


Une autre forme de résistance


Sore Voloshin a confié le «Journal» d’Yitskhok Rudashevski au grand poète yiddish partisan Avrom Sutzkever –que Staline envoya chercher en avion dans les forêts à la demande de Ilya Ehrenbourg– et à Shmerke Katsherginski, membre du FPO, auteur du chant des partisans juifs de Wilno (en yiddish), «Zog nit kayn mol az du gayst dem letztm veg» («Ne dis jamais que tu vas sur ton dernier chemin»).
Tous deux avaient réussi à dissimuler livres et manuscrits, documents et oeuvres d’art dont ils avaient été chargés du tri en vue de la destruction de leur plus grande part par les nazis.
Ils avaient sauvé les documents les plus importants en les enfouissant dans des caves, dans le but de constituer un musée juif après la guerre. Mais cela n’intéressa pas du tout les autorités soviétiques qui, dès la paix revenue, lancèrent une campagne dans les médias contre les intellectuels juifs «sans patrie», et plus précisément contre les écrivains de langue yiddish, également les fondateurs du Comité Juif antifasciste.
Plusieurs auteurs de ce comité furent arrêtés, torturés et jugés secrètement en quelques minutes, condamnés à mort et aussitôt exécutés dans les caves de la Loubianka le 12 août 1952.
Les documents sauvés par Sutzkever et Katsherginski, dont le manuscrit d’Yitskhok Rudashevski, sortirent clandestinement d’URSS et furent acheminés au grand Institut du YIVO à New York. En 1953, Sutzkever, qui avait fondé à Tel Aviv la revue Di goldene keyt («La Chaîne d’or»), publia une version qui contenait les deux tiers du manuscrit d’Yitskhok. Puis, en 1973, le Fighter’s House Museum publia la traduction complète du Journal en hébreu, et en anglais en 1973.


Mémoires d'une extermination
 
Yitskhok Rudashevski était le fils unique d’une famille qui s’était installée à Wilno en 1923. Son père Elyohu, originaire d’une petite bourgade de Lituanie, était typographe dans le principal quotidien yiddish Vilner Tog, et sa mère Reyzl, qui était née à Kishinev (Chisinau), en Bessarabie, était couturière.
Ce journal poignant, mais si lucide bien souvent, ne semble pas écrit par un tout jeune adolescent, mais plutôt par un jeune homme déjà fait, cultivé, raffiné, capable de jugements dont nombre d’adultes n’ont pas été capables. Yitskhok ne raconte pas des histoires d’adolescent, il évalue sans cesse la situation, l’évolution de la guerre, observe les habitants du ghetto, rend hommage aux actes d’héroïsme et méprise les policiers du ghetto, qui espèrent sauver leur vie et celles de leurs proches en conduisant ignoblement leurs frères à leurs bourreaux.
Il montre aussi combien les Juifs ont continué de toutes leurs forces à travailler, créer, étudier, alors qu’ils ignoraient s’ils seraient encore en vie le lendemain. Pendant toute la durée du ghetto, les Juifs publièrent des journaux, des revues, organisèrent des concerts, montèrent des spectacles, des expositions.
Les écoles, les lycées de haut niveau fonctionnèrent jusqu’au bout, tandis que les maîtres et leurs élèves voyaient leurs effectifs être chaque jour décimés. Dans ce sens, on peut dire que les Juifs ont résisté jusqu’au bout, même ceux qui ne faisaient pas partie du FPO, l’organisation clandestine de combat. Jamais les jeunes ne furent abandonnés à eux mêmes.
Ils furent instruits, éduqués, encadrés jusqu’au bout. Ils réalisèrent des études sociologiques dans le ghetto dont les murs s’écroulaient.
L’autre forme de résistance consista, comme il a été dit, à sauver ce qui pouvait l’être parmi les trésors du patrimoine d’une civilisation en voie d’extermination. À partir de février 1942, les Allemands constituèrent des brigades d’intellectuels juifs chargés de sélectionner les documents à envoyer en Allemagne, en vue de la constitution d’un «Musée de la race disparue».
Les documents non sélectionnés étaient recyclés dans une usine de papier, les parchemins servaient à fabriquer des bottes. Abandonné dans ce grenier, le manuscrit magnifique d’Yitskhok Rudashevski fut miraculeusement sauvé. Enfin, quand les nazis imposent le port d’insignes sur les vêtements des Juifs du ghetto, Yitskhok Rudashevski écrit:
«J’ai ressenti alors la brûlure de ces grands ronds de tissu jaune sur leur dos. Longtemps, je n’ai pu porter ces insignes.

Je sentais comme une bosse sur la poitrine et dans le dos, comme deux crapauds accrochés sur moi. J’avais honte de me montrer avec ça dans la rue, non parce que c’est signe que je suis juif, mais j’avais honte de ce que l’on fait de nous, honte de notre impuissance. On va nous couvrir de la tête aux pieds de rouelles jaunes et nous ne pouvons rien y faire. J’en ai souffert, car je ne voyais aucune issue.
Maintenant nous n’y prêtons plus attention. La rouelle est accrochée sur notre manteau, mais notre conscience n’est pas touchée. Nous avons à présent une conscience telle que nous pouvons le dire haut et clair, nous n’avons pas honte de ces marques infamantes! Qu’ils en portent la honte, ceux qui nous les ont accrochées.
Qu’elles soient une brûlure sur la conscience de tout Allemand qui tente de penser à l’avenir de son peuple.»
Les dernières lignes du Journal, datées du 7 avril 1943:
«Mais nous sommes prêts à tout, car ce lundi a prouvé que nous ne devons nous fier à rien, ne croire personne. Le pire peut nous arriver à tout instant…»



Myriam Anissimov


Source Slate