lundi 31 août 2015

Cyril Astruc, le suspect numéro 1 de l'escroquerie du siècle, raconte tout...


La justice le soupçonne d’avoir inventé l’escroquerie du siècle. Ces quinze dernières années, Cyril Astruc a passé sa vie entre des villas somptueuses et des cellules de prison, fréquenté des gangsters et des milliardaires, gagné jusqu’à 600.000 euros par jour grâce à des méthodes peu avouables. Dans le numéro d'août 2015 de « Vanity Fair », il raconte à Olivier Bouchara et Hervé Gattegno et pour la première fois ses folles aventures...



L’idée lui a été soufflée par un ami architecte : « Tu pourrais te faire construire un passage secret. » Sur le moment, Cyril Astruc a trouvé le concept « pittoresque ». Sa villa d’Herzliya, banlieue huppée de Tel-Aviv, était déjà agrémentée d’un terrain de tennis, d’une piscine à débordement et d’une salle de sport high-tech. 
Pourquoi pas un tunnel ? En cas de problème, une sortie dérobée pourrait toujours servir. Il a étudié les plans, lancé des travaux et fait dissimuler l’entrée au premier sous-sol derrière un mur factice : un code débloquait une porte qui ouvrait sur un corridor d’une trentaine de mètres – « Et là, raconte-t-il, tu ressortais par le garage, tranquille. » Un léger sourire point au coin de ses lèvres. « Mais ça, c’est dans les films. En réalité, le jour où tu as des ennuis, tu ne t’enfuis pas dans la rue en courant. »
Les ennuis frap­pent à la porte le 1er octobre 2013, vers 4 heures du matin. Cyril Astruc s’est couché deux heures plus tôt, épuisé. Il dort nu, « comme toujours », lorsque des bruits de pas le réveillent. « J’ai pensé : “Des voyous ont pénétré dans la maison.” » Son épouse n’est pas là ; les enfants dorment à poings fermés.
Il saisit un couteau en passant dans la cuisine, s’approche du vestibule à pas de loup et tombe nez à nez avec les intrus. « Ils ont hurlé : “Police ! Police !” Puis très vite : “Allez vous habiller !” » se souvient-il. Sur le chemin du dressing, il murmure aux employées de maison apeurées de filer par le tunnel. « Les pauvres, elles n’ont jamais trouvé l’entrée ; elles se sont planquées où elles ont pu. Les policiers sont venus me demander : “Dites, c’est à vous les Philippines qui sont cachées dans les enceintes du home cinéma ?” »
La perquisition dure dix heures. La propriété s’étend sur 1 500 mètres carrés ; la villa est immense. Les limiers du Lahav 433, l’unité de la police israélienne spécialisée dans la lutte contre le crime organisé, inspectent chaque pièce. Ils retournent les matelas, fouillent les penderies, vident les albums photos. « Un moment, je ne sais pas pourquoi, ils sont restés bloqués devant une bouteille de vodka à 2 000 euros », relève-t-il. À l’en croire, la collection d’art contemporain leur a fait moins d’effet : « Les sculptures de César, ça ne les a pas beaucoup intéressés. »
Ce jour-là, Astruc n’est pas interpellé et les enquêteurs repartent avec un maigre butin – au mieux, quelques documents. « Rien de fantastique, assure-t-il d’un ton blasé, presque habitué à ce genre de visites. Mais ça m’a beaucoup agacé. J’ai eu l’impression d’être traité comme un terroriste. Je me suis dit que ça ne pouvait plus durer. »
Au début du mois de décembre, il réunit sa femme, Valérie, et leurs deux aînés, Naomi et Zachary, pour les prévenir qu’il va rentrer à Paris. « J’en ai assez, explique-t-il. J’ai 40 ans ; il faut que je règle mes histoires. En France, on va m’envoyer en prison, mais si je n’y vais pas maintenant, je n’aurai jamais le courage plus tard. »
Le soir du 9 janvier 2014, il finit par dire à son épouse : « Allez, je me casse. » Il quitte Herzliya avec une autorisation de sortie du territoire valable huit jours et le strict nécessaire pour une reddition qui ait de l’allure : un sac de voyage en crocodile Zilli, 8 000 euros en petites coupures, une montre Richard Mille, un gilet en fourrure. À l’aéroport de Tel-Aviv, il franchit les contrôles sans encombre. Mais à Roissy, la police et les douaniers ont visiblement été prévenus – il se demande toujours par qui. « Ils m’attendaient sur la passerelle. Dès que je les ai vus, j’ai sorti mon passeport en disant : “C’est bien moi.” »


Cyril Astruc, photographié pour Vanity Fair à Paris, le 21 mai 2015. Il est actuellement poursuivi pour « escroquerie », « blanchiment » et « corruption ».
 
On le pousse dans une voiture, direction le palais de justice de Nanterre où le juge d’instruction Patrick Gachon le met en examen pour « corruption » et « escroquerie et blanchiment en bande organisée ». Quelques heures plus tard, il est écroué à la maison d’arrêt de Fresnes. Dans la prison, la nouvelle se répand aussitôt : Astruc a été arrêté.
Un monde fou rêve de le rencontrer : des juges et des policiers qui l’ont longtemps cru insaisissable (son nom est cité dans une cascade d’enquêtes financières), des truands que sa fortune réelle ou supposée fait saliver, d’anciens associés ou concurrents qui désespèrent de percer les secrets de sa réussite. Il est comme Arsène Lupin enfermé à la Santé dans 813, le plus troublant des romans de Maurice Leblanc : un prisonnier-vedette, qui suscite autant de vigilance que d’admiration.
On le présente comme « le prince du CO2 », le cerveau de l’escroquerie à la taxe carbone, cet incroyable tour de bonneteau qui a coûté près de 2 milliards d’euros à l’État français en moins d’un an, entre novembre 2008 et juin 2009, et au moins quatre fois plus à l’Union européenne. Sur ses propres bénéfices, les montants les plus mirobolants circulent : la justice les chiffre à 22 millions d’euros en France et 72 millions en Belgique, mais les estimations les plus hautes vont bien au-delà.
« Il a pris au moins 500 millions », nous a certifié l’un de ses ennemis exilé en Israël, partagé entre la jalousie et l’admiration. Un rapport d’enquête daté de 2012 le qualifie de « légende vivante » des arnaques à la TVA. « On m’a fait une réputation très exagérée, plaide-t-il faussement modeste en allumant une Marlboro Light. C’est l’inconvénient de ces affaires : si on se montre trop, on suscite les jalousies ; et quand on ne veut pas se montrer, on alimente les fantasmes. »
Un peu plus d’un an a passé quand Cyril Astruc, récemment remis en liberté après quinze mois de détention provisoire, nous a donné rendez-vous dans un palace du quartier des Champs-Élysées.
Son contrôle judiciaire lui impose le port du bracelet électronique à la cheville et lui interdit de quitter la capitale. Pour cette rencontre, il a réservé une suite équipée de la technologie dernier cri, avec un miroir monumental qui se transforme en écran de télévision, une commande par tablette en liaison directe avec la conciergerie.
Son téléphone portable sonne toutes les 5 minutes. « Désolé, s’excuse-t-il. Je suis obligé de répondre : je l’ai laissé éteint pendant un an et demi. » Pour un détenu fraîchement élargi, il affiche une mise de play-boy disco : lunettes fumées, jean, veste bleu électrique et chemise blanche grande ouverte sur un pendentif en forme de soleil. Il brille de la tête aux Berluti.
Comme on le complimente sur sa mine, il répond du tac au tac : « J’étais énervé hier soir, alors j’ai fait une séance d’UV. » Trois gardes privés assurent sa sécurité. « Je vous présente Victor, le nettoyeur », lance-t-il, blagueur, en désignant un colosse chauve. Il plaisante avec le personnel de l’hôtel, chambre l’avocat qui l’accompagne, en fait des tonnes pour surjouer l’insouciance. À bien l’observer, on songe moins à un personnage de La Vérité si je mens ! qu’aux héros des comédies de Philippe de Broca – Le Magnifique, avec Jean-Paul Belmondo, est sa préférée ; il est allé jusqu’à en parodier une tirade devant l’un des juges qui l’ont cuisiné. Même si des mois ont passé depuis lors, Cyril Astruc en jubile encore.

 
Vue de Herzliya, banlieue chic de tel-Aviv où Cyril Astruc vivait avant de se rendre à la justice française, en janvier 2014.

 
Si la fraude au CO2 a parfois été qualifiée de « casse de siècle », ce n’est pas seulement parce qu’elle a rapporté gros, très gros, à ceux qui l’ont pratiquée ; c’est aussi parce qu’elle ne comportait aucun risque. Ni flingue ni cagoule ni voiture prête à filer en trombe. Quelques téléphones portables, un peu de paperasse, une poignée de comparses bien briefés et le tour était joué : en fait de dioxyde de carbone, c’est l’argent qui s’évaporait.
« La faille du système était énorme, s’étonne encore Cyril Astruc. Je me demande toujours comment des États ont pu mettre en place un machin pareil. » Il lance ça tranquillement, sans forfanterie, comme s’il vous conseillait un raccourci pour éviter la place de la Concorde aux heures de pointe – mais en prenant soin de préciser que lui-même ne conduit pas. Tout partait d’une noble idée : pour réguler les émissions de gaz carbonique dans l’atmosphère, l’Europe a institué en 2005 le système dit des « droits à polluer ».
Chaque entreprise dont l’activité peut avoir un effet direct sur la qualité de l’air dispose d’un quota annuel de rejet de CO2. Si elle le dépasse, elle doit acheter des certificats d’émissions supplémentaires. Si elle n’atteint pas son quota, elle peut revendre la différence à d’autres entreprises qui ont ainsi le droit de polluer davantage.
Les transactions se négocient de gré à gré ou à la Bourse. En France, la Caisse des dépôts et consignations a créé une place de marché spécialement dédiée à ces échanges, BlueNext. « C’était une manière de lutter contre la pollution par la finance », analyse l’économiste Marius-Christian Frunza, auteur de Fraud and Carbon Markets (Routledge, 2013), l’ouvrage de référence sur la dimension technique de l’escroquerie.
Mais les concepteurs du système ont commis deux erreurs. D’abord, ils ont simplifié à l’excès les formalités d’entrée sur ce marché, de sorte qu’il suffisait de créer une société de papier pour acheter et revendre du CO2. Ensuite, ils ont imposé la TVA sur ces opérations, afin que l’État touche son pourcentage sur le bénéfice de chaque transaction. Or la TVA est un impôt perçu par le commerçant, à charge pour lui de le reverser à l’État. 
Résultat : les fraudeurs ont multiplié les allers-retours sur le marché et n’ont rien reversé du tout. Avec des sociétés aux noms ironiques – Carbonara, Invulnérables, Cimes CO2... – ils achetaient hors taxe dans un pays, revendaient aussitôt TTC dans un autre, et la différence se perdait dans un dédale d’opérations concomitantes pour se retrouver dans la poche de donneurs d’ordres invisibles qui n’agissaient qu’au téléphone ou par Internet. En 2009, quand l’énormité de l’arnaque a été découverte, les autorités ont tout arrêté mais la plupart des fraudeurs s’étaient mis hors d’atteinte. Astruc était-il de ceux-là ?
Plusieurs juges à Paris et à Bruxelles en sont convaincus. Lui biaise avec un argument désarmant : « C’était trop facile ; n’importe qui pouvait y arriver. C’est pour ça que ce business ne m’a pas spécialement intéressé.
– Vous n’avez rien gagné dans le CO2, vraiment ?
– Pas dans les dossiers qui me sont reprochés.
– Mais alors vous n’êtes pas le prince du CO2 ? Votre réputation est usurpée...
– Il faut croire. »
Il est trop malin pour céder à la provocation. Sa renommée le flatte (il le cache à peine) mais son esprit lui dicte l’humilité. Il étire ses membres et s’enfonce dans le canapé. « Mon avocat israélien m’a dit un jour une phrase qui m’a marqué : “Mieux vaut être intelligent qu’avoir raison.” J’essaie de suivre ce conseil. »
Cyril Astruc a grandi à Mantes-la-Ville, une banlieue populaire au fin fond des Yvelines. Ses parents, Juifs rapatriés d’Algérie, s’y sont installés en 1962 parce qu’une tante de Constantine avait trouvé un emploi à la poste des Mureaux, à 20 kilomètres de là.
La mère est institutrice ; le père, conseiller municipal socialiste, tient un petit atelier de tailleur baptisé « As Truc ». À la maison, on est « de gauche » et ça ne se discute pas. Cyril naît en 1973. Avec ses deux grandes sœurs, il est élevé dans les valeurs de Jules Ferry et les concerts de Barbara. « Enfants, on allait même coller les affiches du PS, se souvient-il. Après, les militants du FN venaient les arracher. 
Ils étaient beaucoup plus costauds ; on ne bronchait pas. » Ses copains sont des fils d’ouvriers de l’automobile – « Ils vivaient mieux que nous. » Les étés se suivent et se ressemblent. Le même appartement loué à Mandelieu, près de Cannes, l’expédition rituelle à Vintimille, sur la frontière italienne, pour acheter la bouteille d’anisette « un franc moins cher ».
« Tout me paraissait moyen et le moyen m’agaçait », réalise-t-il. Parmi les rares moments de magie, il retient les sorties au centre équestre de Bonnières-sur-Seine, dans l’Eure, grâce à une association d’aide aux gamins défavorisés. « Je sentais bien qu’on détonnait au milieu des habitués, mais j’adorais l’odeur du foin, l’ambiance des boxes, regarder les chevaux. » Le reste du temps, il tient les murs de son quartier, les Belles Lances.
Il fume du shit, traîne avec les plus grands des cités voisines, croise « des racailles » mais il est aussi bon élève, achète des journaux économiques, rêve de devenir journaliste. « J’étais borderline », résume-t-il. Pour le faire tomber du bon côté, ses parents l’envoient dans un lycée juif de Boulogne-Billancourt. Il découvre un autre monde, où les gamins jouent au foot en Weston, « les doudounes Chevignon jetées par terre pour faire les buts ». « Tout le monde portait des survêtements Adidas, sauf moi?: le mien n’avait que deux bandes. Il me manquait quelque chose. »
Il s’adapte, vit seul dans un studio, puis en couple dès l’âge de 16 ans, se fait de l’argent de poche en revendant le cannabis de Mantes à ses nouveaux camarades. À la fin du lycée, il obtient un bac B, s’inscrit dans une école de communication (« un repaire de canons, on en parle ? »), avant de s’orienter vers un secteur plus lucratif : les assurances.
Ce métier est taillé pour lui. Il s’agit d’apaiser les inquiétudes des clients en leur prenant de l’argent. Petit agent à Champigny, il fait grimper le chiffre du cabinet qui l’emploie en attirant la clientèle des maçons portugais en mal de garanties décennales pour démarrer leurs chantiers : « J’encaisse la prime tout de suite et rendez-vous dans dix ans. »
À l’occasion, il demande 10 000 francs en espèces pour « frais d’ouverture de dossier » ; ça passe. Puis il saute sur le filon des complémentaires santé, loue des stands dans les centres commerciaux pour placer ses contrats, d’abord en région parisienne, bientôt partout en France – « Les volumes explosent. » Tout lui réussit : il se marie à 22 ans, devient père la même année, monte son propre cabinet à Paris, se diversifie dans l’assurance des véhicules et des appartements de luxe.
« J’étais classé dans les cinq meilleurs courtiers partenaires d’Axa en Ile-de-France », se flatte-t-il encore aujourd’hui. Ses performances ne vont pas s’arrêter là. Les ennuis viendront avec.
À la fin des années 1990, sa clientèle s’enrichit de personnalités sulfureuses : des marchands de fringues du Sentier qui « ont du cash plein les poches », puis des anciens de la French connection (le réseau de trafic de drogue monté trente ans plus tôt par des truands marseillais pour le marché américain) qui importent de la cocaïne des Antilles. Astruc a commencé par assurer leurs Ferrari, puis il a dîné et fait la fête avec eux. Désormais ils l’emmènent en vacances – placer des polices chez des gangsters, voilà qui crée des liens.
Quand sa femme lui fait remarquer que le photographe qui les mitraille sur les pistes de Courchevel ressemble étrangement à celui des plages de Saint-Tropez, il ne relève pas. Il a tort : « C’était un flic des stups qui nous filait depuis des mois. »
En février 2001, la police passe à l’offensive. Une douzaine de trafiquants sont interpellés. Astruc aussi. On lui reproche d’avoir fourni de faux documents à ses clients et amis : des cartes d’assurances vierges ont été retrouvées chez certains d’entre eux.
« Elles ne venaient pas de chez moi, jure-t-il encore avec le recul. S’ils avaient simplement vérifié les numéros, ils auraient bien vu que je disais vrai. » À 28 ans, il se retrouve à la Santé. Même pas peur : Il ne reste que six semaines en détention, mais c’est un autre homme qui ressort. « On m’a confisqué mon cabinet d’assurances. J’ai tout perdu. J’étais enragé. C’est à ce moment-là que je me suis dit que j’allais me venger et gagner beaucoup d’argent. » Il regarde la fumée de sa cigarette se dissiper dans l’air : « Puisqu’on m’avait niqué, j’ai voulu tous les niquer. »
Comment devient-on un escroc ? Quel chemin initiatique emprunte un jeune homme futé qui a le sens des affaires pour se muer en arnaqueur professionnel, jusqu’à imaginer des fraudes comme un architecte dessine des plans ? Cyril Astruc ne saurait sans doute pas répondre à cette question – ni d’ailleurs les cinq juges et les cohortes d’enquêteurs qui cherchent depuis une décennie au moins à reconstituer son parcours.
Au début des années 2000, l’assureur déchu entre dans sa nouvelle carrière sans expérience ni recommandation. Il n’a pour lui que son culot et quelques relations louches.
C’est l’époque où se développent de nouvelles techniques sur le marché de l’escroquerie : les fausses publicités dans le « Guide des orphelins de la police » ou « L’Annuaire des entreprises de Bercy » qu’il serait bon d’acheter pour obtenir les faveurs de l’administration – mais qui bien sûr ne paraissent jamais puisque les aigrefins empochent l’argent et disparaissent ; ou l’arnaque à la TVA, qui consiste à vendre des dizaines de fois la même cargaison (de voitures, de téléphones ou de ­microprocesseurs) entre l’étranger et la France pour capter le montant de la taxe sans jamais le reverser. Astruc choisit cette seconde filière.
« C’était croustillant et plus sympathique. Je ne me voyais pas fourguer des fausses pubs pour voler des artisans ou des petits entrepreneurs. J’aurais trouvé ça immoral. Avec la “tève” [l’abréviation de TVA dans le jargon des initiés], j’avais l’impression de ne pas faire de victimes ; on ne volait que l’État. »
Des amis rencontrés en prison le recommandent à deux équipes spécialisées dans la téléphonie, qu’il met en relation l’une avec l’autre : d’un côté, des escrocs en cols blancs établis dans de luxueux bureaux avenue George-V ; de l’autre, de jeunes caïds de banlieue qui se chargent du transport. L’association fonctionne jusqu’à la troisième livraison, quand les jeunes partent avec 800 000 euros de marchandises.
Astruc est pris entre deux feux. « Les mecs de George-V ont vite compris qu’ils n’étaient pas de taille pour faire la guerre à des voyous. Alors ils se sont tournés vers moi : “Tu nous les as présentés ; tu es responsable. À toi de rembourser.” Je n’avais même pas 500 balles en poche ! » Le voilà contraint de s’improviser en agent de recouvrement auprès du groupe de jeunes. « Leur boss était un grand Black nommé Steve ; il me disait : “T’inquiète frérot, on va les fumer !” Mais moi ça m’affolait, je répondais : “Non, non ! On va rien fumer du tout – ou peut-être une cigarette. Il faut que tu m’aides à les faire patienter.” » Mimée par lui avec de grands gestes, la scène est hilarante. Sauf que, peu après, Steve est retrouvé mort devant le casino d’Enghien-les-Bains, le corps criblé de balles. Astruc se rappelle avoir reçu un appel de la veuve : « Elle croyait que je l’avais fait descendre. »
Fin du numéro d’équilibriste. Pour récupérer leur argent, les commanditaires de George-V imposent à Astruc un nouveau rôle : il sera « gérant de paille » de l’une des sociétés-écrans qui servent à détourner la TVA. C’est son nom qui figurera sur les statuts et sur les factures. Si la justice s’en mêle, tant pis pour lui. En contrepartie, il touchera 50 centimes par pièce ­écoulée – une misère. « Ils ne m’ont pas laissé le choix », admet-il, ­fataliste. Mais à cette place, il peut « découvrir le système de l’intérieur ».

Rien ne lui échappe. Il analyse le montage sous tous les angles : comment égarer les soupçons du fisc, dans quelles banques des îles Caïmans transférer l’argent, par quel biais récupérer les sommes en France. Sans que personne ne s’en doute, le petit commis que les voyous surnomment avec condescendance « le maigrichon » devient peu à peu un ­expert des flux financiers les plus sophistiqués. Mais le Paris de la « tève » est un village. S’il veut échapper à ses « employeurs », Astruc comprend qu’il lui faut changer d’air.
Londres l’attire. « Je savais que les Indiens tenaient le business de la TVA en ­Angleterre. J’ai donc cherché mon Indien. » Il finit par le trouver au Four Seasons de Park Lane.
Il décrit la rencontre comme un pastiche de comédie romantique : « J’étais dans le hall de l’hôtel, je prenais un thé. Il était assis en face de moi. On s’est regardés ; il m’a abordé. Je ne peux pas vous dire pourquoi mais il m’a tout de suite fait confiance. Toute ma vie, j’ai fait des rencontres de ce genre. Je dois avoir un truc en plus, non ? Cinq minutes après, on parlait affaires. Il m’a débloqué sur le champ une cargaison de téléphones portables. Il y en avait pour 5 millions de livres [7 millions d’euros]. » Sa carrière était lancée.
À l’écouter, jamais Cyril Astruc ne serait devenu un cador dans sa partie sans cet associé providentiel.
Il dit avoir mis au point des circuits financiers « d’une finesse extrême » pour détourner la TVA entre le Royaume-Uni et Dubaï, si sophistiqués qu’il n’a jamais été visé par la moindre poursuite judiciaire dans ces pays. C’est ainsi qu’il goûte à l’adrénaline de l’argent facile. « Au début, tu te dis : “Au premier million j’arrête ; j’ai ce qu’il me faut.” Tu achètes une maison pour 200 000 et puis ça commence à te manquer. Tu t’y remets et ça va tellement vite que tu fixes la limite à 10 millions. Puis tu achètes un immeuble, un autre, encore un et à un moment, tu as oublié que tu voulais arrêter. » À Paris, « le maigrichon » rase les murs.
À Londres, il est comme un joueur de casino qui a trouvé la martingale. Quand il lui arrive de se prendre au jeu, son partenaire indien lui remet les idées en place. « Un jour, à Marbella, il m’a engueulé parce que j’avais laissé un énorme pourboire dans un restaurant. C’était pour m’apprendre à me tenir, pas parce qu’il était radin. Après le déjeuner, on est passé devant un hôtel qui lui a plu : il est entré et en quelques minutes, il l’a acheté. »
Le métier d’escroc comporte des risques. Le principal est de susciter les convoitises.
Avec ses premiers succès, Astruc attire l’attention de ce qu’il appelle « le microcosme parisien » – chez lui, l’expression ne désigne pas le monde politico-journalistique mais la corporation des fraudeurs à la TVA. Il porte des costumes italiens sur mesure, arbore des montres de collection voyantes, prend des jets pour partir en week-end. À Paris, il fréquente un hôtel branché proche de l’Étoile, le K-Palace, le plus souvent avec son copain Marco, trentenaire séducteur et flamboyant, et un humoriste en devenir nommé Gad Elmaleh. Le trio passe des soirées à rejouer L’aventure c’est l’aventure, le classique de Lelouch qui met en scène une bande de joyeux forbans montant les coups les plus loufoques.
Marco est un sacré numéro. L’un de ses faits d’armes est d’avoir soutiré un million à un pigeon au téléphone, assis sur les WC, porte grande ouverte. « C’est de lui que Gad s’est inspiré pour créer le personnage de Coco », assure aujourd’hui Astruc, en référence au sketch du producteur bling-bling qui ne sait pas quelle folie inventer pour dépenser son argent. Astruc et ses amis sont trop bruyants.
En septembre 2003, plus personne n’ignore qu’il a monté un circuit parallèle avec l’Angleterre. Ses commanditaires de l’avenue George-V sont furieux : ils ne veulent pas voir leur créature s’émanciper et lui ordonnent de partager son contact londonien. Astruc refuse. Insultes, menaces, il se sent pris au piège. D’autant plus que la justice se rapproche : l’affaire de 2001 lui a valu une première condamnation à trois ans de prison, dont il a fait appel. Il ne voit pas d’issue.
Dans les derniers jours de 2003, il fuit en Israël avec femme et enfants.
La famille s’installe à Eilat, station balnéaire de la mer Rouge, à la pointe sud du pays. Comme la loi israélienne l’autorise pour les nouveaux arrivants, Cyril et Valérie Astruc changent d’identité. Ils deviennent Alex et Yaël Khann (orthographié à la pakistanaise). Avec l’argent amassé, l’ex-assureur ouvre une boîte de nuit sur la plage, le « X-site » (prononcez : « excite »). Par téléphone, il continue de mener ses affaires avec l’Indien entre l’Europe et les émirats. Mais Eilat est trop ensoleillé pour y rester dans l’ombre. Peu après son arrivée, Astruc-Khann reçoit la visite d’hommes de main, qui lui rappellent sa dette parisienne sur un ton menaçant. Il comprend qu’on ne le laissera pas tranquille. Quand la comédie tourne au thriller, son insoutenable légèreté le fuit. « J’ai fait des crises d’angoisse, je ne voulais plus sortir de chez moi, avoue-t-il. J’étais vraiment mal. »
À nouveau, la providence lui offre une rencontre décisive. Amir Mulner a 31 ans, les traits fins et le regard pénétrant. Fils d’un officier de police, cet ancien artificier des Golani, les commandos d’élite de l’armée, est considéré comme l’étoile montante de la pègre israélienne. Il a la réputation de régler ses comptes en plaçant des explosifs sous les voitures de ses ennemis. Plusieurs fois accusé d’assassinat, il n’a jamais été condamné : les témoins à charge se sont toujours rétractés avant le procès, quand ils n’ont pas disparu. Mulner et Astruc ont fait connaissance au « X-site ».
De cette première entrevue, Astruc ne dévoile rien, sinon qu’Amir est devenu aussitôt un ami et un protecteur. De Mulner, qu’il décrit comme « une sorte de juge de paix », il dit avec une certaine gravité : « Grâce à lui, le sentiment de peur s’est échappé de mon corps. Il m’a fait comprendre une règle : ceux qui en veulent à ton argent ne vont pas te tuer. Ils te mettent la pression parce que c’est leur boulot. »
L’effet Mulner ne joue pas que sur lui. Du jour au lendemain, les hommes de main cessent de frapper à sa porte. En revanche, les policiers israéliens commencent à s’intéresser à lui : « Amir était leur cible prioritaire, explique posément Astruc. Ils ont pensé que je les aiderais à le faire tomber, volontairement ou non. »
À nouveau, il se sent épié, harcelé. Pour un rien, il est convoqué au commissariat, interrogé durant des heures. Deux ans après son arrivée, il quitte Eilat pour s’installer à Los Angeles. En Californie, la vie reprend de la saveur : les enfants apprennent l’anglais ; un cuisinier officie à la maison ; des palmiers poussent dans le jardin ; Las Vegas n’est qu’à une heure de vol. Le business avec l’Indien tourne à plein régime : « À cette époque, je gagnais jusqu’à 600 000 euros par jour », énonce-t-il sans la moindre emphase. Au pays des stars, Alex Khann a les moyens de se faire une place.
Il rachète l’ancienne villa de Charlie Chaplin à Beverly Hills, fréquente le restaurant casher de la mère de Spielberg sur Pico Street, participe à des dîners de charité où il croise Jon Voight, le père d’Angelina Jolie, et Arnold Schwarzenegger, alors gouverneur de Californie. De temps à autre, Cyril Astruc se rappelle au souvenir d’Alex Khann.
Un soir, attablé dans un café, il entend deux jeunes Français parler de la « tève ». Piqué, il engage la conversation. « Et là, les mecs m’expliquent qu’ils sont associés avec le plus fort de tous : Astruc. Je n’en suis pas revenu. Alors je les ai cueillis : “Dans ce cas-là, vous me devez 2 millions.” Les deux me regardent sans comprendre. “Eh ouais les gars : je viens de perdre 4 millions dans une affaire. On est associés ; on partage les risques.” Vous auriez vu leur gueule ! »
Le rêve américain aussi n’a qu’un temps. Un matin de juin 2005, sur le coup de 6 heures, la police débarque chez lui.
Astruc est en train de jouer au ping-pong avec un ami, après avoir travaillé toute la nuit au téléphone avec l’Angleterre – « Si on peut appeler ça un travail », nuance-t-il. Sur le moment, il ne comprend pas l’objet de la visite : « Il y avait des Mexicains qui faisaient des travaux chez moi ; j’ai pensé qu’on venait contrôler leurs papiers. »
En réalité, son nom a surgi dans une affaire d’extorsion de fonds en Suisse. Saisi par un tribunal du canton de Vaud, un juge californien l’expédie au centre de détention de Los Angeles. « Quand je suis arrivé là-bas, j’avais des chaînes aux pieds et deux Blacks immenses à mes côtés. J’ai regardé le ciel ; j’ai remercié le bon Dieu pour la belle vie qu’il m’avait donnée et je lui ai demandé de prendre soin de ma famille. » Le souvenir ne le fait même pas frissonner. « Je viens de la banlieue, je sais m’adapter, lâche-t-il. Appelez ça comme vous voulez : une capacité à déminer les conflits, une bonne étoile... Personne ne m’a jamais fait de mal. De toute ma vie, je n’ai jamais reçu un coup ! »
Trois mois passent et le voici extradé près de Neuchâtel. Son dossier circule entre les juridictions ; les juges s’échangent les informations d’un pays à l’autre – sans TVA, bien sûr. Il est écroué à Lausanne puis livré à la justice française, ravie de remettre la main sur son petit assureur en fuite. Le road movie pénitentiaire le conduit encore en Haute-Savoie, à la maison d’arrêt de Bonneville, puis à Fresnes, en banlieue parisienne (la prison où il reviendra huit ans plus tard, après son départ volontaire d’Israël). Il y passe dix longs mois à tourner en rond.
À sa sortie, il ne se pose pas de question : il rejoint son épouse et ses enfants, installés en son absence près de Tel-Aviv, sous le regard bienveillant d’Amir Mulner.
Pour les exilés comme Alex Khann, Israël est un paradis en trompe l’œil. Les premiers temps, ceux qui s’y réfugient croient avoir trouvé la terre promise. Ils s’offrent de splendides villas en bord de mer, bronzent sans crème solaire, claquent des fortunes dans les clubs de strip-tease.
À l’instar des autres Français de Tel-Aviv, ces Tsarfatim dont les Israéliens se moquent à plaisir, ils achètent leur baguette à la boulangerie Courcelles et dégustent le poulet rôti chez Ma Poule. Ils ont l’exotisme sans le dépaysement. Mais très vite, l’ennui les rattrape.
Le pays est trop petit pour y mener la grande vie. Nombre de ceux qui frimaient à Paris dans les boîtes à la mode passent leurs journées à jouer au rami au fond d’arrière-salles mal climatisées. « Quand on a grandi en France, on a du mal à se sentir bien ici », nous ont confié plusieurs de ces fugitifs, rencontrés à l’automne 2014 et au printemps 2015. Pour s’occuper, l’un faisait planter de faux réverbères dans son jardin ; un autre passait ses week-ends à parier sur les matchs de football du championnat français ; un troisième demandait des nouvelles de sa pizzeria favorite à Paris. 
Surtout, les exilés en question semblaient moins détendus qu’ils ne le prétendaient, coincés entre les tentatives de racket de la mafia locale (l’un d’eux nous a montré la rafale de Kalachnikov tirée sur sa maison) et les demandes d’extradition répétées venues de France.
  


Publicité qui vante les bières Shapiro et moque les Français en Israël.
 
« Contrairement à ce que l’on croit, Israël coopère bien sur les questions de criminalité », signale le commissaire Dominique Abbenanti, attaché de sécurité intérieure à l’ambassade de France à Tel-Aviv de 2010 à 2014. Ancien chef de la police judiciaire de Nice, ce flic chevronné a travaillé sur une cinquantaine de dossiers, dont la majorité liée aux escroqueries à la TVA sur la taxe carbone. Au volant de sa 407 grise, il a multiplié les allers-retours entre son appartement de Rishon LeZion, au sud de Tel-Aviv, et les bureaux des magistrats pour faire avancer les procédures. 
Astruc se souvient l’avoir aperçu « une fois ou deux sur Bograshov », une rue animée du centre de Tel-Aviv. Parfois, raconte à présent le commissaire, il fallait tout reprendre à zéro à cause d’un acte mal traduit ou parce qu’un avocat madré avait soulevé une cause de nullité. Devenu directeur de la police technique et scientifique, dont le siège est à la lisière de Lyon, il hésite quand on lui demande combien de ces fraudeurs il a réussi à ramener en France : « Quatre. Pardon, cinq. »
Il ajuste le col de sa chemise : « Les procédures sont longues mais elles aboutissent toujours. Le temps joue en notre faveur. » À partir de 2008, Khann l’Israélien bascule dans une autre dimension. Il fréquente désormais des Russes, oligarques de préférence, comme Michael Cherney (prononcez « Tchernoï ») et Boris Berezovsky : le premier est l’ancien propriétaire de Rusal, géant de l’aluminium dans l’ex-URSS ; le second, retrouvé mort à Londres en 2013 dans des circonstances troubles, a détenu la compagnie Aeroflot et la chaîne de télévision ORT (Forbes évaluait sa fortune à 3 milliards de dollars en 1997).
Tous deux sont en disgrâce à Moscou et Khann a le sens du contact. Il partage avec eux le goût des montres et des voitures hors de prix, et désormais l’obsession de la discrétion. « Mes amis russes étaient comme moi : riches et coincés en Israël, explique-t-il. Ils ne cherchaient pas à me monter des trucs foireux pour me prendre un billet ; avec eux, on ne parlait jamais affaires. »
Le soir, il les accueille au Byblos, la boîte de nuit qu’il possède près de la marina de Tel-Aviv. Sur la façade, une pancarte indique ironiquement : « Interdit aux Français et aux chiens », référence au panneau qui figure à l’entrée du jardin public dans le film mythique de Bruce Lee, La Fureur du dragon« Interdit aux Chinois et aux chiens ».
À l’intérieur, une clientèle de millionnaires de l’Est et de beautés pas si froides se trémousse sur le dancefloor. On célèbre des stars de la pop moscovite ; on se déguise en marquis et en comtesses ; on s’oublie jusqu’à l’aube dans le caviar et la vodka. La seule touche française est le portrait de Coluche accroché derrière le carré VIP. Loin de Paris, Astruc veut oublier ses compatriotes. C’est plus facile que de chasser ses angoisses. Une nuit, une fusillade éclate devant l’établissement.
Ce sont deux vigiles qui se tirent dessus mais à l’intérieur, Astruc et ses amis sont paniqués. Il décrit la scène en faisant mine de se cacher sous une table : « Berezovksy hurlait : “C’est Poutine ! Il veut me faire tuer !” Cherney répétait : “C’est pour moi ! C’est pour moi !” Moi aussi, j’ai pensé que les tireurs me cherchaient. Même le consul du Kazakhstan, qui était avec nous, a eu peur pour sa vie. » Il conclut, philosophe : « Tout le monde a un truc à se reprocher dans ces pays-là. »
Avec ses ressources illimitées et ses nouvelles fréquentations, Astruc alias Khann a changé de planète. La mode l’intéresse ? Il acquiert trois boutiques sur Kikar Hamédina, la place Vendôme locale, et devient l’importateur exclusif de marques de luxe comme Brioni, Tom Ford ou Zilli, avec des sacs en croco comme le sien à 100 000 euros pièce.
L’envie de monter à cheval lui revient ? Il rappelle le centre équestre de son enfance, en Normandie, achète un, deux, puis une trentaine de pur-sang et fonde sa propre écurie privée à quelques kilomètres de Tel-Aviv, où certains des hommes les plus riches d’Israël lui confient leurs montures. Parfois, sa légende le dépasse.
Après la bar mitzvah de son fils, la presse israélienne affirme qu’il a fait venir les Black Eyed Peas pour animer la soirée. « C’est faux », dit-il en montrant un film de la soirée sur son iPhone. Soucieux du détail, il reconnaît avoir eu « une touche pour les faire venir contre 1 million de dollars ». Mais après les Grammy Awards, « les mecs se sont envolés : ils demandaient 2 millions ». Cette surenchère lui a déplu ; il a préféré recruter un orchestre de vingt musiciens, en veste blanche et chemise noire. Une scène immense a été construite dans le jardin pour l’occasion : « Deux semaines de travaux, précise-t-il, images du chantier à l’appui. Il a fallu raser le tennis pour gagner de la place.
– Durant votre exil israélien, comment tournaient vos affaires ?
– C’est vraiment important ? On s’en fiche un peu, non ? » répond-il avec moins de verve.
Il assure ne s’être intéressé au système des « droits à polluer » que pour le mécanisme financier. Son idée était de créer un marché concurrent à BlueNext pour la protection des forêts. Au lieu de s’échanger des quotas de CO2, les entreprises y auraient acheté des « certificats de non-déforestation ». Il suffisait de convaincre des présidents africains de signer des engagements contre le déboisement massif, ce qui ne leur coûtait pas grand-chose ; puis de trouver des industriels européens pour financer ces opérations. En retour, l’argent aurait abondé un fonds de développement des infrastructures, moyennant un pourcentage pour lui – « On n’est pas des philanthropes. » Si tout s’était passé comme prévu, sa société serait entrée en Bourse dans l’année et il aurait touché « entre 500 et 600 millions d’euros au moment de l’introduction ». De grandes banques de la City étaient prêtes à le suivre. En somme, conclut-il tout sourire, « c’était une arnaque légale ».
Le plus fou est que son plan a failli fonctionner. En 2008, Alex Khann a même accordé une interview à un supplément promotionnel de Forbes afin d’exposer son idée et sa « vision pour l’Afrique ». « J’ai toujours donné de l’argent à des organisations caritatives pour aider le tiers-monde », y déclare-t-il, gonflé. Quelque temps après, le président de Centrafrique, François Bozizé, est attendu à Tel-Aviv pour signer le premier contrat de non-déforestation. Afin d’éviter un ballet diplomatique trop voyant, Khann a fait passer ce déplacement pour une « visite privée » et affrété un jet pour aller chercher le chef d’État à Bangui. Rien n’a marché comme prévu.
« L’avion n’a jamais pu décoller, se désole-t-il. Des journaux centrafricains avaient écrit que leur président venait pour une affaire de diamants, ça a créé des tas de problèmes. Au bout du compte, j’ai perdu 300 000 euros de faux frais dans cette histoire. » S’est-il refait grâce à la taxe carbone ? Sept ans après, la question taraude encore les juges. Le fameux rapport d’enquête de 2012, qui qualifie Astruc de « légende vivante », indique aussi qu’il aurait « le dos large » :« Si cette personne est réellement responsable de nombreuses infractions, elle est aussi agitée comme un épouvantail par tous les escrocs à la TVA interpellés en France », est-il écrit. Avec lui, la vérité est aussi volatile que des droits à polluer.
À l’inverse de tant de ses congénères, Astruc ne tient pas à être considéré comme le cerveau d’un casse monumental. Il est flatté, certes, qu’on voie en lui un génie mais il préfère renoncer aux hommages que les recevoir en prison. Il se défend pied à pied, épaulé par une armée d’avocats, presque tous des ténors du barreau – il en a eu jusqu’à onze à son service. « Pas seulement pour nous mettre en concurrence mais pour être sûr de recevoir une visite par jour quand il était en détention », nous a précisé l’un d’entre eux, amusé. Avant d’ajouter : « De toute façon, il a les moyens de nous payer tous. »
En France, les dossiers qui l’accusent paraissent bien minces au regard de sa réputation.
Astruc est notamment soupçonné d’avoir profité du réseau de corruption mis en place autour du commissaire Michel Neyret, l’ex-numéro deux de la PJ de Lyon. Une écoute téléphonique l’a surpris alors qu’un jeune malfrat lui proposait de récupérer sa fiche Interpol, obtenue grâce à Neyret. « J’ai été poli, rien de plus, plaide Astruc. Cette fiche ne m’apprenait rien ; je savais bien que j’étais recherché ! » En Belgique, les enquêteurs disposent de deux autres enregistrements ; on l’entend passer des ordres à un courtier sur le marché du CO2. Il se présente sous un nom d’emprunt mais sa voix est reconnaissable. S’il ne le nie pas, il assure avoir agi sous la menace de deux voyous qui le faisaient chanter avec des photos compromettantes.
L’épisode n’est pas glorieux mais c’est toujours mieux que rien. En Israël enfin, Alex Khann est resté deux mois et demi en cellule, puis assigné à résidence durant neuf mois, mais aucun soupçon de fraude n’a jamais été retenu contre lui. À l’origine de ses ennuis : un banal accrochage avec sa Ferrari bleue, en novembre 2012, qui n’a fait aucun blessé mais a dégénéré sans raison.
Lui en voit une : « La police m’a mis la pression pour que je lâche Mulner, les services intérieurs m’ont demandé de déposer contre lui pour monter un dossier. Je ne vois pas ce que j’aurais pu leur dire ; je n’ai jamais fait d’affaire avec lui. Mais ils ont sorti le grand jeu pour me faire craquer : une audition tous les deux jours, des témoins bidon qui me chargeaient, un juge muté pour en nommer un plus dur... Je ne bois pas, je ne me drogue pas et on m’a traité comme l’ennemi public numéro un pour un accident de bagnole ! » Peu après avoir été libéré, il s’est débarrassé de la Ferrari, sans remords.
Devant l’entrée de l’hôtel, les gorilles sont là, fidèles au poste. À notre troisième rendez-vous, leur regard est moins soupçonneux. Astruc les paie pour être sur le qui-vive.
Ce matin-là, il est nerveux, consulte son téléphone avec frénésie. Derrière ses verres fumés, le regard est plus sombre que d’habitude. « Je l’ai échappé belle », souffle-t-il. L’avant-veille, il a interrompu ses achats dans les boutiques dorées de l’avenue Montaigne pour s’attabler à la terrasse d’un café. « J’ai reconnu deux voyous qui s’installaient en face. J’ai dit à mes gars : “S’ils passent un coup de fil, on lève le camp.” Ça n’a pas loupé. Une minute après, ils étaient au téléphone. »
Il raconte la scène en montrant les photos prises avec son iPhone ; ses mains tremblent encore légèrement. Il en est sûr, les deux hommes donnaient un signal, d’autres allaient arriver. Depuis cinq ans, le sang a coulé chez les anciens de la CO2 connection.
Trop de millions ont circulé, trop de rivalités sont nées. Le milieu a voulu sa part de cet incroyable gâteau et avec les truands, il n’y a guère de place pour la fantaisie. Il est loin le temps où Cyril et Marco faisaient les 400 coups au K-Palace. En 2014, le cousin de Marco a échappé de peu à un guet-apens : son garde du corps a été tué à sa place.
Un vieux routier de la « tève », Samy Souied, a été liquidé devant le Palais des congrès en 2010. Le tueur n’a pas été arrêté. D’autres ont reçu des menaces. Pendant qu’il était en prison, Astruc payait déjà des hommes de main pour qu’ils protègent sa femme. Quand elle lui rendait visite, un motard la conduisait. « Tu mets tes mains autour de lui pendant le trajet ? » lui demandait-il pour la faire enrager. Aujourd’hui, sa fille ne sort pas acheter une paire de Stan Smith sans escorte.
Son dernier séjour à Fresnes a été le plus éprouvant. « En prison, dit-il, tu as le temps de tout faire et tu ne fais rien. Tu peux penser mais c’est douloureux. Tu pries pour t’endormir vers 22 heures, sinon tu te réveilles au milieu de la nuit. Tu vis dans l’attente : pour un parloir, un repas, la promenade, le téléphone... Encore que je ne faisais pas la queue à la cabine : j’étais le seul à l’utiliser. Tous les détenus ont un portable. »
L’antisémitisme des plus jeunes l’a frappé, surtout après les attentats de janvier 2015. « Ces mecs-là passent leur vie sur les réseaux sociaux. Quand je les entendais insulter les Juifs, je gueulais à travers les barreaux : “Alors arrêtez Facebook, bande de cons : c’est à Marc Zuckerberg !”» Durant son incarcération, Astruc a passé trois mois en quartier d’isolement : « vingt-trois heures d’enfermement sur vingt-quatre, cinq ou six fouilles par jour, trois gardiens armés pour ouvrir la porte ».
Il avait pour voisins le frère de Mohamed Merah et un transsexuel accusé d’avoir tué sa petite amie. Motif de ce qu’il appelle un « traitement de faveur » : on a découvert dans sa cellule un pot de crème hydratante La Prairie aux éclats de caviar – la direction de l’établissement ne partageait pas son sens de l’esthétique ni son goût de la dérision.
Il a demandé à l’avocate Delphine Boesel, aujourd’hui présidente de l’Observatoire internationale des prisons, de porter plainte en son nom contre l’administration pénitentiaire. « Je n’avais jamais vu une telle sanction pour un produit de beauté, s’insurge-t-elle. Cela dit, je n’avais jamais vu un détenu faire entrer un pot de crème dans sa cellule. En principe, c’est plutôt des portables ou du cannabis. »



 

Cyril Astruc, qui vient de passer quinze mois en prison, assure avoir changé durant sa détention : « J’ai pris un virage et je m’y tiens. »

Dans ses moments d’introspection, l’ancien assureur confesse qu’il a appris à mesurer « le préjudice que toutes ces fraudes ont pu causer ». « L’argent des taxes sert à la collectivité ; j’ai compris », admet-il. Pour autant, il n’arrive pas à se sentir moralement coupable. « Pourquoi les États ont-ils créé ce marché du CO2 ? Qui a eu l’idée de taxer des produits qui reposaient sur du vent ? Les banques ont profité du système [plusieurs sont mises en examen], les courtiers aussi. Tout le monde s’est sucré et il faut croire que pendant des années, personne n’a rien vu. »
Pour un peu, il crierait à la provocation. Depuis sa remise en liberté, Cyril Astruc vit au jour le jour en attendant les procès. Il encourt des peines allant jusqu’à 10 ans de prison. Son contrôle judiciaire lui impose d’être à son domicile entre 20 heures et 8 heures chaque nuit.
Malgré le désœuvrement, il ne regrette pas de s’être rendu. « J’ai pris un virage, je m’y tiens », promet-il. Entre les emplettes dans les boutiques de luxe et les interrogatoires au pôle financier, il travaille aussi comme « directeur de la communication » pour une association d’aide aux jeunes autistes – « Je leur donne un coup de main pour monter un gala à la rentrée, je dois récolter des fonds. » Il précise en riant : « Aller chercher de l’argent, c’est moins leur spécialité que la mienne. »
Quand il en aura fini avec la justice, il s’imagine un avenir en conseiller d’une grande banque, pourquoi pas d’un service de lutte contre les fraudes, à l’image du faussaire qu’incarnait Leonardo DiCaprio dans Arrête-moi si tu peux de Steven Spielberg.
Le film est tiré d’une histoire vraie. Astruc l’a vu deux fois, il a apprécié le personnage. « Il démarre à 16 ans, il est ultradoué, il a du potentiel.» Ses arnaques, en revanche, l’ont laissé sur sa faim. « Le mec prend une planche et il fait des faux chèques. Techniquement, c’est le degré zéro, non ? » Si Cyril Astruc écrit un jour un scénario pour retracer ses propres aventures, il n’aura pas de mal à trouver mieux.
 
Cet article est paru dans le numéro d'août 2015 de Vanity Fair.

Source Vanity Fair