mardi 27 janvier 2015

70ème anniversaire de la libération d’Auschwitz : ce que les historiens ont appris ces dernières années sur la Shoah

 70ème anniversaire de la libération d’Auschwitz : ce que les historiens ont appris ces dernières années sur la Shoah
 
La Shoah, le génocide par l'Allemagne nazie de près de deux-tiers des Juifs d'Europe, est désormais un épisode étudié par les historiens. Mais il n'en a pas toujours été ainsi : la mémoire et l'étude de l'Holocauste se sont construites petit-à-petit pendant soixante-dix ans, jusqu'à nous. Retour sur les dates les plus marquantes de l'historiographie...Interview...


Atlantico : Quels ont été les étapes significatives de l'avancée des recherches sur la Shoah, et qui nous ont permis de savoir ce que l'on sait aujourd'hui ? 

Georges Bensoussan : La communauté d’historiens a mis très longtemps à comprendre la portée du génocide, son ampleur, et surtout le fait qu’il fallait dissocier le génocide du monde concentrationnaire.  
Pendant 15 ans après la libération des camps, nous avons fait un amalgame entre les deux car les témoignages que l’on a eu de la libération c’était l’image des camps de l’Ouest, c’est-à-dire la région concentrationnaire allemande. Or le génocide a eu lieu à l’Est, dans la zone libérée par les soviétiques. Et ceux-ci n’ont pas réalisé beaucoup d’images. Ils ont filmé Auschwitz, mais uniquement dans une mise en scène de la libération.
Il a fallu également attendre 1951 pour voir l’étude Poliakov,  la première d'envergure sur le sujet.

Cela a été permis par le renforcement, en 1945, du centre de documentation juive contemporaine, qui est devenu très tôt le centre d’études sur le génocide. D’ailleurs, quand le mémorial du martyr juif inconnu a été inauguré en 1953, c’est parce que les Juifs français mettaient en place de grands moyens de mémoire et d’histoire, qu’Israël s’est dépêché de leur voler la vedette en créant Yad Vashem, cependant la France était pionnière.
L’étude de Léon Poliakov est impressionnante car elle tient encore la route 60 ans après : il a compris l’essentiel, a bien dissocié le phénomène concentrationnaire des camps d’extermination.
Il a aussi mis en relation la mort des malades mentaux en Allemagne et les assassinats des juifs d’Europe. Pourtant, deux liens existaient entre ces phénomènes : à la fois un lien intellectuel, car c’est au nom de raisons biologiques qu’on mettra à mort les malades mentaux, c'est parce qu’ils représentaient des parasites de l’espèce humaine (non pas des sous-hommes comme les slaves mais des non-hommes) qu’on les mettra à mort. Deuxième lien : les équipes qui donnent la mort aux handicapés entre 1940 et 1941 sont en partie les mêmes que ceux qui ont œuvrés dans les camps de la mort que sont Belzec, Sobibor et Treblinka.
Ce sont les mêmes car la logique intellectuelle est également la même : éradiquer de l’espèce humaine les parasites biologiques et raciaux.
Une autre étude –anglaise cette fois- en 1953 confortera cette hypothèse. 

La deuxième étude qui est la pierre angulaire de la compréhension des camps depuis Poliakov, c’est celle de Raul Hilberg, publiée en 1961 La destruction des Juifs d’Europe. L’intérêt de ses travaux, c’est qu’il ne s’intéresse pas aux victimes mais aux assassins.
C’est lui qui décortique et montre le mieux que le génocide est un crime d’Etat, commis par un appareil extrêmement organisé. Que ce n’est pas un pogrom, que ce n’est pas anarchique, mais au contraire que le génocide est un processus rationnalisé. Etrangement, son étude n’a aucun succès.
Elle émane d’une thèse défendue lorsqu’il était étudiant en Sciences politique en 1957, et il a eu un mal fou à trouver un éditeur. A l’époque, le sujet n’était pas du tout prisé.
Il a donc fallu attendre le procès Eichamnn en 1961 pour susciter l’engouement des chercheurs. Car pendant les 13 procès de Nuremberg, le génocide n’a été abordé qu’à la marge. Le procès Eichmann apporta toute l’attention sur la logistique de la solution finale.
Les Etats-Unis, l’Allemagne et Israël se sont alors beaucoup mobilisés dans la recherche, la France un peu moins. C’est aussi lié au fait que la génération des survivants, s’est emparée du sujet en même temps que la littérature : deux prix Goncourt ont eu lieu à peu près au même moment : Le dernier des justes d’André Schwarz-Bart en 1956, et Les bagages de sable d’Anna Langfus en 1962.

Les grandes études de Saul Friedländer sur le nazisme et la question controversée du silence du Pape (Pi XII et le IIIème Reich).
Puis il faut attendre les années 1970 pour que le sujet commence véritablement à se multiplier notamment grâce à l’école allemande. Les israéliens brillent par leur absence car ils travaillent davantage sur la mémoire des victimes que sur l’appareil exterminateur en lui-même. 1973, et 1981 l’étude de Paxton sur la France de Vichy qui aurait devancé les ordres allemands, voulu inscrire la France dans « l’ordre nouveau ».

Dans les années 1980, les études de Ian Kershaw. 
Ce qui freine beaucoup les études des années 1960-1970, c’est que l’accès aux archives n’est pas possible partout. Par exemple, celles de l’Europe de l’Est sont interdites d’accès.
Or l’URSS disposait d’énormément d’archives de la guerre, et même de fonds d’archives volés : l’Allemagne a pillé des archives pendant la guerre, lesquelles sont tombées sous contrôle russe en 1945 à Berlin, et les russes les a rapatrié sur son territoire.
Les archives de l’alliance israélite universelle à Paris ont été volées par l’Allemagne. Une partie de celles-ci se retrouveront en russie. Il faudra attendre les années 1990-1991 pour les retrouver.
Cette ouverture des archives russes va énormément stimuler la recherche historique.
Les années 1990-2000, ont donc suscité une floraison d’études nouvelles, notamment grâce à l’école polonaise très productive.
Timothy Snyder a écrit :
Timothy Snyder est parti d’une hypothèse simple : toute l’Europe orientale entre la mer Baltique et la mer noire, ont été des terres sanglantes depuis la Première guerre mondiale jusqu’à 1945. Il a fait coïncider la première guerre mondiale, la guerre civile russe, les terres de pogroms, la grande famille organisée en Ukraine par Staline, les Einsatzgruppen etc.

Il superpose les crimes. Mais sa thèse n’apporte pas grand-chose, car à part sa dimension géographique, il ne va pas très loin dans l’analyse. Là où il est plus convaincant, c’est quand il montre que les grandes terres de pogroms à l’époque de la guerre civile russe seront aussi les terres de la Shoah par balle (première phase de la Shoah qui visait les opposants réels ou imaginaires au régime, et en particulier les juifs - plus d’un million de morts ndlr).
Il montre qu’il y avait depuis les années 1910-1920 une tradition antisémite en Ukraine, et qui a fait que la population locale a assisté les tueries des années 1940.

Pendant longtemps, il y a eu une confusion sur la nature même du camp d'Auschwitz, et notamment sur la différence entre camps de concentration et camps d'extermination. Comment l'expliquer ?
Sur quoi les dernières recherches ont-elles porté ? Qu’ont-elles permis de mettre en lumière ?


Les études allemandes récentes ont mis à jour de nouvelles informations sur les Einsatzgruppen. Jeffrey Herf de l’école américaine a publié deux études à partir de ces archives : celle intitulée L’ennemi intime rend compte des 6 ans d’affiches gouvernementales destinés aux transports publics allemands. Il montre avec précision les processus de propagande à basse intensité, mais cependant sournoise, et qui distillait l’antisémitisme dans la conscience collective allemande.

Dans la deuxième, il a eu la curiosité d’ouvrir les archives de propagande à destination des populations arabes, et surtout un rapport de 20 000 pages américain sur cette propagande destinée à toucher du Maroc à l’Irak, et même les turques, qui abordaient beaucoup de sujets, dont les juifs.
Ce qu’il nous apprend est crucial : comment le régime nazi a misé sur un sentiment anti-juif qui pouvait exister dans le monde arabe pour les détourner du camp des alliés.
Un livre de Martin Cuppers - Croissant et Croix-Gammée - montre à partir des archives diplomatiques allemandes le jeu nazi pour séduire le monde arabe et surtout s’il a trouvé un écho, et il l’a été. Pratiquement tous les mouvements nationalistes arabes, à part en Tunisie et en Algérie, ont été favorables aux allemands et ont souhaité un ralliement à l’axe.
On peut également trouver des études ponctuelles comme sur camp d’extermination de Belzec où on estime qu’il y a eu 600 000 morts, et seulement deux survivants. L’un d’eux a pu témoigner, mais il n’est long que de 10 pages. Une autre étude qui explique bien les procédés utilisés à Chelmno et notamment les camions à gaz. 

Beaucoup également de travaux ont été faits sur les ghettos. Lodz n’a pas été détruite en 1945, elle est tombée intacte. Les archives ont donc pu être retrouvées sur le fonctionnement des ghettos, et notamment celui de Lodz. Cela a été fait aussi avec le ghetto de Varsovie.
Beaucoup de traduction ont également été faites à partir de documents de rescapés en Yiddish. Sur les trois dépôts d’archives du ghetto de Varsovie, deux d’entre-eux ont été retrouvés –le troisième a été définitivement perdu-. Et on a pu retrouver, entre autre, des journaux intimes en Yiddish. Ils sont aujourd’hui parfois traduits, comme celui Une coupe de larmes de Lewin Abraham.
D’autres ont également permis de mettre en évidence le fait que certaines fusillades n’avaient pas très loin des villages, et parfois dans le village même. Les allemands craignaient les agents soviétiques, et ne s’en éloignaient donc pas.

C’est un mythe de penser que les populations locales ne voyaient rien, elles étaient témoins des tueries. Elle a parfois été forcée de prêter main forte aux SS, en creusant des fosses par exemple.
Source Atlantico