vendredi 23 mai 2014

Mauvais voisins…Cette année, l’accord de paix entre Amman et Jérusalem fête ses 20 ans !


Un bilan mitigé teinté de nuances douces-amères : tel est le sentiment d’Avi Etsioni, homme d’affaires du milieu high-tech de Jérusalem, quant aux 20 ans du traité de paix israélo-jordanien. Il revient sur tout ce qui a été accompli depuis octobre 1994, mais aussi sur tant de promesses non tenues ! C’est peu après la signature du traité qu’Etsioni fait son premier voyage au-delà du Jourdain. Il croit alors en la promesse qu’il renferme, et pense que les hommes d’affaires peuvent contribuer à apporter la paix entre les peuples...



« J’ai compris dès le début qu’il me faudrait mettre en veilleuse le fait que je viens d’Israël », explique-t-il. « Je pensais qu’avec le temps l’hostilité vis-à-vis de l’Etat juif finirait par se dissiper, au moins au point que je n’ai plus à cacher mon identité. Mais après 20 ans, cela reste un sujet délicat. On ne peut pas aborder quelqu’un et lui taper sur l’épaule en déclarant “Salut, je suis israélien. Vous voulez faire des affaires ?” Et je suis sûr que si mes contacts devaient être rendus publics, cela pourrait leur valoir certaines déconvenues et leur causer du tort d’avoir traité avec Israël. »
Selon lui, « tous » les hommes d’affaires jordaniens sont prêts à travailler avec Israël car ils sont conscients des avantages que cela représente. Le traité de paix a fait ses preuves pour les entreprises israéliennes et jordaniennes qui ont choisi de saisir cette opportunité.
« Par exemple, environ 50 % de l’activité high-tech sous-traitée par Israël se fait avec la Jordanie », raconte Etsioni. « Pour de nombreuses raisons, la Jordanie est une excellente destination pour les travaux de technologie. Il y a énormément de techniciens intelligents et qualifiés à Amman, et les salaires sont beaucoup moins élevés qu’ici en Israël. Autre avantage : la Jordanie est suffisamment proche pour que, si un pépin se présente, un cadre technique ou un chef de projet puisse prendre une décision éclair, sauter dans sa voiture, se rendre à Amman pour régler le problème et rentrer chez lui le lendemain. »
« Mais il ne fait aucun doute que traiter avec Israël est encore marqué du sceau d’infamie au sein de la  société jordanienne. C’est un peu un secret de Polichinelle. Tous les hommes d’affaires arabes veulent avoir des contacts avec Israël parce qu’ils veulent gagner de l’argent. Mais ils ont peur des retombées sociales, voire même physiques, que de telles relations entraîneraient si elles venaient à être connues », soutient Etsioni.
 
Argent contre paix
Les commentaires d’Etsioni reflètent l’état d’esprit ambiant, alors qu’Israël et la Jordanie s’apprêtent à marquer le 20e anniversaire du traité de paix de 1994. Etat d’esprit plus ou moins identique des deux côtés de la frontière. Alors qu’à l’origine, les attentes des deux parties divergeaient radicalement.
Si Israël a ratifié l’accord, c’est qu’il espérait voir s’établir des liens culturels entre les deux peuples, des relations bilatérales en matière de tourisme et développer les échanges économiques. Par contre, du point de vue jordanien, l’accord puisait sa source dans un déficit budgétaire paralysant.
Trois ans avant le traité, le Premier ministre israélien Itzhak Shamir intercédait auprès de l’administration américaine de George Bush, pour minimiser les sanctions à l’encontre du roi Hussein de Jordanie qui avait soutenu le dictateur irakien, Saddam Hussein, au cours de la guerre du Golfe en 1990-1991. Peu de temps après, en 1992, Bill Clinton prenait ses fonctions à la tête de la Maison-Blanche. Et faisait une offre que le souverain hachémite ne pouvait refuser : l’aide économique américaine en échange de la paix avec Israël.
Pour rendre la proposition plus alléchante, Israël accepte d’aider la Jordanie à combler son éternelle pénurie d’eau, à hauteur de 50 millions de mètres cubes d’eau douce par an. Et s’engage par ailleurs à « respecter le rôle spécial actuel du royaume hachémite de Jordanie sur les lieux saints musulmans à Jérusalem ».
 
Un pays au bord du gouffre
Sur le terrain, en Jordanie, aux alentours de midi, le trajet le long de la route 65 (la route nord-sud qui longe la vallée du Jourdain) traverse bouchons et nuages de pollution. La circulation est particulièrement lente, non pas en raison du nombre de véhicules, mais plutôt en l’absence totale de signalisation ou de règles de circulation proprement dites. De temps en temps, apparaît un policier au milieu de ce tohu-bohu pour régler le trafic, seul semblant d’ordre le long du chemin.
De loin en loin, garages automobiles, petites épiceries et magasins de jouets bon marché parsèment les bords de la route, apparemment les principales entreprises de l’endroit. Le long de la vallée, l’horizon de chaque ville est obscurci par d’horribles bâtiments à moitié achevés, des devantures de magasins abandonnés, les ruines d’édifices autrefois utilisés, mais tombés en désuétude après de nombreuses années de déshérence.
Les villes anonymes sont bondées, mais aucun pôle d’attraction ne semble concentrer leur activité. Le long du chemin, des agriculteurs proposent aux passants des produits frais sur des étals improvisés, à des prix nettement inférieurs à ceux d’Amman, la capitale jordanienne à une heure de là, mais l’offre paraît de loin dépasser la demande. A chaque coin de rue et à chaque arrêt de bus, des groupes de quatre ou cinq jeunes passent l’après-midi à ne rien faire, par cette journée de printemps brumeux, un avant-goût de l’été long et chaud à venir.
Et bientôt apparaissent les réfugiés syriens, dans des camps de fortune le long du bas-côté, dans des tentes petites et grandes, arborant le logo bleu de la Haute Commission aux réfugiés des Nations unies.
 
Quelques millions de dollars
Ici, dans la vallée, les campements varient de trois à une trentaine de tentes environ. Plus près d’Amman, ils sont plus importants, mais font encore pâle figure par rapport aux énormes camps du nord du pays.
Celui d’Al-Zaatari, situé à seulement deux kilomètres de la frontière syrienne, dans le gouvernorat de Mafraq, abrite aujourd’hui plus de 100 000 réfugiés syriens. Sa taille en fait le deuxième camp de réfugiés de la planète et la quatrième « ville » de Jordanie.
Le royaume hachémite a été plutôt épargné par les bouleversements du printemps arabe qui ont secoué une grande partie du Moyen-Orient depuis décembre 2010. Mais la pauvreté et le problème des réfugiés ont conduit le pays au bord du gouffre.
A plusieurs reprises durant l’année écoulée, des manifestants anti-gouvernement ont été tués dans les villes jordaniennes ainsi que dans les camps de réfugiés syriens. Si ces manifestations ne sont pas vraiment les premières contre le régime hachémite, l’opposition actuelle, connue sous le nom d’al-Hirak, est surtout composée d’éléments tribaux supposés être fidèles au régime. Au nord, les émeutes dans le camp d’Al-Zaatari ont fait plusieurs morts et des dizaines de blessés.
Pour le Dr Ephraïm Inbar, professeur de sciences politiques à l’université Bar-Ilan et directeur du Centre d’études stratégiques Begin-Sadate, les difficultés économiques de la Jordanie ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan des problèmes qui affligent le pays.
« Les troubles que traverse la Jordanie sont purement économiques », affirme Inbar. « Mais il suffirait juste de quelques milliards de dollars par an pour redresser la situation, rien de plus. Ce n’est pas la mer à boire ! Les Saoudiens peuvent les leur donner en une minute s’ils en ont vraiment besoin. Abdallah a traversé bien des tempêtes par le passé. Un soulèvement populaire contre lui n’est pas à craindre. »
 
La poudrière des réfugiés syriens
Pourtant, le régime hachémite et l’establishment de la Défense israélienne ont tous deux raison de se montrer inquiets devant le million et demi de réfugiés qui ont fui la guerre civile, juste au-delà de la frontière syrienne. Ils forment un mélange potentiellement explosif de jeunes chômeurs, de réfugiés inquiets et affamés, et peut-être aussi de salafistes, de membres d’Al-Qaïda ou d’autres groupes islamiques radicaux qui risquent de traverser la frontière.
Les réfugiés qui jouissent d’une certaine stabilité financière pourraient aussi éventuellement déstabiliser le régime hachémite, en faisant grimper les loyers et les prix des denrées alimentaires. Dans des villes comme Irbid, par exemple, où la classe moyenne syrienne paye des prix élevés pour la location d’appartements. Les Jordaniens ordinaires se retrouveraient alors sur la touche sur le marché du logement, ce qui entraînerait ressentiment et demandes répétées auprès du gouvernement afin de rétablir les subventions pour les services de base et la nourriture.
Si la question des réfugiés n’a pas encore conduit Amman à une véritable crise, plus de 100 000 Syriens sont désormais scolarisés en Jordanie. Ce qui grève encore davantage le budget d’un système d’écoles publiques déjà sous-financé, dans un pays qui affiche un déficit net depuis sa création en 1920.
Plus grave encore, l’arrivée d’1,5 million d’âmes supplémentaires dans un pays déjà limité dans ses ressources hydrauliques a créé une véritable situation d’urgence au niveau de l’eau.
Cette réalité a forcé le palais à demander à Israël 10 millions de mètres cubes supplémentaires d’eau dessalée pour compléter les 50 millions de mètres cubes que l’Etat juif fournit déjà au royaume chaque année, selon les termes du traité de paix.
 
Sécurité oui, normalisation non
Parallèlement, à Amman, il y a peu d’espoir, et semble-t-il, aucun désir de normalisation culturelle avec Israël. Les analystes, des deux côtés, s’accordent à dire que, si la Jordanie était une démocratie, le traité aurait été abrogé depuis longtemps. « Je connais très peu de gens qui soutiennent ouvertement l’alliance avec Israël », déclare Kirk H. Sowell, fondateur et président d’Uticensis Risk Services, un cabinet de conseil stratégique basé à Amman.
Preuve de la profonde animosité du public jordanien envers l’Etat hébreu : la réaction à la nomination d’un nouvel ambassadeur jordanien en Israël en octobre 2012. A l’époque, la puissante tribu Obeidat d’Irbid a appelé l’intéressé, Walid Obeidat, à refuser son affectation à Tel-Aviv.
Devant la fin de non-recevoir offerte par celui-ci, la tribu a marqué son entrée en fonction par des drapeaux noirs et déclaré une journée de deuil dans toute la région.
S’il existe un domaine d’accord réel entre l’Etat hébreu et le régime hachémite, ce sont certainement les besoins sécuritaires. Selon les termes du traité, « la compréhension mutuelle et la coopération sur les questions liées à la sécurité doivent former une partie importante » de la relation entre Israël et la Jordanie. L’accord appelle les deux parties à « fonder leurs relations de sécurité sur la coopération mutuelle ».
Selon Inbar, il était clair avant même que le traité soit signé que la sécurité constituerait l’essentiel de l’accord. Il était également clair que la survie ultime du régime hachémite en viendrait finalement à dépendre d’Israël.
En conséquence, affirme-t-il, les deux parties ont respecté à la lettre toutes les clauses de sécurité mentionnées dans le traité. De même, responsables de la sécurité israéliens et jordaniens ne craignent pas d’afficher au grand jour leurs liens personnels.
« Rappelez-vous, la Jordanie est entourée d’ennemis potentiels, en Arabie Saoudite, en Irak et en Syrie. Pendant des décennies, Israël a été la police d’assurance du roi Hussein. Dès les années 1960, nous avons aidé la Jordanie à se débarrasser des troupes irakiennes, nous avons contribué à empêcher les attaques de la Syrie en 1970. Le traité n’a fait que formaliser les intérêts stratégiques partagés depuis de nombreuses années auparavant », souligne Inbar.
 
Une police d’assurance
Contrairement à l’analyse de Kirk Sowell, plusieurs analystes israéliens rappellent que dans la phase initiale, la période de la signature du traité a reçu un accueil favorable au sein de la population jordanienne. Mais, et cela est très significatif, aucun des Jordaniens interviewés pour cet article ne se souvient d’une période de soutien à la paix avec Israël.
Quelle que soit la manière dont le public jordanien a appuyé l’accord dans les années 1990, il est  important de rappeler que celui-ci a été signé en octobre 1994, juste un an après la ratification de la Déclaration de principes par le Premier ministre Itzhak Rabin et le chef de l’OLP Yasser Arafat, et seulement quatre mois après l’arrivée de ce dernier à Gaza pour créer l’Autorité palestinienne.
Dans ce contexte, il est opportun de noter que les Hachémites voyaient dans leur traité de paix avec Israël la fin, une fois pour toutes, de l’idée que la Jordanie pourrait devenir, d’une façon ou d’une autre, un Etat palestinien. Tous les analystes interrogés pour cet article, officiellement et officieusement, le reconnaissent : les Jordaniens considèrent le nationalisme palestinien comme une menace existentielle qui pourrait déborder au-delà du Jourdain.
Selon eux, le soutien hachémite au processus d’Oslo est une police d’assurance contre l’option « La Palestine, c’est la Jordanie ».
 
Le bâton pour battre Israël
Et puis, il reste Jérusalem. De nombreux analystes israéliens et des personnalités publiques estiment que la prétendue fidélité de la Jordanie à la cause palestinienne et à Jérusalem est à peine plus que le bâton pour battre Israël. Témoins, les conditions sordides qui règnent dans les camps de réfugiés palestiniens à travers la Jordanie. De même la répression violente du soulèvement Septembre noir en 1970. La preuve que les Jordaniens sont plus intéressés par marquer des points sur le plan politique au détriment d’Israël que de chercher à protéger les droits des musulmans dans la Ville sainte.
La passion jordanienne pour Jérusalem, disent ses détracteurs, s’est développée en réaction à la souveraineté d’Israël sur le mont du Temple.
« Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité », affirme Kirk Sowell. « Un peu d’histoire est ici nécessaire pour comprendre le problème de Jérusalem », poursuit-il. « En effet, quand l’émir Abdallah, l’arrière-grand-père de l’actuel roi, a perdu le Hedjaz, cela a été un coup terrible pour les Hachémites. Ils ont alors perdu une partie essentielle de leur identité et de leur patrimoine. Aussi, lorsqu’ils font référence à la tutelle hachémite des lieux saints islamiques à Jérusalem, c’est un point très sensible pour eux. Ils prennent très, très au sérieux leur protectorat des lieux saints islamiques à Jérusalem. Ajoutez à cela le fait que toute action d’Israël à Jérusalem est susceptible de provoquer un scandale ici, de façon générale, et vous obtenez un puissant baril de poudre au bord de l’explosion », soutient Sowell.
C’est une question dont le Premier ministre Binyamin Netanyahou est tout à fait conscient.
C’est également l’arrière-plan de ses déclarations de ces derniers mois qui réaffirment l’engagement d’Israël pour le statu quo sur le mont du Temple. C’est-à-dire que les autorités musulmanes jordaniennes continuent d’être responsables de la gestion globale du site, tandis qu’Israël maintient un contrôle de sécurité sur et autour des lieux saints.
« La politique du gouvernement israélien a toujours été et continue d’être le maintien du statu quo au mont du Temple, y compris la liberté d’accès pour toutes les religions aux lieux saints », déclare Mark Regev, le porte-parole du Premier ministre, en février dernier. « Le gouvernement n’a pas l’intention de changer cette politique. »


Abdallah sur la corde raide
Après un voyage à travers le pays, il est difficile d’ajouter foi à l’analyse d’Ephraïm Inbar, selon laquelle les difficultés économiques de la Jordanie sont minimes et faciles à régler avec un généreux bonus pour les fêtes, en provenance de Riyad, à chaque Ramadan. Même pour le visiteur qui se rend dans le pays pour la première fois, il est clair que les épreuves auxquelles la Jordanie doit faire face sont profondément ancrées, largement répandues et vont en s’aggravant.
Et même si les Saoudiens acceptaient la proposition d’Inbar de soutenir le régime hachémite dans un  proche avenir, nul ne sait exactement si ces richesses nouvellement acquises permettraient de créer des emplois pour près de 12 % des Jordaniens actuellement au chômage.
Le fossé béant entre l’est et l’ouest d’Amman, ou entre la capitale et les villes pauvres, ailleurs dans le pays, n’augure rien de bon pour le long terme.
En fin de compte, il semble cependant que le sort du traité de paix va dépendre de la capacité de la Jordanie de continuer à éviter les soulèvements du printemps arabe.
Jusqu’à présent, Abdallah marche sur des œufs entre la liberté d’expression d’une part (en permettant aux manifestations à grande échelle de critiquer le gouvernement et, de temps à autre, même la famille royale), et l’affirmation de son statut incontesté et incontestable de dirigeant (en refusant d’annuler le traité et de se plier aux exigences réclamant l’expulsion de l’ambassadeur israélien Daniel Nevo, après la mort du juge jordano-palestinien Raed Zuaiter, abattu par un soldat de Tsahal le 10 mars dernier).
La question majeure reste donc de savoir si oui ou non Abdallah peut repousser les demandes de la majorité d’accéder au pouvoir politique du royaume, et pour combien de temps ? 


Source JerusalemPost